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jeudi, septembre 26, 2013

411- Salim Bachi et Abdelkader Djemaï évoquent Albert Camus à Manosque



« Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure. » 
in: Noces de Tipasa- Gallimard/ Livre de poche, 1967, p. 17
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Ce mercredi 25 septembre 2013 ont été inaugurées les 15° correspondances de Manosque La Poste. Il était 17  heures 20 sur la place de l’hôtel de ville 

et l’affluence des grands jours s'impatientait depuis une demi heure. 150 personnes environ. Plusieurs prises de paroles plus ou moins longues, dont celles de la vice-présidente de l’association des Mille et une nuits de la Correspondance qui conçoit Les Correspondances de Manosque, suivie par le directeur de La Poste, puis le maire Bernard Jeanmet, le sous-prefet de Forcalquier et le directeur des Correspondances Olivier Chaudenson…

 

La première rencontre, sur les mêmes lieux, devant le même public, peut-être plus nombreux, sous le même beau soleil estival a commencé à 18 heures 15. Elle porte sur "Camus en toutes lettres", Nous sommes bien en automne. La rencontre assemble Alban Cerisier (« Il est chargé de la conservation et de la mise en valeur des fonds patrimoniaux ainsi que du développement numérique du groupe Gallimard. »- Wiki), Salim Bachi pour « Le dernier été d’un jeune homme », Abdelkader Djemaï pour « Frères de soleil » in « L’herne Camus ». La rencontre est animée par l’inévitable Pascal Jourdana. Elle sera suivie, au théâtre Jean-le-Bleu à 21 heures, de la lecture par Charles Berling du roman posthume d'Albert Camus « Le Premier homme ».

« Albert Camus est aujourd’hui, avec Antoine de St Exupéry, l’auteur le plus diffusé par les éditions Gallimard et un des auteurs les plus diffusés dans le monde » entame Alban Cerisier qui annonce la parution, à l’occasion de ce centenaire de Camus, de trois publications, trois « Correspondance » sur les « amitiés littéraires de Camus que sont Roger Martin du Gard, Louis Guilloux, Francis Ponge »


A propos de l’idée du livre, qui « n’est pas tout à fait une fiction » dit le présentateur, Salim Bachi: « Je voulais parler de Camus et l’Algérie, donc de sa jeunesse. Et lorsqu’on évoque sa jeunesse on ne peut éviter d'évoquer la tuberculose qui l’atteint en 1930. Et l’absurde, l’absurde de la vie, car enfin découvrir la tuberculose à 17 ans c’est découvrir l’absence de perspective, c’est la mort. C’est cette idée que j’ai voulu retracer dans mon roman, ce Camus jeune, en butte à la maladie, à la mort et qui se forme à l’écoute de Jean Grenier, et par les lectures de Gide, Malraux… et par la fréquentation d’hommes comme Louis Guilloux qui va l’emmener en 1947 à St Brieuc sur la tombe de son père. C’est peut-être à ce moment-là que lui vient l’idée d’écrire Le Premier homme. Comme j’ai voulu montrer le Camus au bord du suicide lors de son voyage au Brésil, que révèle son Carnet III- 1951-1959,  »

Abdelkader Djemai: « La mer est très importante dans l’œuvre de Camus. Il a grandi à Belcourt un faubourg d’Alger où la mer est partout. A Oran, les moments les plus heureux de Camus sont ceux qu’il passe sur les plages d’Aïn-el-Turk, Cap Falcon… Il dit ‘‘ il me faut écrire comme il me faut nager, parce que mon corps l’exige’’ » (Janvier 1936- Carnet I- 1944-1948)

Jourdana : « tu écris, ‘‘Au moment où on célèbre le centenaire de la naissance d’Albert Camus et le cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie la question ne manquera pas d’être posée. C’est un peu comme si on vivait avec Camus (nous Algériens) une querelle de famille sans que les liens entre les membres qui la composent ne soient définitivement rompus’’ ».

« Nous avions besoin, répond Djemaï,
que Camus dise que ce peuple mérite d’être indépendant. » Camus n'était pas pour l'indépendance algérienne, mais pour une fédération.

Concernant la présence de l’eau, du soleil, de la plage, éléments qui par ailleurs sont très présents dans Le dernier été d’un jeune homme, de Salim Bachi, Djemaï dit « Camus a compris très jeune, à partir de Noces, combien étaient importants pour lui la mer, le soleil. On ne comprendrait pas l’œuvre de Camus si l’on n’intègre pas la dimension de la sensualité, et la Méditerranée représente cette sensualité. »

Salim Bachi, à ce propos complète « Camus est un maître en écriture pour ce qui est de la représentation du paysage, et pas seulement du paysage, c’est de la sensation dans le paysage, cela est particulièrement saisissant dans Noces. » Salim Bachi regrette qu’on ne retrouve pas cette force de la description chez les auteurs algériens. Albert Camus chante la fusion de l’homme et de la nature avec un lyrisme dans la description du petit port de Tipasa et des plantes odorantes qui l’enserrent (cf ci-dessous), avec une très grande simplicité dans l’écriture, ce que rappelait Abdelkader Djemaï, et qui dit-il fait sa force.




Sont évoquées ensuite les relations entre Albert Camus et sa mère ou le monde du silence (cf ci-dessous). Albert Camus avait avec sa mère dit Jordana « un rapport très affectif et très douloureux, fait de beaucoup de manques ». Salim Bachi « Je crois que le silence de sa mère l’a terriblement marqué, c’est un des grands drames de sa vie. Quand il est enfant il est saisi d’angoisse car il ne sait pas si sa mère l’aime ou non. »



La rencontre s’achève à 19h15.


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Extraits :



La mère : « Quand il réfléchissait, Jacques se rendait compte que c'était de ce vieil instituteur perdu maintenant de vue qu'il avait appris le plus de choses sur son père. Mais rien de plus, sinon dans le détail, que ce que le silence de sa mère lui avait fait deviner. » Le Premier homme. Gallimard. 1994.











Tipasa : A gauche du port, un escalier de pierres sèches mène aux ruines parmi les lentisques et les genêts. Le chemin passe devant un petit phare pour plonger ensuite en pleine campagne. Déjà, au pied de ce phare, de grosses plantes grasses aux fleurs violettes, jaunes et rouges, descendent vers les premiers rochers que la mer suce avec un bruit de baisers. Debout dans le vent léger, sous le soleil qui nous chauffe un seul côté du visage, nous regardons la lumière descendue du ciel, la mer sans une ride, et le sourire de ses dents éclatantes. Avant d’entrer dans le royaume des ruines, pour la dernière fois nous sommes spectateurs. 








Au bout de quelques pas, les absinthes nous prennent à la gorge. Leur laine grise couvre les ruines à perte de vue. Leur essence fermente sous la chaleur, et de la terre au soleil monte sur toute l’étendue du monde un alcool généreux qui fait vaciller le ciel. » Noces à Tipasa, Gallimard. 1967.



--------- Ce qui suit = ajouté le merc 02 10 2013 --------


Le dernier été d’un jeune homme, 25 septembre 2013, 270 pages, 18 €- Salim Bachi. Edition Flammarion.

En cette année du centenaire de la naissance de l’illustre écrivain, Salim Bachi offre un deuxième regard algérien sur Camus avec Le dernier été d’un jeune homme. Un hommage moins critique que celui rendu par Salah Guemriche dans Aujourd’hui Meursault est mort, mais qui n’a rien des célébrations monolithiques habituelles. C’est en outre un roman à part entière même s’il s’appuie sur l’œuvre de Camus publiée dans la Pléiade*, sur ses correspondances et ses notes prises au cours de son voyage vers l’Amérique du Sud, et sur les biographies d’Olivier Todd et de Michel Onfray. Pour tenter de comprendre le « personnage énigmatique » de l’écrivain et son œuvre, Salim Bachi s’intéresse surtout à la psychologie de l’homme marqué par son enfance algérienne, à son environnement familial, aux événements qui ont forgé son âme adolescente, aux livres qui ont enflammé son imaginaire… Et, très habilement, il lui confie le « je » de la narration, procédé romanesque idéal pour donner à ses propos des accents de sincérité convaincants.
Nous sommes en plein été 1949. Auteur désormais célèbre depuis La Peste, Albert Camus a été invité au Brésil. Au cours de cette traversée qu’il a acceptée pour fuir un quotidien qui lui pèse et un monde parisien dans lequel il n’est pas lui-même, il est atteint d’une rechute de tuberculose et comprend que « sa jeunesse est terminée ». Enfermé sur ce bateau où il ne peut se défendre d’une certaine « honte de voyager en première », il converse avec les passagers, travaille dans sa cabine au manuscrit des Justes, y tient régulièrement son journal, se remémore les épisodes de son enfance, et surtout de son adolescence et de sa vie de jeune adulte. Et, rendu fiévreux par la maladie, il s’abandonne à ses rêveries, à ses angoisses et ses délires. C’est « un voyage aux allures de drame » où, côtoyant un passager au nom prémonitoire, Camus se trouve à nouveau confronté à « cette fin promise à dix-sept ans ». « Encerclé » par la mer, par cet océan lui ouvrant les abîmes entrevus par Achab, assailli par la mélancolie, il s’accroche à une femme – tant charnelle que fantasmée – incarnation de son destin, de son désir de vivre et de sa mort prochaine.
Le récit, déroulant en allers et retours le passé de Camus et le présent de sa traversée, instaure une sorte de ressac entre le « soleil brûlant » de l’Algérie de sa jeunesse, entre la lumière de ces femmes incandescentes successives dans lesquelles il puise des forces sans cesse renouvelées, et les « flots amers de la mort ». Il se divise en vingt parties, correspondant sans doute aux vingt jours du voyage – ou à ces vingt ans dont Camus ressent cruellement le besoin « pour achever son œuvre » et donner ainsi un sens à son absurde vie : « Je n’ai rien dit encore, rien d’essentiel ».
On est très vite conquis par la simplicité de l’écriture qui nous fait entrer de manière naturelle et vivante dans la perception du monde du jeune homme au fil de ses sensations et de ses sentiments. Un style sur lequel se greffent dans une grande fluidité des élans lyriques pleins de ferveur et d’émotion. Qualités s’apparentant peut-être à cette « clarté de l’expression » que Camus aimait tant chez Gide, l’auteur d’Amyntas comme celui des Nourritures terrestres.
Le monde du jeune Camus est au départ très circonscrit, pauvre mais joyeux malgré l’absence du père et d’une mère « emprisonnée dans son silence » depuis la mort de ce père jamais connu. Un monde maternel proche et étranger dont il est exclu et qu’il aimerait comprendre (contrairement à cet autre monde inconnu qu’il côtoie visiblement sans grande curiosité : celui des Arabes). Et le roman montre bien le choc déterminant de la maladie, de cette confrontation précoce à la mort. Une maladie qui placera Camus en retrait du monde, en dépit de sa sociabilité et de sa mondanité apparentes. Dépossédé de sa « jeunesse éternelle », des espoirs qu’il avait nourris – la tuberculose lui interdisant le football, comme le concours à l’agrégation de philosophie… –, il s’évadera dans cet « univers de papier» merveilleux, et dans cette « passion des femmes » qui seule lui permet de faire à nouveau corps avec le monde, nourrissant l’ambition de laisser une œuvre témoignant de cette vie éphémère qu’il ne se résigne pas à voir oubliée comme celle de son père.
Mais dans le dernier tiers du livre le récit s’infléchit, devient un peu lourd et répétitif (notamment concernant les femmes), didactique même, et on s’étonne de voir l’auteur revenir sur des clins d’œil déjà éloquents pour préciser la signification de Charon et de Moira ! Le narrateur perd de sa touchante candeur et semble parfois animé par le désir de convaincre. Alors que ses notations illustraient clairement sa perception européenne des « Arabes », des indigènes, comme une « masse indistincte » (puis individualisée mais esthétisée à la manière de Gide) et même – dans ces magnifiques pages sur la Casbah et ses premières étreintes avec une prostituée kabyle – sa vision orientaliste fantasmée des femmes, ses explications ne cadrent pas toujours avec ce que l’on devine entre les lignes.
C’est que, si la date choisie par l’auteur lui permet d’éviter les polémiques liées à l’attitude de Camus pendant la guerre d’Algérie, elle ne peut évacuer la question du colonialisme et du racisme. Les longs passages évoquant la sensibilité – réelle – du jeune écrivain à la misère, aux injustices et aux inégalités dont sont victimes les Arabes, ainsi que son engagement aux côtés de ses – rares – amis arabes, ou plutôt camarades du Parti, tranchent avec le surprenant raccourci initial sur les massacres de Sétif et de Guelma couverts en 1945 par le rédacteur de Combat, tandis que le texte montre de manière récurrente l’assimilation dans son esprit du colonialisme aux « gros colons ». On sent de plus qu’un fort désir de justification de L’Etranger (1942) – roman à l’interprétation généralement contestée, à juste titre, par les Algériens – occupe le narrateur qui en explique la gestation, voire la signification, de manière très appuyée (la référence au procès de Garine dans Les Conquérants de Malraux, à ces nombreux procès auxquels il assista en tant que journaliste…). Et l’on ne sait pas trop s’il faut voir là une volonté de l’auteur de souligner les contradictions de Camus, un peu vite évacuées dans des phrases lapidaires qui auraient mérité d’être développées (« Je n’ai jamais réussi à combler l’écart entre mes paroles fraternelles et mes actes » / « Jamais je ne dévoile cette force brute (…) L’Etranger est né de cette pulsion obscure que je porte en moi depuis l’enfance »), ou s’il a été influencé par ses sources…
Toujours est-il qu’un certain malaise saisit le lecteur et qu’il se départit quelque peu de cette empathie ressentie au départ pour un jeune Camus qui, désormais, ne le convainc plus totalement.

Emmanuelle Caminade

* édition dont les annotations de L’Etranger sont notamment remises en cause par Yves Ansel dans son récent essai Albert Camus totem et tabou
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