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mardi, octobre 17, 2017

575_ Mardi 17 octobre 1961 à Paris- in Le Choc des ombres



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Mais lorsque ce parti lança il y a quelques jours l’appel à manifester le mardi 17 octobre pour dénoncer le couvre-feu discriminatoire instauré par Papon aux seuls « FMA », Français musulmans d’Algérie, et pour revendiquer l’autodétermination, il n’hésita pas longtemps. L’appel « habillez-vous comme au jour de l’aïd » fit le tour du bidonville et remplit les cœurs d’espoir. À la sortie du travail il finit son service à 13 h Kada se rendit directement aux Bains-douches, au 20 rue des Pâquerettes à deux cents mètres du camp. Il cadenassa son vélo à l’entrée. Il se lava dans la cabine N° 8 qu’il choisit chaque fois qu’il se rend dans ces douches. Si elle est occupée, il attend. Hier elle était libre. Il se rasa et rentra chez lui pour se changer. Exceptionnellement il s’habilla de son pantalon et veste de tergal noir et d’une chemise blanche, son unique costume qu’il réserve aux belles occasions. Puis il lissa ses cheveux avec de la brillantine, aspergea son visage et la chemise d’eau de Cologne. Lorsqu’il finit, il demanda à sa femme silencieuse dont il voyait bien les larmes couler sur ses joues de n’ouvrir à personne avant son retour. Puis il l’embrassa sur le front et lui dit « arrête, ça sert à rien ». Kada ne veut pas que Khadra manifeste. Une autre fois peut-être. Pourtant beaucoup d’hommes accompagnés de leurs enfants et épouse quittèrent le bidonville par petits groupes après avoir été fouillés par des responsables du Front. Aucun manifestant ne devait porter d’arme ou d’objet contondant. Ils sont tous convaincus que la cause qu’ils défendent est juste, qu’elle seule les extirpera de leur misérable condition. Lorsqu’il arriva à hauteur de l’entrée principale du bidonville, Kada se prépara à la fouille. Il leva les bras pour faciliter les palpations du frère de El-djebha. Seuls les hommes étaient palpés. Kada avait rendez-vous avec Lahouari au café-hôtel de la rue de la Garenne, mais il ne l’y trouva pas. C’est son adresse, celle du café de Ali, que beaucoup parmi les habitants de La Folie donnent pour toutes leurs correspondances, parfois même pour les rendez-vous. C’est chez Ali également que l’on dépose très discrètement les cotisations pour le FLN. Lors d’une ronda entre deux distributions de cartes ou d’une pioche pendant une partie de dominos, on adresse un signe à la personne chargée de la collecte et le tour est joué. À la fin de la partie, le militant attend le donateur derrière le comptoir, l’échange est voulu banal avec salamalecs et embrassades. Le client remet discrètement au militant une enveloppe (les billets sont toujours glissés dans une enveloppe qu’on cachette sans y porter d’inscription), on rajoute quelques mots et on se quitte jusqu’à la prochaine rencontre. Parfois c’est dans l’escalier interne qui mène à l’hôtel, ou dans une chambre que l’enveloppe passe d’une main à l’autre. Si la personne ne peut se présenter, c’est Ali qui a la charge de donner l’argent au collecteur en spécifiant le nom du bienfaiteur. C’est précisément à Ali que Kada remet plus ou moins régulièrement les 9500 anciens francs que ses parents récupèrent à Saint-Leu. Kada continue d’aider sa famille, même si c’est encore plus difficile qu’aux premières années. Lorsque Ali ou quelqu’un d’autre pose des questions, parfois délicates, concernant l’engagement politique de Kada, Lahouari remet aussitôt les choses dans l’ordre qu’il décida. Il protège en toutes circonstances son cousin. Ce mardi, Ali ferma plus tôt son café pour signifier aux habitués leur responsabilité. Mais lui-même ne se rendit pas à la manifestation, il resta pour avoir l’œil sur les va-et-vient dans son hôtel. « Wallah je ne l’ai pas vu » dit l’hôtelier à Kada qui alla alors se fondre parmi les milliers de manifestants partis à l’assaut des beaux quartiers de Paris. Kada trouve que même sous un temps maussade comme hier, sombre et pluvieux, ces quartiers sont magiques, comme sortis d’un rêve de vacances. Lorsqu’il s’y rend, à l’occasion de circonstances extraordinaires, il les traverse les yeux rivés au sol, car il ne veut déranger personne ni quoi que ce soit, « mais aujourd’hui c’est une autre histoire » pensa-t-il alors qu’il atteignait Neuilly.


Il transita par le Rond-point de La Défense, un des lieux de rassemblement. Il continua sur l’interminable avenue de Neuilly avant de gagner la Seine et le pont qui porte le même nom. Ni la nuit qui s’installait, ni le froid qui se faisait plus vif, ni la pluie qui se remit à tomber, fine et perçante, ne découragèrent les manifestants qui arrivaient de toutes parts par flots ininterrompus : Puteaux, Courbevoie, Asnières, La Garenne... La masse des gens était devenue si dense que rares étaient les véhicules à moteur qui pouvaient circuler normalement. On n’entendait aucun slogan, juste le bruit des pas sur la chaussée mouillée, le clapotis de l’eau et les voitures au loin. C’est là, sur le pont de Neuilly, au-dessus de l’Île du Pont, que Kada reçut les premiers coups de bidules. Au loin on entendit des bruits secs, comme des coups assenés avec violence, suivis d’un mouvement de foule, des cris de femmes. Lorsque des fusillades retentirent, se sont ses enfants qui apparurent spontanément à Kada. Il prit peur et aussitôt se déprécia de se laisser gagner par cet état et les tremblements qui s’emparaient de ses jambes, mais c’était au-delà de ses forces. Il tenta de se ressaisir, fit demi-tour. La peur gagnait d’autres manifestants. Des enfants et des femmes couraient dans tous les sens et, de nouveau, Kada pensa à sa famille, à ses fils. Monique avait promis de passer à la maison, comme souvent les mardis, pour consacrer une heure de son temps qu’il ne lui viendrait jamais à l’esprit de compter au petit Messaoud pour qu’il apprenne à lire correctement et comprenne la leçon. Mais le matin il avait entendu dire que Monique avait la ferme intention de se joindre aux manifestants. Il la revoyait dans ses pensées. Il l’entendait : « Messaoud, retiens bien ceci, le mot qui dit ce que font les personnes, les animaux, ou les choses… » Kada ne savait plus, il ne retint pas la suite, « est un verbe, un verbe. » Il la voyait, penchée sur son enfant « lit Messaoud, lit : la fille rit. Le chat miaule. Le train roule. » Et Messaoud reprenait les phrases écrites sur son premier livre de grammaire française, à la lueur de la bougie, en faisant glisser son doigt le long des jambages et traverses des lettres, et il répétait encore à la demande de Monique : « la fille rit... » Kada sourit à cette pensée. Comment son fils, qui n’a que sept ans, pouvait saisir ce que lui-même ne comprend pas ? Des policiers, groupés, chargèrent de plus belle : « ratons! », « fellouzes! », « crouillats! » La présence des Français musulmans d’Algérie dans les rues est perçue comme un défi, comme la violation du couvre-feu instauré pour eux seuls, dès 20 h 30. Des Forces de police auxiliaire sautèrent des cars Renault noirs qui venaient des rues adjacentes et se mirent à frapper au hasard avec leurs armes. L’un d’eux se rua sur Kada qui avançait le long des immeubles, tête basse. Plongé dans ses pensées il ne comprit pas de suite ce qui lui arrivait. Il projeta ses bras devant lui pour protéger son visage, son corps. L’agent de police redoubla de férocité. Il lui assena de violents coups avec la crosse de son arme qui causèrent de nombreux hématomes et fendirent son arcade sourcilière. Le policier hurlait, ahanait entre deux injures « pourri, fellaga! » Dans sa tentative de se dégager de l’emprise de cette force tombée sur lui qu’il ne voyait pas, Kada ne réalisait pas qu’il avait affaire à un agent de l’ordre public. Il était submergé par une force physique, un rocher, un camion, un monstre. Il revit madame Hervo, son fils Messaoud, sa mère. Puis il bascula. Il tomba à terre, face contre le trottoir ruisselant d’eau boueuse. Il demeura ainsi, immobile, pendant un temps dont il ne sait s’il dura dix minutes ou soixante, avant de se relever, aidé par des manifestants. Les FPA avaient, lui dit-on, embarqué dans leur fourgon plusieurs marcheurs. Kada entendait comme des échos au loin, un brouhaha. Il devinait les slogans : « les racistes au poteau, l’Algérie algérienne! » Celui-ci avait fait plusieurs fois le tour du bidonville. L’homme qui le soutenait par la main lui demanda de relever la tête « Rfâ rassek ya si Mohamed ». Au ton sec de sa voix, Kada supposa que l’homme appartenait au service d’ordre ou d’encadrement. Il le remercia du regard. Ses lèvres tremblaient comme ses paupières. Puis il reprit la marche, incertaine, sur une centaine de mètres. Les tiraillements de son cuir chevelu l’obligèrent à des grimaces qui déformaient son visage. Kada décida d’abandonner. Il s’éloigna des marcheurs malgré la garde des membres du FLN. L’homme qui aida Kada poursuivit son travail, loin de lui. Mais la surveillance devenait moins sévère, du fait de la nuit. Kada entama une marche à travers d’autres rues moins chargées, une marche à contresens des manifestants. Il atteignit La Folie en rasant les murs, trempé, flageolant sur ses jambes, la honte au cœur et la peur au ventre d’être découvert ou d’être tué. La semaine précédente, à Gennevilliers, un jeune Algérien qui sortait d’un cours du soir de rattrapage, fut froidement abattu. Un autre, âgé de 13 ans, fut tué par une rafale tirée par des policiers à Boulogne-Billancourt, rue Heinrich. Depuis le début du mois, il ne se passe pas un jour sans que l’on apprenne l’assassinat ou le meurtre d’un homme, parce qu’il est Algérien ou apparaissant comme tel. Un Portugais et un Sicilien basanés furent ainsi tués durant ce mois d’octobre. Un journal titra : « Événements d’Algérie : deux Européens victimes d’une bévue policière à Paris. »

Dans le tuyau asséché, Kada se remet peu à peu. « Pourquoi cette haine? » se demande-t-il. Il tente de se redresser, mais la canalisation dans laquelle il se terre est trop étroite, même pour lui. Ses bras, ses jambes, sont endoloris. Il ne s’en veut pas d’avoir fait le choix de la manifestation contre les autorités, mais il ne s’attendait pas à une telle fureur. Mourir pour avoir marché avec les frères! Tôt le matin, il abandonne discrètement sa cache. Il est transi de froid. Il a faim et soif. Avant que l’animation plus ou moins habituelle ne gagne de nouveau le bidonville, Kada atteint sa baraque, de l’autre côté. Lorsqu’il ouvre la porte, il comprend à la vue de ses yeux rougis que Khadra ne dormit pas de la nuit et qu’elle pleura toutes les larmes de son corps. Elle ne se risque pas à flageller ses cuisses comme elle est tentée de faire et comme il est de coutume de procéder dans de telles situations, et la situation en l’occurrence se manifeste en cet homme devant elle, hagard, au front marqué par des plaies, le corps recouvert de lambeaux dégouttant d’eau sale, un homme qu’elle reconnaît à peine. Mais c’est la guerre et Kada la prie de se calmer, de reprendre ses esprits « ma ândi walou, ma ândi walou », je n’ai rien répète-t-il. Khadra, nerveuse, va chercher du bois pour lui faire chauffer de l’eau, en gémissant, la main sur la bouche. Les enfants dorment.
Ce mercredi, un autre silence plus grand et plus lourd, semblable à ceux de trois cimetières réunis, plane sur le bidonville. Dans un murmure partagé, des hommes de bonne volonté soulagent les blessés qui se comptent par centaines et qui ne veulent surtout pas se rendre à l’hôpital. Ils prendraient le risque d’être arrêtés et torturés. Il faut à Kada trouver des arguments suffisamment solides pour justifier son absence et son état physique auprès du chef d’équipe. Il soupire à la pensée qu’il aura le soutien de Mario, même si son chef n’est pas dupe.
Alors que Le Populaire de Paris compare la vie des Algériens à celle des prolétaires du siècle passé, l’Express fait un long compte-rendu de son correspondant « chez les melons, les crouillats, les bicots… » et titre en une sur le visage d’un fils de ceux-là : « Jean Cau chez les ratons ». Pour 1,25 NF.


In : Le Choc des ombres. Incipit en W, octobre 2017, 300 pages.

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