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jeudi, octobre 30, 2014

450_ AUBUSCULE _ Poésie


C'est le nom de mon dernier ouvrage. Un mot valise alliant deux moments fort d'une journée.
De la poésie. De la vie.


Voici la préface et quelques extraits.

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Écrire c’est, d’une certaine façon, saisir la possibilité de s’écarter, ou mieux, de se libérer de cette mystification dont nous sommes l’objet, de ces mensonges que nous portons, que porte notre humanité et qu’elle dissimule ou qu’elle tente de dissimuler sous de faux-semblants imposés par nombre de codes sociaux. Il nous est difficile d’être, mais plus aisé de paraître. Nous sommes exhortés à avoir, toujours plus. Le consumérisme (1) au détriment de la vérité, de notre vérité.



Car écrire c’est, d’une certaine façon, se saisir de notre propre vérité, je dirais de nos propres vérités, au-delà de l’orgueil et de la gloire. « J’écris pour me parcourir » affirmait Henri Michaux (2). Écrire ce que, pour une raison ou une autre, l’on ne dit pas toujours, car il est – souvent – difficile de dire, au-delà du sens commun, du conformisme. Écrire c’est provoquer, libérer le silence et la douleur que nous portons, et les joies aussi bien sûr : nos vérités disais-je. Les dévoiler. En écrivant « on n’invente bien que ce qu’on porte en soi » écrit Robert Mallet dans une préface dédiée à V. Larbaud (3).






On peut faire le choix de la prose, celui de la poésie, ou s’exprimer à travers l’une et l’autre. Les fragments que je propose furent écrits entre 2002 et 2014. 

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1_ Lire Les Choses, de Georges Pérec, Julliard, Paris 1965.

2_ Obsevations, in Passages. Œuvres complètes Gallimard/Pleiade, 2001.

3_ Valery Larbaud, Les Poésies de A.O. Barnabooth.

Gallimard/Poésie, Paris 1966.

--------------------------------- Extraits----------------------------------

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Lorsque



Lorsque ton regard brillera au-delà de ta lucarne


Lorsque ton ouïe s’étendra au-delà de ta muraille


Lorsque ta main s’offrira à l’horizon


Lorsque le sel de ton humeur 


S’agrègera à la douceur des gens de l’ailleurs




Alors l’ailleurs et l’ici


Les montagnes et les océans


Les confins et les nombrils du monde


Se confondront dans une chaleureuse étreinte




Alors tu seras libre.

* * *
 
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Et toiles fécondes



Les corbeaux noirs ne volent plus au-dessus des

champs de blé

Les sillons d’Auvers ne sont plus à la fête

Le gris et le noir du marbre glacé ne dénouent

les âmes ni l’esprit

Les feuilles mortes alentours ne sont plus

ramassées par les pèlerins

Ni les tournesols récoltés

Les couleurs orphelines de père Tanguy ne

luisent plus

Ses yeux, d’Orient

Ni de voyage aux Marquises, ne rêvent plus

Dans ce Nouveau Monde, les archipels ne

semblent pas veiller

Ils ne ploient pourtant ni devant l’adversité ni

devant les défis

Nul ne pourra haler ces confettis à bord de

l’indécence

Les hommes n’y regardent ni l’hiver ni le ciel

La végétation ne forme pas de stèles pour les

hommes de toiles et d’étoiles

Jamais n’est forcée la porte de l’indicible

L’agitation sourde jamais ne flatte l’obscurité

Ni les murets de la parcimonie n’escalade.



* * *

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Rengaine

Sous les faisceaux de la lampe de bureau
Sur la feuille opaline
Ruisselle mon flux de conscience.

De l’autre côté du temps
L’océan engloutit l’astre irisé
Tandis que la nuit sombre de nouveau
Dans les méandres du jour.
Le sablier se vide et se plaint
Le coq le couve de son orgueil répété

La feuille s’assombrit en silence


* * *

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La photo jaunie

L’amande de ton regard

Appuyée par la rosée suggérée de tes lèvres

Et le charbon de tes paupières

Retenus dans le vase

Oval de ton visage

Candide, jauni

Enserré par ce cadre,

Embaument l’impatience

De ma mémoire malmenée

Qu’ils assouvissent,

Et apaisent

Aussitôt

Retrouvée

* * *
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Ya Mraya

Les premières notes
Coulent du cœur de la caisse
Lampe merveilleuse
Cordes pincées.
Un parfum suranné
Ensorcelle mon verre de thé à la menthe.
Il tremble, vacille.
Une voix épurée suit,
Chevauchant le tapis harmonique.
Elles remontent ensemble 
Mon biscuit, ma madeleine,
La nuit blanche de mon être.
Douleur et corps se déchiquetaient alors.
Pour quelque dépouille pour l’une,
Un instant de répit pour l’autre.
Adolescence enceinte par l’implacable
Et inhumaine douleur affligée par les sept Cieux.
Corps liquéfié.
Pas de rémission pour l’itim’*.
Pourtant.
Ya Mraya, ô miroir, ya Mraya,
Cette voix complaisante
Qui tangue au-dessus du verre enflammé,
Extirpe du cœur de la lointaine affliction,
L’autre temps,
Répit disais-je
En arrache le temps de l’insouciance.
De la joie et de la révolte mêlées.
Car la vie glanait alors,
Dans les interstices du néant
Envers et contre tout,
Contre toutes les douleurs,
Inacceptables et révoltantes douleurs
Quelques pépites bon gré mal gré,
Les copains d'abord
Carricos et pitchaks
Ou Covalawa*,
Aïn-Franin et Yoyo, la blonde Yoyo
Le temps, à seize ou vingt ans,
De tous les défis, de tous les possibles,
Le temps où celui de la fusion des éléments
Et des cheveux changeants,
Était encore inconcevable,
Posé sur l’horizon du ciel
Aujourd’hui rattrapé.


* l’itim’ : l’orphelin

Carrico (chariot) : jeu constitué de deux planches auxquelles sont fixés trois ou quatre roulements à billes.

Pitchak : jeu de jonglage formé à partir, notamment, de chambre à air de vélo découpée en fines rondelles attachées entre elles par un fil.

Covalawa : ou Cueva d’el agua. C’est le nom d’une zone située près de la jetée, au bas des falaises du quartier Gambetta, à l’est d’Oran. Jusque dans les années 60 c’était un bidonville.



* * *


 
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Quelle Affiche demain ?

Pour ne pas oublier
J’offre ces vers-amour poignants
À toutes ces plumes xénophobes
Cette peste brune en devenir
À toi aussi petite raciste à la banane grasse

                       d’ignorance
Nourrie au millet des petits Ammours
À vous chroniqueurs contrariés
Haineux de tous les Manouchian
Ils étaient vingt et trois et plus
Et de l’est et du sud
Morts pour libérer vos propres aïeux, parents
Haineux de tous les M.O.I, Roms et Arabes

                       réunis
Ignorants
Quelles affiches brunes préparent-ils pour nos

                       enfants
Mais à quels grills songent-ils ?
À quels barbecues apéro-sauciflards ?
Pour ne pas oublier
J’offre à tous ces écervelés
Ces chemises noires et phalanges
D’aujourd’hui
Fanas de tous bords de toutes les ignominies
J’offre à tous ces égarés, ce tarés
Pour la fraternité humainement possible
Cette affiche rouge de quelques mots libres
Merci Lény, Léo, Louis et tous les autres.


* * *






vendredi, octobre 10, 2014

449_ PATRICK MODIANO prix Nobel de littérature

 
Modiano_Nobel_de_litt_rature_J_aimerai_savoir_pourquoi_ils_m_ont_choisi_BFMTV_ 09102014_


Nous habitions Rue des Moines dans le 17°. C’était entre 1977 et 1979. Khomeiny à Neauphle-Le-Château savourait par anticipation la défaite à venir du Shah et Soulas dans Libé (je lisais ce journal à l'époque) le croquait déjà. Vincennes bouillonnait. Sa mise à mort était écrite. Jean Seberg  adressait une « lettre d’amour aux camés » Le Ciné-club, sur FR3, était une de nos émissions préférées. Il y avait aussi Apostrophe (ah le générique !) sur Antenne 2, animée par Bernard Pivot, le vendredi. Etait-ce sur FR3, était-ce sur Antenne2, était-ce sur la première chaîne, peut-être chez Pivot, mais je ne saurais le dire aujourd’hui avec exactitude.
 
 
Modiano_Cin_ma_Cin_mas_1990_ Video de Vincente 07_ 

Par contre ce que je peux affirmer c’est que, d’emblée, j’ai éprouvé un sentiment très fort à l’égard de ce grand jeune homme qui avait beaucoup de choses à dire, mais qui, manifestement, ne les disait pas sans grandes difficultés. Cela m’avait très touché, fortement ébranlé. C’est ainsi que je découvrais Patrick Modiano. Il était venu parler de son roman (si mes souvenirs ne me trahissent pas) : « Rue des boutiques obscures » que je suis allé acheter les jours suivants et le dédiais à mon amie pour son anniversaire.



Médiapart 1.8

 « Le soir est tombé. Le lagon s’éteignait peu à peu à mesure que sa couleur verte se résorbait. Sur l’eau couraient encore des ombres gris mauve, en une vague phosphorescence. J’ai sorti de ma poche, machinalement, les photos de nous que je voulais montrer à Freddie, et parmi celles-ci, la photo de Gay Orlow, petite fille. Je n’avais pas remarqué jusque – là qu’elle pleurait. On le devinait à un froncement de ses sourcils. Un instant, mes pensées m’ont emporté loin de ce lagon, à l’autre bout du monde, dans une station balnéaire de la Russie du Sud où la photo avait été prise, il y a longtemps. Une petite fille rentre de la plage, au crépuscule, avec sa mère. Elle pleure pour rien, parce qu’elle aurait voulu continuer de jouer. Elle s’éloigne. Elle a tourné le coin de la rue, et nos vies ne sont-elles pas aussi rapides à se dissiper dans le soir que ce chagrin d’enfant ? »
 


Médiapart 2.8


Aujourd’hui je ne vis plus à Paris, Libé a disparu, Seberg aussi, mais j’admire toujours Patrick Modiano, pour les raisons indiquées, mais aussi pour ses écrits. J’ai lu plusieurs de ses romans. Demain J’achèterai le Quatro qui lui est consacré.

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Patrick Modiano prix Nobel de littérature
Libération 9 octobre 2014 à 13:02 (Mis à jour : 9 octobre 2014 à 17:18)

A 69 ans, le romancier devient le quinzième Français à recevoir la prestigieuse récompense.
Le romancier français Patrick Modiano a reçu jeudi le prix Nobel de littérature 2014. A 69 ans, il devient ainsi le quinzième Français à recevoir la prestigieuse distinction. 

Modiano a été récompensé pour «l’art de la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et dévoilé le monde de l’Occupation», a indiqué l’Académie suédoise dans un communiqué. Son «univers est fantastique, ses livres se répondent les uns aux autres», a expliqué le secrétaire perpétuel de l’Académie suédoise Peter Englund à la télévision publique suédoise SVT, qualifiant l’auteur de «Marcel Proust de notre temps».
«Cela me semble un peu irréel parce que je me souviens de souvenirs d’enfance, même Camus, je devais avoir 12 ans, et puis d’autres», a dit le romancier lors d’une conférence de presse chez son éditeur Gallimard, à Paris. «Cela me semble un peu irréel d’être confronté avec des gens que j’ai admirés», a-t-il ajouté. «C’était comme une sorte de dédoublement avec quelqu’un qui s’appelait comme moi (...) Tout cela a été un peu abstrait», a-t-il ajouté. «J’ai vu que j’étais (dans les listes, ndlr), mais je ne m’attendais pas du tout.»
Patrick Modiano s’est aussi interrogé sur les raisons du choix du jury et a dédié son prix à son petit-fils suédois. «Je voudrais savoir comment ils ont expliqué ce choix, j’ai hâte de voir quelles sont les raisons pour lesquelles ils m’ont choisi», a-t-il déclaré. «J’ai un lien avec la Suède. Mon petit-fils est suédois, je lui dédie ce prix parce que c’est son pays», a-t-il ajouté.

Médiapart 3.8



Ecrivain accessible
Son éditeur, Antoine Gallimard, pensait «qu’il aurait fallu attendre 30 ans pour qu’un autre Français soit couronné par le Nobel après Le Clézio». Et aussi que ce prix récompensait «plutôt des livres qui brassent les époques, les évènements. Là, ils ont choisi une œuvre qui est dans l’intimité, le mystère», a-t-il noté.
L'œuvre de Patrick Modiano est un jeu de piste permanent, où rien n’est laissé au hasard. Un critique littéraire de l’Express avait relevé qu’au moins cinq personnages, issus de cinq romans, logeant à cinq adresses différentes, partageaient un seul numéro de téléphone : Auteuil 15-28. Le romancier français a centré toute son œuvre sur le Paris de la Seconde Guerre mondiale, dépeignant le poids des événements tragiques d’une époque troublée sur le destin de personnages ordinaires.
Son style sobre, limpide, a fait de lui un écrivain accessible et apprécié du grand public comme des milieux littéraires. «Ses livres parlent beaucoup de recherche, recherche de personnes disparues, de fugitifs [...]. Ceux qui disparaissent, les sans-papier et ceux avec des identités usurpées», a souligné Peter Englund.
Ses héros, en rupture de ban, sont en perpétuelle recherche identitaire. Ils évoluent à mi-chemin entre deux mondes, entre ombre et lumière, vie publique et destin rêvé. Les textes de Modiano dessinent aussi une géographie de Paris avec une minutie documentaire.




Traduit en 36 langues
Protégé de Raymond Queneau, Patrick Modiano a publié son premier roman, la Place de l’Etoile, en 1968. Il a depuis écrit une trentaine de romans, tous publiés chez Gallimard. En 1974, il a écrit, avec le cinéaste Louis Malle, le scénario d’un film à succès, Lacombe Lucien, l’histoire d’un adolescent tenté par l’héroïsme, et qui plonge dans la collaboration dans la France de 1944. Il est également l’auteur d’autres scénarios, ainsi que d’un essai avec Catherine Deneuve sur la sœur tôt disparue de l’actrice, François Dorléac.
Juré en 2000 du Festival de Cannes, il a aussi écrit des paroles de chansons, comme Etonnez-moi Benoît !, interprétée par Françoise Hardy, et publié un entretien avec l’essayiste Emmanuel Berl (Interrogatoire).


 
Médiapart 4.8
Il obtient en 1972 le Grand Prix du roman de l’Académie française pour les Boulevards de ceinture, le Goncourt en 1978 avec Rue des boutiques obscures et le Grand Prix national des lettres pour l’ensemble de son œuvre en 1996. Patrick Modiano est traduit en quelque 36 langues, dont en suédois dans la maison d’édition d’Elisabeth Grate, qui publie également les œuvres de Jean-Marie Le Clézio, dernier prix Nobel de littérature français, consacré en 2008.
Patrick Modiano succède à la nouvelliste canadienne anglophone Alice Munro, primée en 2013, et emporte la récompense de huit millions de couronnes (environ 878 000 euros). Son nom figurait parmi les favoris au prix depuis de nombreuses années. Il recevra son prix à Stockholm le 10 décembre.
L’institution n’avait pas réussi à le joindre avant d’annoncer le vainqueur de ce prix.
Le lauréat a reçu les félicitations du chef de l'Etat via Twitter. 
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Médiapart 5.8


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Les vies antérieures de Patrick Modiano
09 OCTOBRE 2014 |  PAR Ellen Salvi
Le romancier français a reçu jeudi le prix Nobel de littérature 2014 pour « son art de la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et dévoilé le monde de l'Occupation ». Avec cette récompense, l'académie suédoise a surtout distingué quarante années de quête obsessionnelle, motivée par l'urgence de l'oubli. L’œuvre d'une vie, ou plus exactement, de plusieurs vies.
C’est un soir d’octobre, à Paris. Une silhouette géante, vêtue d’un imperméable beige, s’avance vers le théâtre de la Colline où se tient le festival littéraire des Inrocks. Nous sommes en 2007, mais l’année n’a guère d’importance. Le lieu non plus, d’ailleurs. L’homme a les mains dans les poches et les yeux baissés vers le trottoir où son ombre semble s’étendre à l’infini. Dans quelques minutes, Patrick Modiano se retrouvera devant une salle comble pour parler de son dernier roman, Dans le café de la jeunesse perdue. Un exercice qu’il déteste et auquel il n’accepte de se prêter qu’en de rares occasions. Sortir de l’ombre, parler de lui à la première personne, pratiquer l’autopsie de sa propre œuvre… Être dans le présent. Un enfer pour cet homme qui n’a jamais vécu autrement qu’au travers de ses vies antérieures.
En repensant à la façon dont sa main tremblait la première fois qu’il serra la mienne, et en revoyant ses yeux s’écarquiller et ses lèvres bredouiller quand il comprit que je disséquais moi-même son œuvre depuis trois ans, dans le cadre de travaux universitaires, je ne peux m’empêcher d’imaginer sa réaction en apprenant qu’il venait de recevoir le prix Nobel de littérature. Il suffit de regarder l’entretien qu’il avait accordé juste après avoir reçu le prix Goncourt pour « l’ensemble de son œuvre », en 1978, l’année de Rue des boutiques obscures, pour en avoir un aperçu.
À son éditeur, Antoine Gallimard, qui l’a appelé ce jeudi 9 octobre pour lui annoncer les résultats du prix Nobel, le romancier a simplement répondu : « C’est bizarre. » Une expression qui prête à sourire lorsqu’on connaît un peu le personnage. Car c'est bien simple, avec lui, tout est « bizarre ». Les jurés qui l’ont récompensé pour « son art de la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et dévoilé le monde de l'Occupation », ont précisé à la télévision publique suédoise que l'Académie n'avait pas réussi à joindre le lauréat avant d'officialiser sa victoire. Rien de plus normal. Modiano est à l'image des personnages qui errent entre les lignes de ses romans depuis plus de quarante ans : insaisissable.






 
Médiapart 6.8

C'est d'ailleurs pour cette raison que la critique littéraire peine souvent à trouver les mots justes pour décrire ce qu'elle finit par qualifier en dernier ressort de « petite musique ». Difficile d’expliquer à l’écrit ce que l’on ressent en ouvrant un livre de Modiano, cette sensation d’être chez soi, sous un plaid, à l’abri du temps et des événements extérieurs. Sans vouloir dissuader ceux qui voudraient lire ce papier jusqu'au bout, l’écoute de certaines gymnopédies d’Éric Satie est souvent bien plus efficace que la lecture d’articles de presse pour toucher du doigt l'essence d'une œuvre que le romancier lui-même ne sait commenter. Sa parole est aussi rare que les entretiens qu'il accorde sont douloureux. Modiano hésite, se mord les lèvres, cherche ses mots… Et ne les trouve jamais.
Si l’écrivain a tant de mal à répondre aux questions des journalistes, c’est d’abord parce qu’il a l’impression, à chaque nouveau roman, d’être allé le plus loin possible dans sa quête de sens. C’est à l’écrit, et seulement à l’écrit, qu’il parvient à trouver quelques réponses à ses innombrables interrogations. D’aucuns se plaisent à dire que Modiano écrit toujours le même livre. C’est faux. Depuis la parution de son premier roman en 1968, La Place de l’Étoile, jusqu’au récent Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, il avance. Mais comme tous les géants, sa démarche est lente, imprécise, tâtonnante.
’une des phrases qui résument sans doute le mieux ses obsessions se trouve dans Livret de famille : « Je n'avais que vingt ans, mais ma mémoire précédait ma naissance. J'étais sûr, par exemple, d'avoir vécu dans le Paris de l'Occupation puisque je me souvenais de certains personnages de cette époque et de détails infimes et troublants, de ceux qu'aucun livre d'histoire ne mentionne. Pourtant, j'essayais de lutter contre la pesanteur qui me tirait en arrière, et rêvais de me délivrer d'une mémoire empoisonnée. » Quand on parle de Modiano, trois mots reviennent nécessairement : identité, passé et mémoire. Pourtant, comme il le confiait lui-même à la sortie de L’Herbe des nuits, « c’est l’oubli le fond du problème, pas la mémoire ».
« Drôles de gens. Drôle d'époque entre chien et loup »
Patrick Modiano a peur de l’oubli. Comme ses personnages, il compulse les bottins et les journaux anciens, qui constituent à ses yeux « la plus précieuse et la plus émouvante bibliothèque qu'on (peut) avoir, car sur leurs pages (sont) répertoriés bien des êtres, des choses, des mondes disparus, (…) dont eux seuls (portent) témoignage ». Ses romans sont peuplés de fantômes, d’adresses effacées et de numéros de téléphone qui sonnent dans le vide. Lui qui confiait il y a peu à Télérama avoir « toujours eu l'envie, la nostalgie de pouvoir écrire des romans policiers », se meut en détective à la moindre occasion. Dicté par la rêverie, il mène ses enquêtes dans un monde parallèle, où « le passé et le présent se mêlent (...) par un phénomène de surimpression ».




 
Médiapart 7.8
Sous sa plume, Paris est un espace poétique et crépusculaire qui ne ressemble en rien à la ville que nous connaissons. Les boulevards de ceinture, les cinémas du quartier latin, les petits hôtels inquiétants de Montparnasse… Tout ce qui a été détruit au cours des cinquante dernières années surgit à nouveau de terre. Les romans de Modiano ont cela de précieux qu’il suffit de frapper « du talon sur certains points sensibles de Paris pour que les souvenirs jaillissent en gerbes d'étincelles ». Ils permettent de se perdre dans des rues vides et inconnues, souvent à la tombée de la nuit, à cette heure qui sied si bien aux personnages de l’écrivain. Un morceau de la recette de ce voyage dans le temps se trouve dans L’Herbe des nuits : « Les dimanches, surtout en fin d'après-midi, et si vous êtes seul, ouvrent une brèche dans le temps. Il suffit de s'y glisser. »
Et nous voilà plongés dans le Paris de l’Occupation, cette « nuit originelle » durant laquelle les parents du romancier se sont rencontrés et où, comme il l’écrit dans Un Pedigree, « l'on passait si facilement de l'ombre à une lumière trop crue et de la lumière à l'ombre ». « Drôles de gens. Drôle d'époque entre chien et loup. » Drôle d’ambiance, surtout. Dans ce monde à côté du monde, les gens disparaissent et réapparaissent sans autre explication. Ils changent d’identité, craignent de mystérieux dangers, se cachent sans que l’on sache vraiment pourquoi et ne trouvent leur salut que dans l'obscurité. Le père de l’écrivain, Albert, est de ceux-là.
Natif d’une « famille juive de Toscane », l’homme ne s’est pas présenté au recensement d’octobre 1940. Sur son veston, “la place de l’étoile” est restée vacante. « Mon père était obligé de se cacher, évidemment. (…) Il est resté à Paris jusqu’à la fin de l’Occupation. Sous une fausse identité. C’était une vie clandestine. (…) Il avait des activités d’ordre plus ou moins financier, pas douteuses, chimériques plutôt », écrit Modiano dans Un Pedigree, son roman le plus autobiographique. De quelles activités s’agissait-il exactement ? Albert Modiano a-t-il réellement frayé avec les collabos de la rue de Lauriston, comme le suggèrent les premiers romans de son fils ? Nul ne le sait.
L’essentiel ne se trouve même plus dans la réponse à cette question. Car si Modiano a besoin de souvenirs précis, son écriture, elle, peut désormais s’en passer. En témoigne cette citation tirée de La Vie de Henry Brulard de Stendhal, que l’écrivain place en exergue de Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier : « Je ne puis pas donner la réalité des faits, je n'en puis présenter que l'ombre. » Ce qui importe, c’est que l’ombre d’Albert Modiano, et avec elle, celles de Raphaël Schlemilovitch, Chalva Deyckecaire, Dora Bruder, Serge Alexandre, Guy Roland, Annie Astrand et autres personnages anonymes, sortent enfin de « la nuit froide de l’oubli ».




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Comme eux, Patrick Modiano fait désormais partie de ces « êtres mystérieux, toujours les mêmes, qui se tiennent en sentinelles à chaque carrefour de notre vie ». À 69 ans, il devient le quinzième Français à recevoir le prix Nobel de littérature et ce, cinquante ans après que Jean-Paul Sartre l’a refusé, provoquant ainsi la vexation de l’Académie suédoise qui avait mis trente ans avant de récompenser de nouveau un auteur français, Claude Simon, en 1985.
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Patrick Modiano, l'origine du roman, la solitude et Internet
09 OCTOBRE 2014 |  PAR Sylvain Bourmeau
L'écrivain Patrick Modiano a reçu, jeudi 9 octobre, le Prix Nobel de littérature. Dans un long entretien à Mediapart, réalisé en mars 2010, il s'expliquait sur son travail et sur son œuvre.
L'écrivain Patrick Modiano a reçu, jeudi 9 octobre, le prix Nobel de littérature. Dans un long entretien à Mediapart, réalisé en mars 2010, il s'expliquait sur son travail et sur son œuvre. Cet entretien, fait par Sylvain Bourmeau, à l'occasion de la parution du roman de Patrick Modiano L'Horizon a été initialement mis en ligne le 9 mars 2010
(suivent les vidéo)

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http://www.la-croix.com/Culture/Livres-Idees/Livres/Bernard-Pivot-Patrick-Modiano-est-un-coloriste-des-souvenirs-2014-10-09-1246653

Bernard Pivot  : « Patrick Modiano est un coloriste des souvenirs »
L’écrivain et critique Bernard Pivot a suivi le parcours littéraire de l’auteur, depuis La Place de l’Étoile jusqu’au tout récent Pour que tu ne te perdes pas dans le Quartier. Il revient sur le charme envoûtant d’une œuvre qui, sans relâche, explore la mémoire.

La Croix : Vous vous dites étonné de ce Prix Nobel remis à Patrick Modiano. Pourquoi ?
Bernard Pivot : Je suis, en effet, à la fois ravi et très surpris ! Il y a tout juste six ans, en 2008, J.M.G Le Clézio obtenait déjà cette récompense et, même si je sais que Patrick Modiano figurait parmi les favoris de l’Académie suédoise, je pensais qu’il aurait quelques années à attendre. D’autant que beaucoup de pays possédant de très beaux auteurs n’ont jamais encore été récompensés par le Nobel.
De plus, ces derniers temps, le prix revenait plutôt à des écrivains dont l’œuvre témoigne d’une haute qualité littéraire mais touche aussi à l’ethnologie, à l’économie ou à la politique… Or, les romans de Patrick Modiano n’explorent qu’un champ, celui de la littérature. Ils sont pure littérature. Double étonnement donc…
 Son œuvre n’a-t-elle pas tout de même une relation très étroite à l’histoire ? 
 B. P.  : Plus qu’à l’histoire, je dirais à la mémoire. C’est d’ailleurs ce mot de mémoire que souligne le communiqué de l’Académie suédoise. Elle a entièrement raison : Modiano est un artiste de la mémoire, un coloriste des souvenirs. Son nuancier explore les demi-teintes, les pastels, les clairs-obscurs.
Ce qui est fascinant dans ses romans repose en grande part sur le contraste entre une géographie très méticuleuse et une histoire floue. Voyez comme le nom des rues, des hôtels, des restaurants… sont précis. Et combien les dates, elles, restent vagues, flottantes. Cette imprécision du calendrier nourrit le charme si particulier de son écriture, un charme prenant et pourtant âpre bien souvent.
 Cette âpreté tient-elle à la détresse de ses personnages ? 
 B. P.  : Chez Modiano, on rencontre beaucoup de « paumés ». Ses personnages demeurent énigmatiques, instables au sens physique du terme. Ils sont toujours entre deux quartiers, entre deux vies. C’est un écrivain de l’entre-deux dont les héros ne savent pas toujours d’où ils viennent et pratiquement jamais où ils vont !
 Comment un romancier aussi français peut-il avoir été choisi par une Académie qui honore la littérature universelle ? 
 B. P.   : Il est très français et même très parisien. Paris est le cadre (et bien plus que cela) d’une part essentielle de son œuvre. L’Académie suédoise qui compte beaucoup de francophiles y est sans doute sensible…
La dimension universelle de ses romans tient à cette relation à la mémoire que nous évoquions tout à l’heure. Tout le monde fouille sa mémoire, interroge son passé, est obsédé par lui qu’il le veuille ou non, qu’il le sache ou non. La manière dont le fait Modiano, l’artiste Modiano, mêle réalité et rêverie. Et, là encore, c’est un véritable charme qui s’insinue en nous.
 En publiant Un Pedigree en 2005, Patrick Modiano explorait directement sa propre mémoire sans le truchement d’un personnage de fiction… 
 B. P.   : Un texte bouleversant même s’il fait preuve de la retenue qui caractérise son style. Je pense que l’écrivain voulait alors nous tendre sa « carte de visite », nous donner quelques clefs d’une œuvre dont l’aspect autobiographique est évident mais avec tellement peu d’ostentation qu’il demeure profondément mystérieux.
 En 2007, vous avez écrit un portrait de Patrick Modiano pour la série télévisée « Empreintes » (1). Quel souvenir en avez-vous conservé ? 
 B. P.  : Beaucoup de souvenirs ! Je le connaissais déjà bien pour l’avoir invité régulièrement sur le plateau d’Apostrophe ou de Bouillon de Culture. Mais j’avoue avoir été particulièrement ému quand il m’a montré la lettre que je lui avais écrite en 1968 après avoir lu, sur épreuves, son premier roman, La Place de l’Étoile. Non seulement, il avait gardé la lettre mais aussi son enveloppe. Dans un geste éminemment modianesque…
(1) Le film, réalisé par Antoine de Meaux, est rediffusé sur France 5, le dimanche 12 octobre à 9 h 15.
9/10/14 - 16 H 40

LA CROIX
Les principales œuvres de Patrick Modiano
9/10/14 - 16 H 48
Patrick Modiano a publié une quarantaine d’ouvrages dont une grande majorité parue dans la collection blanche de Gallimard. On lui doit aussi plusieurs livres pour la jeunesse, dont Catherine Certitude illustré par Sempé, paru pour la première fois en 1988 dans le magazine Je Bouquine (Bayard).
1968 : La place de l’Étoile, son premier roman, obtient le Prix Roger-Nimier et le prix Fénéon.
1969 : La Ronde de nuit, dont le personnage travaille à la fois pour la Collaboration et pour la Résistance.
1972 : Les boulevards de ceinture évoque une quête du père.
1974 : scénario du film Lacombe Lucien, cosigné avec Louis Malle.
1974 : Villa Triste, son 4e roman, se situe dans les années 1960.
1977 : Livret de famille mêle souvenirs autobiographiques et digressions imaginaires.
1978 : Rue des boutiques obscures obtient le Prix Goncourt.
1981 : Une jeunesse, suivi en 1982 de De si braves garçons, évocation du collège Valvert.
1997 : Dora Bruder enquête sur la disparition d’une jeune fille arrêtée par la police française en 1941, en y intégrant des éléments autobiographiques. Son père y est réhabilité.
2001 : La petite Bijou explore la figure de la mère.
2005 : Un pedigree, livre autobiographique.
2014 : Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, 28e roman.
9/10/14 - 16 H 48
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LA CROIX
Lambeaux d’un passé obscur
Un carnet d’adresses perdu, des voix au téléphone, un rendez-vous dans un café, l’univers de Modiano, encore et toujours.
1/10/14 - 14 H 12
POUR QUE TU NE TE PERDES PAS DANS LE QUARTIER de Patrick Modiano 
Gallimard, 162 p., 16,90 €
Dans le Paris, étouffant de chaleur, d’une fin d’été, la sonnerie insistante d’un téléphone brise la solitude de Jean Daraganne. Au bout du fil, un certain Gilles Ottolini a retrouvé son carnet d’adresses, perdu dans un train qui filait vers la Côte d’Azur. Il se propose de le lui remettre en mains propres. À quoi bon le récupérer? Jean Draganne n’appelle plus personne et qui répondrait encore?
La «voix molle et menaçante» se fait pressante. Rendez-vous, quartier de la Madeleine. Accompagné par une jeune femme effacée, craintive, Ottolini confie à Jean Daraganne un dossier sur le meurtre d’une Corinne Laurent, qui travaillait dans une boîte de nuit et dont le corps a été retrouvé dans un hôtel. L’univers de Patrick Modiano, inchangé, avec son halo de mystère, de signes épars, de phrases oniriques, de flottement et d’errances au pays des ombres.
Comment se débarrasser des importuns, surgis de nulle part, qui viennent remuer la vase d’un passé «translucide», aux contours imprécis? Que faire de ses souvenirs quand ils se dérobent «comme des bulles de savon ou les lambeaux d’un rêve»?
Jean Daraganne n’a aucune envie de plonger dans ce trou noir. Son retrait du monde le pousse à «se laisser glisser au fil du courant, sans résistance», à «faire la planche», dans «le Paris trop lisse et empaillé» du XXIe  siècle. Ouvrir ce dossier, c’est étaler devant soi les pièces, mal découpées, d’un puzzle indéchiffrable, se perdre dans des rues obscures, chercher des appartements introuvables, croiser «des figurants depuis longtemps disparus», s’enfoncer à tâtons dans des brumes qui engloutissent le passant comme le passé.
Sans le vouloir, Jean Daraganne tire doucement le fil qui le ramène aux années 1950. Se reconnaît-il sur le photomaton de cet «enfant non identifié», enlevé, séquestré dans «une maison des environs de Paris», par une «danseuse acrobatique», arrêtée au moment de vouloir franchir la frontière avec lui? À quoi renvoient les fragments de ce dossier énigmatique: monde hippique, casinos en bordure de forêt, faux passeport? Et ce vestige troublant, une robe de satin noir, aperçue chez Guy Ottolini? Comment raccorder «ces détails décousus» qui remontent à la surface de la conscience: mystérieuses allées et venues, visites nocturnes, murmures de comploteurs, crissement de pneus sur le gravier?
Au-delà des boulevards de ceinture, les noms de lieux imprègnent toujours l’atmosphère des romans de Modiano: Saint-Leu-la-Forêt, forêt de Montmorency, casino de Charbonnières, champ de courses du Tremblay. Dans ce dédale de sables mouvants, les personnages qui apparaissent s’évanouissent dans l’oubli, s’évaporent sans explication.
La fin déchirante de ce roman rappelle l’autobiographie bouleversante de Patrick Modiano, Un Pedigree, qui révélait sa solitude extrême et son désarroi d’enfant abandonné avec Rudy, son frère disparu. À bientôt 70 ans, il lève le voile: «Écrire un livre, c’était aussi, pour lui, lancer des appels de phares ou des signaux de morse à l’intention de certaines personnes dont il ignorait ce qu’elles étaient devenues.» 
Avec le temps, le style envoûtant de Patrick Modiano devient moins net, plus vaporeux, comme épuré, suspendu, inachevé. Qui peut écrire aujourd’hui de telles phrases, si belles, si fortes: «Non, il ne reviendrait pas sur les lieux pour les reconnaître. Il craignait trop que le chagrin, enfoui jusque-là, ne se propage à travers les années comme le long d’un cordon Bickford.» 
Jean-Claude Raspiengeas
1/10/14 - 14 H 12
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Un blog pour les amateurs du mystère Modiano
Alexandra Schwartzbrod9 octobre 2014 à 19:45

Denis Cosnard, journaliste au «Monde», a créé un «Réseau Modiano» consacré à l'écrivain... qui n'a jamais accepté de le rencontrer.
Il a découvert Modiano à l’adolescence, en lisant De si braves garçons (France Loisirs, 1983; Folio, 1987) et il a été saisi par cette «voix particulière» qui se dégageait du texte et le touchait plus qu’aucune autre. Il a tout lu, décryptant sans relâche le style, les lieux, la langue Modiano. Au point d’en faire un blog, Réseau Modiano, puis un livre, Dans la peau de Modiano (Fayard, 2011), dans lesquels il tente de livrer certaines clés du mystère et de la légende. Pourtant, il n’a rien d’une groupie surexcitée et aveuglée par la passion. Denis Cosnard, 49 ans, est journaliste économique au Monde après avoir longtemps travaillé au quotidien les Echos.«A force d’être un lecteur fidèle et attentif, je me suis rendu compte qu’il y avait, dans l’œuvre de Patrick Modiano, des noms, des numéros de téléphone, des scènes, des personnages récurrents, un "déjà-vu" éclairé chaque fois de façon différente. J’ai voulu raconter et ordonner tout ça», nous a-t-il expliqué après avoir appris l’attribution du Nobel à l’écrivain. C’est alors qu’il a découvert que beaucoup d’autres avaient la même passion. De nombreux universitaires étrangers, australiens et britanniques notamment, ont aussi étudié l’œuvre du grand homme «sans œillères ni tabou».
Une communauté d’inconditionnels
Pourquoi ce nom, Réseau Modiano ? L’idée était de montrer qu’il existe une communauté d’inconditionnels attendant fébrilement, à chaque nouvelle publication, la sortie de l’ouvrage en librairie. Et aussi, dans l’œuvre de Modiano, un réseau de personnages dont certains ont été puisés dans la réalité. Ainsi Eddy Pagnon, «sinistre collabo, membre de la bande de la rue Lauriston, qui revient dans 90% de ses romans», note Cosnard en soulignant cet autre talent de l’écrivain, sa capacité à mêler fiction et réalité. «Il prend des morceaux de réalité et les malaxe, les triture, les vaporise dans ses romans.»


Le journaliste lui a consacré une bonne partie de sa vie, il l’a donc rencontré ? Eh bien… non. «Son éditeur m’a dit qu’il ne le souhaitait pas», reconnaît-il. «Mais, quelque part, je le remercie. D’abord, si j’avais attendu que la vérité tombe de sa bouche, j’attendrais encore… Ensuite, ça m’a forcé à creuser ses textes, à défricher son réseau de personnages jusqu’à me rendre aux archives de la préfecture de police pour trouver les minutes des procès des collabos.» Denis Cosnard n’est pas non plus un forcené, il aime aussi Georges Pérec et Emmanuel Carrère, mais aucun autre blog n’est prévu pour l’instant.

Alexandra Schwartzbrod
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Modiano, premières rencontres littéraires
Philippe Lançon  4 octobre 2007 à 00:29
ARCHIVES INTERVIEW
Les premières rencontres littéraires du jeune Modiano. Entretien.
Patrick Modiano a reçu le prix Nobel de littérature 2014. «Libération» l'avait rencontré en 2007 pour évoquer ses premières lectures. Le titre original de cet article, paru en octobre 2007, était : «Mais qui est Dédé Sunbeam ?»
 Trois écrivains d'après-guerre traversent en seconds rôles, au coeur des années soixante, les cafés parisiens du roman de Patrick Modiano : le dramaturge Arthur Adamov, le poète Olivier Larronde, le romancier Maurice Raphaël. Un écrivain est fait d'écrivains. Pour Libération, l'auteur évoque deux grandes figures littéraires qui ont accompagné ses débuts, Raymond Queneau et Paul Morand, et certains textes qui ont marqué sa jeunesse.
Le premier écrivain que vous avez connu est Raymond Queneau. Plus tard, avec Malraux, il a été témoin à votre mariage. Comment est-il entré dans votre vie ?
De 11 à 17 ans, j'ai été dans des pensionnats. Quand j'étais à Paris, je pouvais sortir le samedi et j'allais chez mes parents. Ma mère connaissait la femme de Queneau et un samedi, à déjeuner, il se trouvait là. J'avais quatorze ans et demi. Il a dû voir que j'étais un peu livré à moi-même. Par gentillesse sans doute, il m'a dit : tu peux venir déjeuner chez moi le samedi. Donc, de fin 1959 à juin 1960, quand j'étais interne au lycée Henri IV, je suis allé déjeuner chez lui. Il était souvent seul, le samedi. Il habitait rive droite, près du Pont de Neuilly, c'était une espèce de bloc d'immeubles 1930. Square Casimir Pinel, c'est ça ! Un nom qui aurait pu figurer dans ses livres. Ensuite, il me raccompagnait en taxi, rive gauche, où il allait voir... une amie, place Saint-André-des-Arts.
Vous parliez de quoi ?
Comme il était obsédé par les mathématiques, il m'aidait à faire mes devoirs de ce qu'on appelait alors géométrie dans l'espace. Moi, je n'y comprenais rien. Il essayait de m'expliquer. C'était un ou deux ans après Zazie dans le métro. Il me disait qu'il l'avait écrit à partir d'équations. C'était très obscur pour moi. Il était assez taciturne. Il me demandait mes lectures. Il avait été intrigué, parce qu'elles étaient assez incohérentes à l'époque. Par exemple, j'avais lu un texte de Léon Bloy, Belluaires et porchers. Pour un garçon de ma génération, c'était bizarre. Plus tard, j'ai lu dans son journal qu'il avait été obsédé par Léon Bloy.
Aviez-vous lu les livres de Queneau ?
Deux, surtout : Pierrot mon ami et Loin de Rueil. Pour moi, ça formait un bloc. Il savait que je m'intéressais à Paris et il m'indiquait des tas d'endroits de promenade, souvent des endroits absurdes et pas du tout pittoresques. Il avait écrit là-dessus dans le journal L'Intransigeant avant la guerre. C'est compliqué à expliquer, ces lieux... Il y avait notamment une rue au fin fond de ce quartier, là, près de la gare d'Austerlitz. Et des endroits à la lisière du XVIIe arrondissement.
Ce qu'un personnage, dans votre roman, appelle des «zones neutres» ?
Non. Les rues de Queneau étaient plus liées au langage, à ses recherches pataphysiques. Les noms étaient ce qui importait. Il avait été surréaliste et je me souviens toujours d'une lettre d'insultes à Claudel, je crois, qui avait été signée par Breton, Aragon, etc., et, parmi tous ces noms, on trouvait celui de Dédé Sunbeam. Ce nom me fascinait. J'ai demandé à Queneau qui c'était et il éclaté de rire.
Il vous a fait rencontrer d'autres écrivains ?
Chez lui, quelquefois, il y avait des gens qui venaient. Il était très ami avec Boris Vian. Et il pouvait m'amener à des fêtes, comme une fois chez Gallimard. J'avais 18 ans. Je le suivais, je n'osais parler à personne. Tous ces écrivains, je ne pensais même pas qu'on pouvait leur parler. J'étais comme quelqu'un qui se serait introduit par effraction.
Comment a-t-il reçu votre premier livre, «La Place de l'Etoile», en 1968 ?
Il était un peu dérouté. Je n'osais pas lui dire que j'écrivais. Puis j'ai pris mon courage à deux mains et j'ai déposé chez lui le manuscrit, sans le voir et sans le lui dire. J'avais tapé le texte à la machine sans interlignes, c'était très désagréable à lire, très serré. Il était surpris que je ne lui ai rien dit, et le texte était un peu agressif pour lui, je crois. Il l'a fait passer au comité de lecture.
Ensuite, vous avez rencontré Paul Morand, qui parle de vous dans son «Journal Inutile».
Morand, c'est lié à un truc très bizarre, qui vient des moeurs littéraires de l'époque, pas tellement différentes de celles des années trente. Quand j'ai publié la Place de l'Etoile, j'ai eu un prix donné par cette riche mécène américaine, Florence Gould. Il y a eu un déjeuner avec des gens très hétéroclites, de René Clair à Marcel Jouhandeau. Et donc Morand. Evidemment, il avait été un peu surpris par mon livre, où il y avait des choses désagréables sur l'Occupation. Bizarrement, il était très taciturne. Il ne m'a rien dit, pas un mot, mais il m'a donné une lettre dans laquelle il avait écrit ce qu'il pensait de mon livre. Ensuite, il m'a téléphoné à trois ou quatre reprises pour me voir. C'était très laconique : «Lundi prochain, 2 heures», puis il raccrochait. Les gens de son époque pouvaient faire ça.
Vous avez cette difficulté à finir vos phrases et lui, il était muet : de quoi et comment parliez-vous ?
Il pensait que des gens de ma génération ne savaient même plus qui il était, donc il était surpris parce que j'avais lu ses livres. Il me posait des questions, par exemple : «Et Montherlant, vous le lisez ?» Il essayait de tâter le terrain, de comprendre ma génération. Il aurait peut-être aimé qu'il y ait plus de gens comme moi, mais c'était fini. Il était claquemuré, mais, brusquement, il pouvait vous prendre par le bras pour marcher, d'un geste un peu rugueux... non, pas rugueux : un geste d'avant 1914. Comme Montherlant, que je croisais dans mon quartier, et qui marchait avec son manteau sous le bras qui, main sur la hanche, faisait comme une boucle (Modiano se lève et fait le geste).
Les livres de Morand vous ont marqué ?
Pas vraiment, en fait. Il n'avait pas de coeur. Il avait été trop gâté dans son enfance et son amertume venait de là, je crois. Ses livres ne me touchent pas.
Vous évoquez dans «Pedigree» des lectures importantes : «Fermina Marquez», «Illusions perdues», «Madame Bovary». Et Proust ?
J'ai commencé à lire A la recherche du temps perdu à seize ans, je l'ai fini à vingt. Je ne sais pas comment les livres m'ont influencé. C'était plutôt une musique de la phrase que je cherchais, un ton. Je pouvais le trouver chez les poètes. J'ai toujours pensé que finalement, si on fait de la prose, c'est parce qu'on est mauvais poète. Lecteur, j'aimais le style oratoire, comme chez Bossuet, ou plus sec, comme chez le cardinal de Retz. Mais ce que je cherchais dans le roman, c'était autre chose : des phrases, non pas elliptiques, mais, comment dire, animées par une sorte de laconisme, des phrases très courtes, cassant quelque chose qui serait trop rhétorique, pour obtenir quelque chose qui soit plus proche de la voix que de la grande musique. Je trouvais ça chez Hemingway, chez Pavese. J'aime lire Bossuet, Retz ou Bernanos, mais, pour moi-même, j'essaie plutôt de trouver du côté de Ramuz, Céline, Giono, pas pour les thèmes, mais pour le style, non pas parlé, mais très serré. Finalement, les auteurs que j'ai admirés ne m'ont pas influencé.

Philippe Lançon
Modiano La ronde de nuit
Philippe Lançon 4 octobre 2007 à 00:29

(Mis à jour : 4 octobre 2007 à 00:29)


CRITIQUE
Une nouvelle héroïne de Modiano meurt dans Paris entre Montmartre et Saint-Germain-des-Prés. Promenade.
Parlons des morts, puisqu'ils nous aident à vivre. Dans le nouveau roman de Patrick Modiano, quatre voix réveillent une ambiance, certains quartiers de Paris, les années soixante, une femme qui va mourir. La première est celle d'un étudiant qui veut quitter l'école des Mines ; la deuxième, d'un détective privé qui pourrait être celui d'un autre roman, par exemple Rue des boutiques obscures ; la troisième, de la jeune femme qui va se tuer ; la quatrième, de son ami écrivain. Elles ont toutes en elles quelque chose de Modiano. Fermant le livre, c'est la voix du détective qui revient : l'enquête restitue la jeunesse et sauve de l'oubli. L'exergue de Livret de famille, publié en 1977, résume ce roman de Modiano comme les autres : «Vivre, c'est s'obstiner à achever un souvenir.» Vivre, autrement dit : écrire. La phrase est de René Char. Et la mémoire de Modiano dégage une solitude qui console le lecteur de la sienne.
La jeune femme qui va se tuer, Jacqueline Delanque, épouse Choureau, est le centre de gravité du livre. Elle entre par une porte de café à la première page ; elle en sort par une fenêtre à la dernière. Sa mère était ouvreuse au Moulin Rouge. Modiano marchait beaucoup par-là, naguère, sur les pentes d'avant Montmartre. Parfois, se souvient-il, «je croisais la silhouette bizarre de Marcel Aymé, complètement aphasique.» Quand elle rompt avec quelqu'un, Jacqueline change de quartier. Elle transporte son malaise et sa grâce dans ce que son ami appelle des «zones neutres» : rues aux identités diaphanes, paraissant ne jamais être à leur place. Quand on est un personnage de Modiano, c'est là qu'on se fait oublier, qu'on se souvient, qu'on vit. La neutralité de ses territoires rappelle la neutralité de la langue que Roland Barthes rêve avant de mourir. Là où rien ne se passe, tout arrive -mais en nuances. Barthes y voit une forme de délicatesse. Elle «touche à une sorte d'errance sociale, assume la marge excessive». Elle va vers la douceur et un «refus non violent». Ainsi vont les personnages de Modiano.


C'est de la jeune femme surtout que les autres parlent. Parfois, elle rejoint son ami dans un hôtel de la rue d'Argentine. C'est une petite rue un peu morte, derrière l'avenue de la Grande Armée. L'hôtel du roman existe. Il s'est appelé Hôtel Argentina. Le nouveau propriétaire, âgé de trente ans, l'a rebaptisé : Mon hôtel. Il s'appelle Monsieur Aymé. Le bar attenant était celui de Madame Claude. Des prostituées rejoignaient l'hôtel avec leurs clients. Les flics surveillaient sans interdire. Patrick Modiano se souvient d'y avoir loué une chambre quand il avait vingt ans : «Je n'allais pas très bien, je cherchais des endroits comme ça pour avoir la paix. Je voyais passer des couples dans les escaliers...» Il n'y est pas retourné.
Jacqueline Delanque a un surnom, Louki. Les habitués le lui ont donné, un soir, au café Le Condé : «Et à mesure que l'heure passait et que chacun d'eux l'appelait Louki, dit l'étudiant à l'école des Mines, je crois bien qu'elle se sentait soulagée de porter ce nouveau prénom. Oui, soulagée. En effet, plus j'y réfléchis, plus je retrouve mon impression du début : elle se réfugiait ici, au Condé, comme si elle voulait fuir quelque chose, échapper à un danger.» Comme en amour, le surnom est un faux passeport qui permet de croire en la tendresse clandestine des frontières.
Louki lit certains livres teintés de mystique, parfois célèbres en ces années-là. Horizon perdu, de James Hilton ; Cristalqui songe, de Theodor Sturgeon ; Louise du Néant, de Jean Maillard. Des histoires d'enfants ou d'adultes qui, d'une manière ou d'une autre, cherchent ou trouvent un monde idéal. Modiano cite les titres, jamais les auteurs : il restitue, avec une précision vague, non pas des informations, mais les signes d'une intimité, les ondes d'une fréquence sentimentale. Les titres sont comme les noms : des échos symboliques et sonores.
L'exergue du roman est une phrase de Guy Debord, tirée du texte du film In girum imus nocte et consumimur igni (Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu) : «A la moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d'une sombre mélancolie, qu'ont exprimée tant de mots railleurs et tristes, dans le café de la jeunesse perdue.» Modiano n'a pas connu Guy Debord, sinon par ricochet : «Quand j'avais huit ou neuf ans, il y avait une fille dans mon immeuble, une étudiante aux Beaux-Arts américaine, qui me gardait et m'amenait dans des cafés du quartier, à Saint-Germain-des-Prés. Elle avait deux amis, Patrick et Henri. A vingt ans, Debord les avait fréquentés. Je les écoutais parler de lui. Je l'ai lu assez tardivement, et seulement ses textes autobiographiques, comme Panégyrique... Les textes politiques ne m'intéressent pas.»
D'autres écrivains traversent les cafés du roman. Modiano les a croisés, ici ou là, dans sa jeunesse un peu à la dérive. Comme pour les livres, il restitue leur silhouette, leur présence, en quelques phrases, sans jamais informer. Voici le dramaturge Arthur Adamov, qui fit partie du cénacle d'Antonin Artaud dans ses deux dernières années ; ou l'écrivain Maurice Raphaël, de son vrai nom Victor-Marie Lepage, qui avait été collaborateur actif et tortionnaire sous Vichy. Il écrivit plus tard, entre autres, des polars sous le nom d'Ange Bastiani. Ou encore le poète Olivier Larronde, «une sorte d'archange» alcoolique et déchu que Genet et Cocteau avaient fait connaître lorsqu'il publia, à 17 ans, les Barricades mystérieuses. Son second livre, Rien voilà l'ordre, est l'anagramme de son nom. Pour soigner son épilepsie, Larronde devint opiomane. Modiano évoque au passage une vieille voisine, toujours vivante, qui l'a connu et fume encore de l'opium. Il a rencontré le poète à la fin de sa vie, au début des années soixante. Lui-même avait 17 ans. Larronde, dit-il, portait «un manteau lourd, à col relevé, de prince qui serait un clochard.»
Escortée par ces fantômes, Louki entre dans la nuit à travers une sorte de tragédie murmurée. Louki, c'est presque Youki, le prénom de la femme du poète Robert Desnos, et c'est bien à elle que Modiano a songé. Mais, précise-t-il, «comme j'ai aussi pensé à deux autres femmes que j'ai connues, dont l'une s'est tuée, je ne me suis pas senti le droit de prendre ce nom et je l'ai un peu changé.» Modiano aime Robert Desnos, mort en déportation du typhus en 1945, l'année même où il est né. Son premier livre, publié en 1968, s'appelle : la Place de l'étoile. C'est le titre de l'un des derniers textes de Desnos. Quand Modiano a écrit le sien, il l'ignorait. Il n'allait pas bien et devait partir à l'armée. Un soir, dans un dîner familial, on lui présente le docteur Ferdière, qui a été l'étrange psychiatre d'Artaud et reste proche de nombreux écrivains. «Ferdière a vu que j'allais mal, se souvient Modiano, et il s'est inquiété lorsqu'il a su que je devais faire mon service militaire.»
Le jeune homme rend visite au psychiatre et lui apporte son roman. Ferdière sort de sa bibliothèque le livre de Desnos et le lui montre : c'est lui qui l'a édité, à l'automne 1945. A la femme de Desnos, il écrivait : «C'est toi qui devrais signer le bon à tirer, Youki, admirable compagne de Robert. Je songe aux soirées de la rue Mazarine ; je songe au soleil de l'Apothicairerie...» «J'étais défait, se souvient Modiano. J'avais l'impression d'avoir volé ce titre à Desnos, à cet homme qui était mort l'année de ma naissance, dans les conditions qu'on sait, des conditions qui ont été si importantes pour ma génération et qui marquent tellement mon travail.» Ferdière lui explique que ce n'est pas grave, qu'il s'agit d'un hasard objectif.
Modiano met longtemps à raconter cette histoire. Il ne parle, comme on sait depuis l'«Apostrophes» qui le fit connaître, que par repentirs. Le mot juste est toujours celui d'après ; en général, il ne vient pas. Sauf à la page : les mots sont des truites que Modiano pêche dans ses trous. Mais ces réponses inachevées, perpétuellement reprisées, sont également la marque subtile d'une éducation : elles lui permettent de raccompagner toute question inerte ou mal venue vers la sortie, en souriant, avec courtoisie, en faisant croire à celui qui l'a posée qu'il n'est responsable de rien.
Après Louki, le personnage le plus important du livre est peut-être un spirite : comme le romancier, il éveille les voix des morts. Il s'appelle Guy de Vere. Modiano ne précise pas que ce nom vient d'un poème d'Edgar Poe, Lénore. Guy de Vere est, dans Lénore, le mari survivant d'une morte. Il refuse de pleurer, elle lui dit : «Et toi, Guy de Vere, où sont tes larmes ?» On ne sait pas où Poe a trouvé ce nom. Modiano a cherché, comme tous ceux qui connaissent ce texte. Poe l'a sans doute, comme d'habitude, inventé pour des raisons sonores. «Un nom qui m'a hanté longtemps» dit Modiano. Un mystère auquel il a donné une identité possible.
Guy de Vere habite au 5, square Lowendal, dans le quinzième arrondissement parisien. C'est une impasse assez chic et absolument déplacée, près du métro Cambronne : de hauts immeubles de briques et pierre de taille autour d'une cour privative dans laquelle on a mis des palmiers. Le roman précise que l'une des fenêtres de l'appartement du spirite, troisième étage, deuxième immeuble à gauche, est couverte de lierre. Aujourd'hui, il y a bien du lierre, mais autour d'une fenêtre située au troisième étage, troisième bâtiment à droite. Modiano n'a pas mis les pieds ici depuis vingt ans. Ses souvenirs ont la précision et la bizarrerie d'un rêve. Ce sont des amers : «Mais oui, dit un personnage, je comprenais. Dans cette vie qui vous apparaît quelquefois comme un grand terrain vague sans poteau indicateur, au milieu de toutes les lignes de fuite et les horizons perdus, on aimerait trouver des points de repère, dresser une sorte de cadastre pour avoir l'impression de ne plus naviguer au hasard.» C'est un art du roman et un art de vivre. Apparemment, il n'y a pas de spirite au 5, square Lowendal. Mais, si l'on reste assez longtemps, on voit passer de temps à autre une femme qui pleure. Elle sort de chez l'analyste.
LANÇON Philippe
Patrick Modiano Dans le café de la jeunesse perdue Gallimard, 149 pp., 14,50 euro(s).

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ARCHIVES INTERVIEW
Les éditions Gallimard ont réuni dix romans de l'auteur dans la désormais classique collection «Quarto».
De bonne grâce, Patrick Modiano s’est plié au jeu : prélever dix «romans» de son œuvre encore incomplète pour composer un volume souple de la désormais classique collection «Quarto» des éditions Gallimard. A l’en croire, il eût aimé jouer davantage encore et s’amuser à n’en faire véritablement qu’un seul et même livre ininterrompu. Ou bien encore : enchevêtrer des passages copiés-collés ici et là dans son catalogue personnel. Il est demeuré sage, remplissant méthodiquement le cahier des charges, et l’album photo idoine. Entretien à Paris, dans son bureau.
Comment est née l’idée de ce volume «Quarto» ?
C’est eux, Gallimard. Ils m’ont envoyé une lettre avec une liste un peu hétéroclite. C’était compliqué de choisir, comme un jeu de cube dans lequel il n’y aurait pas assez de places. C’est absurde. Il ne fallait pas dépasser dix titres. Au début, ils avaient mis mon premier livre mais, en ce cas, il aurait fallu mettre les deux suivants. Alors j’ai préféré commencer par Villa triste. C’est difficile parce que beaucoup de choses se répètent de livre en livre. Sans relire, j’ai essayé d’éliminer ceux qui étaient trop proches. J’ai pensé que certains faisaient double emploi. Mais j’aurais été incapable d’établir la première liste. On n’est pas lucide, on n’est jamais le lecteur de ses propres livres.


Avez-vous parfois été surpris par la réception de vos livres ?
Surpris, non. Mais j’apprenais des choses, ça aide à mieux comprendre ce qu’on a fait. Même si c’est avec des éléments très précis, je travaille comme un somnambule. La réception permet au livre de se révéler, c’est chimique, comme un révélateur photographique. Dès qu’il y a un lecteur, le livre passe au bac, et peu à peu on le voit mieux. Sinon, on a une vision trop rapprochée. Et puis, chaque fois, il y a cette impression désagréable, absurde, qu’une fois fini, le livre vous rejette. Un truc un peu hostile, comme un reproche, l’idée que cela aurait pu être autrement. Que l’on finisse de manière abrupte ou en douceur, rien n’y fait, on ressent ce malaise. Alors, comme un ressac, on recommence. Pour conjurer. Comme si on essayait de réparer une erreur.
Beaucoup de gens trouvent, et vous-même parfois, que vous écrivez toujours le même livre. Mais ce n’est pas vrai : chaque livre apporte quelque chose de nouveau.
Quand je suis obligé de relire pour corriger des fautes, j’ai une impression bizarre : je m’aperçois qu’inconsciemment j’ai répété les mêmes choses à travers beaucoup de livres. Et ces choses qui reviennent de manière identique, ces espèces d’automatismes, parfois les mêmes phrases forment comme un réseau et donnent une impression étrange, comme le produit d’une sorte d’amnésie. Mais vous avez raison : chaque fois j’ai l’impression d’essayer quelque chose de nouveau. Dans ma tête, il s’agit chaque fois de faire autre chose. Beaucoup de gens trouvent que c’est la même chose, mais moi j’ai le sentiment d’être débarrassé de quelque chose, d’avoir déblayé pour pouvoir m’y remettre. Il y a un mouvement.
En spirale ?
Oui c’est ça, bien plus que le ressac. C’est exactement ça.
Vous parlez en avant-propos d’une dimension musicale forte.
Parce qu’il y a toujours une espèce de «je», et que ce n’est pas un «je» d’introspection, mais le «je» d’une voix. C’est plus facile ainsi d’introduire un rythme, comme une inflexion de voix. Mes phrases doivent être trouées de silence. Ce n’est donc pas vocal au sens des sermons de Bossuet, avec des périodes, des phrases très construites, avec des propositions relatives, etc. Il s’agit plutôt de trouver des choses qui s’arrêtent de manière abrupte, comme des suspens. Quand je dis musical, c’est plutôt un rythme que quelque chose de continu. La phrase est assez courte.
A propos de musique, vous citez Rilke et Nerval.
Parce que ce sont des poètes alors, évidemment, la poésie… Souvent, j’ai écrit avec des réminiscences de fragments de poèmes que j’avais en tête. Je ne sais plus qui disait que les mauvais poètes arrivent à faire de la prose… Depuis très jeune, depuis que j’ai lu beaucoup de poésie, j’ai des bouts de vers dans la tête. Certains avec des rythmes impairs, ça fait une musique. Il m’est resté beaucoup de chansons en mémoire aussi, des chanteuses de jazz ou des chansons françaises, des trucs du music-hall qui me tournent dans la tête et reviennent au moment d’écrire, des bribes de rythmes.
Vous auriez préféré être poète ?
J’ai écrit des poèmes vers 12-13 ans, mais c’était une question de rythme plutôt qu’une vocation. J’aurais été incapable de cette concentration, de cette essence. Et puis il y a des choses difficiles à exprimer en poésie. Tout ce fantastique social dont parle Balzac, ce côté un peu trouble, cette rêverie pour laquelle la poésie est trop concentrée. Jusqu’au XIXe, le roman était considéré comme un genre un peu bâtard, il a quelque chose de mélangé avec lequel je me sens plus à l’aise…
Dans l’avant-propos, vous mettez des guillemets à roman…
Parce que certains livres ne sont pas vraiment des romans : Un pedigree,Remise de peine… Et puis c’est un terme un peu incertain, «roman».
Sur les couvertures, on pourrait écrire «rêverie» à la place ?
Ce sont en effet plutôt des rêveries sur des choses qu’on a vues, un peu comme lorsqu’on revoit dans des rêves des endroits qui vous ont été familiers. Des endroits qu’on a connus de manière très quotidienne et qui sont un peu déformés. Oui, «rêverie» serait un terme plus approprié.
Et les photos en ouverture du «Quarto», c’était aussi une demande de Gallimard ?
Oui et j’étais un peu réticent. Ou alors il faudrait faire un livre entier comme en faisait W. G. Sebald, avec une harmonie entre le texte et les photos. Là j’étais un peu mal à l’aise. Ils voulaient, par exemple, des photos de gens dont j’utilise le nom dans mes livres, mais c’est compliqué parce que souvent je déplace de vrais noms sur d’autres personnages. Il est très difficile de confronter texte et photo. Ou alors il faut procéder comme Breton dans Nadja ou quasiment établir un dossier de police.
Vous auriez pu écrire des romans policiers ?
Cela aurait été plus facile. Ne pouvant pas être poète, il aurait été plus simple d’écrire et de publier régulièrement des livres, comme Simenon. Quelque fois on tâtonne, on ne sait pas très bien. Mais si je ne l’ai pas fait, c’est que j’en étais incapable. Du coup, je suis dans un entre-deux.
Sylvain Bourmeau 
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Modiano, un enfant passe
Claire Devarrieux  1 octobre 2014 à 17:36
Que faire du numéro d’un inconnu oublié dans un carnet d’adresses perdu ?
Patrick Modiano a reçu le prix Nobel de littérature 2014. «Libération» s'était penché sur son dernier ouvrage.
Il fait beau et chaud dans le nouveau roman de Patrick Modiano, c’est l’été indien quasiment jusqu’à la fin du livre. Mais dans les souvenirs du personnage à la recherche d’indices sur son passé, c’est plutôt l’automne. Plus exactement, c’était un temps d’automne lorsque, par le passé, il a rencontré, volontairement ou par hasard, des témoins qui auraient pu le renseigner sur certains mystères, certains blancs associés à ses débuts dans l’existence. Il s’appelle Jean Daragane. Jean comme Jean Bosmans dans l’Horizon (2010). Comme dans l’Horizon, la troisième personne remplace le «je» familier des lecteurs de Modiano. Au début de Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, une voix antipathique - «une voix molle et menaçante. Ce fut sa première impression» - demande au téléphone à parler à Jean Daragane. Daragane comme Kiki Daragane, dont le jeune narrateur fugueur était amoureux dans Pedigree. Jean comme le premier prénom de Patrick Modiano.


Enigme. Cela fait des mois que le téléphone n’a pas sonné chez Jean Daragane, et lui-même n’appelle pas. Depuis trois mois, il n’a vu personne. Parfois, plutôt que d’enquêter sur un nom jusqu’à trouver une bribe de piste qui relierait à une adresse oubliée, il préfère laisser une énigme en suspens. Il est équipé d’un ordinateur, il n’y a pas là de quoi s’étonner, Modiano est plus que jamais présent dans son époque. Remplacer sa mémoire par un moteur de recherches n’est cependant pas concluant : «Les rares personnes dont il aurait aimé retrouver la trace avaient réussi à échapper à la vigilance de cet appareil.»
Pour décrire son état, Daragane dit qu’il préfère «faire la planche». Le roman flotte comme un rêve entre deux regrets - «toutes les années perdues au cours desquelles il n’avait pas fait assez attention aux arbres ni aux fleurs»-, deux désirs contraires. «Cette impression, il ne l’éprouvait que depuis l’année précédente, et il se demandait si elle n’était pas liée à l’approche de la vieillesse.» Patrick Modiano, qui aura 70 ans en juillet, a longtemps laissé croire qu’il était né en 1947, c’était la date de naissance de son petit frère, Rudy, disparu à l’âge de 10 ans. Jean Daragane, écrivain, est né la même année que la poétesse Minou Drouet, donc 1947. Mais nous ne sommes pas de la police. Encore quelques noms et on en restera là. Maurice Caveing, professeur de Jean Daragane, a bien existé, c’était un philosophe fameux. Ont existé aussi, mais peut-être seulement dans les romans de Modiano, Colette Laurent (Chien de printemps), Roger Vincent et Annie (Remise de peine). Et puis Saint-Leu-la-Forêt, la rue Coustou et le square du Graisivaudan. En revanche, Guy Torstel, non. Ce nom ne dit rien à Jean Daragane.
«Guy Torstel 423 40 55» : le pot-de-colle à la voix désagréable, le type qui appelle à la première page de Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, voudrait savoir pourquoi ce nom et ce numéro figurent dans le carnet d’adresses de Daragane. Carnet qu’il a perdu et que le type a retrouvé gare de Lyon. Rendez-vous au 42, rue de l’Arcade, non loin du 73, boulevard Haussmann, où il arrivait à Modiano de retrouver son père. Le type est accompagné d’une jeune fille, Chantal, un prénom d’autrefois. Ne sont-ils que des importuns dans une ville qui elle-même est devenue presque hostile, tant elle a changé ? Daragane est-il si vieux que le Temps des rencontres (titre d’un livre de Georges Haldas) n’est plus pour lui ? Ou bien va-t-il s’intéresser à ces gens ? Un détail : le numéro de portable de Chantal, qui figure dans les épreuves non corrigées adressées à la presse, dans le livre, a disparu. On n’a pas osé appeler.
Coïncidence. Son compagnon souhaitant de l’aide pour un obscur projet, la jeune fille remet à Daragane un dossier (il n’aime pas ce mot) qui contient son premier roman, des papiers plus ou moins illisibles, et les Photomatons d’un petit garçon : «Cet enfant, que des dizaines d’années tenaient à une si grande distance au point d’en faire un étranger, il était bien obligé de reconnaître que c’était lui.» D’écho en coïncidence, l’écrivain va remonter à la source, l’angoisse d’un enfant qui a peur qu’on l’abandonne dans la maison vide. Comment ne pas penser que se trouve là la source du travail et de l’art modianesque ? L’angoisse enfantine, le chagrin, serrent le cœur une fois refermé Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier. Mais c’est une tonalité qu’on n’entend pas tout de suite. Les romans de Modiano, c’est comme au cinéma. On se poste derrière une fenêtre pour voir s’il n’y a pas quelqu’un en bas, qui guette.
Claire Devarrieux
Patrick ModianoPour que tu ne te perdes pas dans le quartier Gallimard, 146 pp., 16,90 €.
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Patrick Modiano ajoute un Nobel à son « Pedigree »
Le Monde.fr | 09.10.2014 à 14h33 • Mis à jour le 10.10.2014 à 07h17 | Par Raphaëlle Leyris

Voilà une ligne qu’il ne pensait sans doute guère ajouter à son Pedigree (2005)titre de l’un de ses plus beaux livres, dans lequel il revient sur les vingt premières années de sa vie. Patrick Modiano est le quinzième écrivain français distingué par le prix Nobel de littérature. « Pour l’art de la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et dévoilé le monde de l’Occupation », a précisé l’Académie suédoise, dans un communiqué diffusé jeudi 9 octobre, à la mi-journée.
Quand l'éditeur Antoine Gallimard a appelé l’intéressé pour le féliciter, l'écrivain était « très heureux », mais il a répondu avec « sa modestie coutumière » qu’il trouvait cela « bizarre » a raconté la maison d’édition.
L’Occupation, c’est le contexte dans lequel se sont rencontrés ses parents. Une mère flamande, « jolie fille au cœur sec », écrira son fils ; un père juif, Albert Modiano (« J’écris “juif”, en ignorant ce que le mot signifiait vraiment pour mon père et parce qu’il était mentionné à l’époque sur les cartes d’identité »), aux fréquentations et activités louches, pratiquant, sous une fausse identité, le marché noir pendant la guerre.

Leur fils aîné, Patrick, naît en 1945 ; suivi en 1947 par Rudy, qui mourra dix ans plus tard. C’est à ce cadet que Patrick Modiano, au sortir d’une adolescence empreinte de solitude, entre fugues du pensionnat et errances dans les rues de Paris, dédiera son premier livre, La Place de l’Etoile (Gallimard, 1968), dont il estime que la publication constitue son véritable acte de naissance. Le livre vaut au jeune homme, protégé de Raymond Queneau, d’être immédiatement remarqué et célébré pour son talent – plus rageur dans ce livre sur l’Occupation qu’il ne le sera par la suite. Les Boulevards de la ceinture (1972) lui vaut le grand prix de l’Académie française, Rue des boutiques obscures (1978), le prix Goncourt, et l’ensemble de son œuvre, le grand prix national des lettres, en 1996. 

En exergue de Villa triste (1975), Patrick Modiano inscrira ce vers de Dylan Thomas : « Qui es-tu, toi, voyeur d’ombres ? » Comme s’il s’adressait la question à lui-même, lui dont l’œuvre est pleine de fantômes et de pénombre, de silhouettes entraperçues et de souvenirs flous, lui qui écrira dans Dora Bruder (1997), extraordinaire enquête sur une jeune fille juive disparue dans le Paris de l’Occupation : « Beaucoup d’amis que je n’ai pas connus ont disparu en 1945, l’année de ma naissance. » Il dira aussi qu’il a « toujours l’impression d’être une plante née du fumier de l’Occupation »
Ses livres ont très tôt fait de Patrick Modiano une figure majeure de la littérature française. Il y a ces déambulations dans les rues de Paris, ces atmosphères crépusculaires, ces enquêtes qui n’en sont pas, qui tournent court, et ces personnages que l’on peut reconnaître d’un livre à l’autre – Patrick Modiano professe que le matériau biographique n’a d’intérêt que s’il est « vaporisé dans l’imaginaire ». Et puis, surtout, la beauté et la fluidité de sa phrase. Il y a aussi le personnage public, qui éveille immédiatement l’affection du public, avec ses phrases hésitantes, pleines de « C’est bizarre » et de points de suspension que laisse traîner sa belle voix basse et cendreuse. Son dernier livre, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, hanté par ses thèmes de prédilection, paru le 2 octobre, était un succès de librairie avant même l’annonce du Nobel.
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