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samedi, avril 23, 2011

254 - Du Sud au Nord.

C'est fortuitement, lors d'une promenade sur le quai de Jemmapes à Paris, alors que je rêvais d’un monde meilleur, d’une jeunesse ordinaire, comme on peut à vingt-deux ans l’espérer, que je la croisai, non loin de l'hôtel du nord. C’était un mercredi. Flash. Cent ou mille watts. Elle a fait cent mètres puis se retourna au moment même où je me retournais. Je revins sur mes pas et la rattrapai. Qu'ai-je hasardé pour qu'elle rît de bon cœur? Je n’e m’en souviens plus.  Peut-être fredonnais-je, I want to live, / I want to give… J'ai ajouté quelques mots ou fait quelques gestes mais j'ai dû les dire ou les faire autrement que je ne le souhaitais car elle rit de nouveau. Ce n'était pas des choses ou des mots risibles que je voulais qu'elle entendît ou vît. Néanmoins la situation ne me déplaisait pas pour autant. Alors, banalement, bêtement je lui dis : "Wh're you from ?" Elle susurra : "Norrköping" en roulant l’r comme nous le faisons avec le feu arabe. Elle dit autre chose. Elle parlait encore, elle s'agitait aussi, gesticulait. Elle parlait mais je n'entendais plus que quelques mots. Neil Young m’envahissait: I want to live, / I want to give / I've been a miner / for a heart of gold … Je la regardais mais ne la voyais pas. Secoué. J’ai compris : "Norrköping. Near Stockholm", puis elle attendit ma réaction. J'eus alors chaud. Les jambes fuirent sous moi. Sciées. Ma langue s'alourdit. Sciée. Je pensai : "C'est pas possible, mon Dieu, c'est pas possible !" Scié. Même dans mes pensées mes émotions lâchèrent prise. Une joie intense inonda mon esprit. Ma pensée patina dans sa propre obscurité. Et l’autre qui n’arrêtait pas : I want to live, / I want to give / I've been a miner / for a heart of gold. / It's these expressions / I never give… Ma pensée patina puis fit le lien entre ces paroles, cette fille et le billet d'avion que j'avais dans la poche intérieure de mon veston. J’ai trouvé cette rencontre étrange, "pourquoi faut-il que cela m’arrive maintenant. Pourquoi cet ange qui traversait Paris, décida-t-il de passer par ce quai, décida-t-il  de s'arrêter, décida-t-il de me parler à moi, alors même que je découvrais le monde, que je découvrais Paris". C’était la première fois que je quittais mon bled, là-bas à deux mille kilomètres, au sud du sud. Du haut de mes vingt-deux ans je n'avais jamais vu avant ce jour-là quelque chose ou quelqu'un d'aussi beau. 
 


La beauté se matérialisait là devant moi, moi ahuri. Vers quelles latitudes allais-je m'embarquer? Le sourire soyeux de l'ange naviguait dans le bleu intense de ses yeux. Bleus. Ce ne sont pas des yeux mais des coupoles de quelque mosquée de Samarkand. Samarkand oui, Samarkand ! Un sourire bleu, glissant, sous une toison naturelle flavescente. Deux corolles de pervenches, posées sur un bouquet d'épis de blé à couper le souffle - aussi. Cet échange provoqua un trouble lumineux et parfumé qui s'installa entre l’ange et moi. Elle me proposa un drink. Je répète, l’ange suédois me proposa à moi un drink. Le zénith. Et le Canadien, mon ami, m’étouffait I want to live, / I want to give / I've been a miner / for a heart of gold. / It's these expressions / I never give / That keep me searching / for a heart of gold… Nous entrâmes dans "Le pont tournant" qui se trouvait juste là, devant nous. Les onze mètres carrés avec le juke-box n'étaient pas peu fiers. Les clients du bistro feignirent l'indifférence. Elle commanda
- A cola please.Je demandai un verre d'eau. La serveuse qui nous dévisagea dès l’entrée s'énervait :
- Vittel? Perrier? Bad…
- C'est comme vous voulez madame.
- Mai quoi jeune homme ?
J’arrivais du Bled, et certaines complications dans les relations entre les gens en France - que j’ai apprises et domptées depuis – posaient problème à mes interlocuteurs. Ainsi, ici de mon point de vue la serveuse s’énervait pour rien. Je voulais de l’eau, et la serveuse me compliquait la vie. Ma suédoise suivit le manège, mais sans rien y comprendre. Elle éclata de rire. Franchement. Elle éclata d'un rire unique, tonitruant, vrai. Afin d'en atténuer la portée elle l'accompagna de ses mains qu'elle posa délicatement sur ses lèvres. Mais le rire prit une longueur d'avance. Il enveloppa tout l'espace du café, chatouillant chacune des oreilles attentives et même les autres, différemment. Et la serveuse revint.
- Voilà dit la névrosée agacée, en faisant crisser le cul des bouteilles sur la table de verre. Cela fait treize francs cinquante. S'il vous plaît !






Au vu du comportement de la serveuse, mon ange compris qu’il y avait un lézard entre la névrosée et moi. Alors, de nouveau elle éclata du même rire unique, tonitruant, vrai. "What's that?" Ses mains virevoltèrent quelques instants puis renoncèrent à se poser sur la bouche. Deux clients quinquagénaires, je veux dire vieux, chauves et bedonnants, se retournèrent au moment même où l'irrésistible rire vrai de la Suédoise retentit. Ils étaient hargneux et jaloux comme des insectes qui cherchent querelle dans la tête des braves gens. Je me mis aussitôt à rire de bon cœur. Franchement. Je dit une bêtise quelconque dont je ne me souviens guère sinon que c’était une idiotie sympathique. Puis un moment j’ai pensé "c'est maintenant ou jamais". Je me suis répété "maintenant ou jamais". Je glissai ma main gauche dans la poche intérieure droite de mon veston pour y retirer le billet d'avion au départ du Bourget que j'avais acheté deux semaines auparavant et le lui tendis. Lorsqu'elle déplia le billet je ne vis plus ses yeux. Elle s'écria : - Kobenhavn !
Elle ajouta :
- Shall I see you there?
- Super ! Of-course on se voit là-bas et comment !

Les deux clients reprirent leurs marques. Debout, flan contre flan ils murmuraient quelques ragots à leur image en fixant leur quart de gros rouge ou la serveuse fort occupée, fort agitée, fort malade, fort jalouse.
Lorsque nous eûmes fini nos boissons, je posai quinze francs sur la table, puis nous nous levâmes, saluâmes les clients aux yeux de caméléons et la serveuse enragée. Au loin plusieurs cloches carillonnaient en l'honneur du temps ou d'un événement.

  I want to live. N. YOUNG in Harvest. 197


I want to live, / I want to give / I've been a miner / for a heart of gold. / It's these expressions / I never give / That keep me searching / for a heart of gold / And I'm getting old… Katarina, elle s’appelle Katarina ! Katarina donc accepta aussitôt que je lui fasse découvrir le peu que je connaissais de Paris. Je dus rectifier mon plan initial, car j’avais en effet un plan initial. Je le reconsidérai par conséquent de bout en bout. Je lui fis donc visiter  la tour Eiffel, découvrir le Golf Drouot, fouiller dans le célèbre bazar du mufti de l’île Saint Louis. Le bazar était une véritable caverne faite de bric et de broc. On y trouvait pêle-mêle des répliques de jarres et d'amphores de la période Hammadite, des almanachs illustrés surchargés, des flacons de parfums de Chine et des cerfs-volants impuissants. Des écrits-cris, lambeaux de vie d'Artaud. Des livres de Genet et même des sulfureux Céline et Drieu La Rochelle. On y trouvait aussi le Coran -assurément revisité- et à ses côtés une pâle statuette de la puissante Sakti, des guides Baedeker de voyages aussi précieux que le reste, comportant des cartes, des plans de villes et des panoramas. On y trouvait aussi des brochures dédiées à Rosa Luxembourg et aux kolkhoz et tout ce qu'il faut savoir sur Mammeri, Yacine et tous les hommes libres et maudits. Et toujours beaucoup de monde. Des touristes et des initiés. Et bien sûr celui qu’on surnommait le mufti de l’île Saint Louis, Lakhdar Kateb en personne, en maître des lieux toujours affairé. Des bouteilles vides désespérément vides de vin cuit, au su et au vu de tous, jonchaient parfois le sol. Plus tard j’emmenai ma blonde à Barbès même où, dans la rue Dejean nous prîmes deux chambres dans un hôtel sans étoile. Une pour elle, l’autre pour moi. C'était l’exigence du vieux patron du meublé, pestant avec son regard-dard torve, plus qu'avec des mots jaunis par la chique plombée dans sa bouche torturée. "Une chambre si vous êtes mariés, deux si vous ne l’êtes pas. C’est comme ça". Il pensait sa vigilance imparable et il eut tord. Tard dans la nuit, je rejoignis Katarina dans sa chambre. Corps contre corps nous étions alors emportés l’un et l’autre, L’un contre l’autre, corps unique dans un tourbillon de mots de gazouillis de couleurs de paysages inventés, de parfums, de bonheur et de silence. D'émotions. I want to live, / I want to give / I've been a miner / for a heart of gold… Au matin du vendredi nous abandonnâmes tôt la rue Dejean. Le pieux patron qui nous vit sortir, ne répondit pas à notre "au revoir" mais baissa la tête et tira sur sa moustache. Puis il cracha, contraint par la chique ou bien pour nous maudire. Par je ne sais quelle combinaison sinon celle du hasard, nous tombâmes dans la rue saint Honoré. Un passant qui tuait son temps s'alarma devant mon visage défait. Il devina que nous étions perdus. J'ai naturellement bafouillé quelques mots pour justifier notre égarement. "Prenez sur la Madeleine puis les Mathurins dit le passant, surtout ne vous y arrêtez pas. Continuez sur votre gauche. Plus loin vous aurez Rome sur votre droite et Messine sur votre gauche. Ne prenez ni l'une ni l'autre. Allez tout droit devant vous. A saint Augustin redemandez votre chemin". Nous cherchions la porte de Clichy. L'inconnu n'avait pas tout à fait tort et sa conviction était graniteuse. Il ajouta à Katarina : "Et bonne chance parce qu'avec ce sac à dos…!" Elle sourit et l'homme s'évapora. Nous arrivâmes devant la place, le métro, l'église et le bar-tabac Saint-Augustin. Nous ne vîmes pas le temps passer. A hauteur d'yeux sur la partie gauche du portail de l'église une plaque sans âge se laisse parcourir. Elle brave l'éternité et nous met en garde : Ecce puta uox corporis incipit sonare… Ai-je dit amen ou l'ai-je entendu? Nous arrivâmes à genoux aux portes des entrepôts Calberson, portés par le corps plus que par la volonté. Un routier-sympa accepta de  prendre Katarina avec lui jusqu'à Copenhague où elle me donna rendez-vous.
C'est à Use-it, le tout nouveau centre des espoirs de Copenhague, sur la Rådhusstraede, le dimanche avant dix-sept heures trente que nous nous retrouvâmes bien avant l'heure convenue. Quelques heures auparavant j'étais à Paris. Katarina tombait de sommeil et le confirma. Ensemble nous continuâmes jusqu’à Norrköping. I want to live, / I want to give...




The Needle And The Damage Done:
 




J’ai vécu avec Katarina une éternité. Dense comme une forêt de rêves. Puis la vie s’imposa à chacun de nous autrement. Aujourd’hui encore, mon ami l’Américain m’accompagne, qu’il fasse mauvais ou beau I want to live, / I want to give / I've been a miner / for a heart of gold. / It's these expressions / I never give / That keep me searching / for a heart of gold / And I'm getting old…

                    ALEC.H. et K.RUSBJERG - 1972
__________________

Neil YOUNG

Heart Of Gold:
I want to live,
I want to give
I've been a miner
for a heart of gold.
It's these expressions
I never give
That keep me searching
for a heart of gold
And I'm getting old.
Keeps me searching
for a heart of gold
And I'm getting old.

I've been to Hollywood
I've been to Redwood
I crossed the ocean
for a heart of gold
I've been in my mind,
it's such a fine line
That keeps me searching
for a heart of gold
And I'm getting old.
Keeps me searching
for a heart of gold
And I'm getting old.

Keep me searching
for a heart of gold
You keep me searching
for a heart of gold
And I'm getting old.
I've been a miner
for a heart of gold.
------------



 Old man


Old Man:
Old man look at my life,
I'm a lot like you were.
Old man look at my life,
I'm a lot like you were.

Old man look at my life,
Twenty four
and there's so much more
Live alone in a paradise
That makes me think of two.

Love lost, such a cost,
Give me things
that don't get lost.
Like a coin that won't get tossed
Rolling home to you.

Old man take a look at my life
I'm a lot like you
I need someone to love me
the whole day through
Ah, one look in my eyes
and you can tell that's true.

Lullabies, look in your eyes,
Run around the same old town.
Doesn't mean that much to me
To mean that much to you.

I've been first and last
Look at how the time goes past.
But I'm all alone at last.
Rolling home to you.

Old man take a look at my life
I'm a lot like you
I need someone to love me
the whole day through
Ah, one look in my eyes
and you can tell that's true.

Old man look at my life,
I'm a lot like you were.
Old man look at my life,
I'm a lot like you were.
---------------

The Needle And The Damage Done:
I caught you knockin'
at my cellar door
I love you, baby,
can I have some more
Ooh, ooh, the damage done.

I hit the city and
I lost my band
I watched the needle
take another man
Gone, gone, the damage done.

I sing the song
because I love the man
I know that some
of you don't understand
Milk-blood
to keep from running out.

I've seen the needle
and the damage done
A little part of it in everyone
But every junkie's
like a settin' sun.


______________
In:w.parolesmania.com


samedi, avril 16, 2011

253 - Un jour ordinaire en linguistique de base.


« La pause monsieur, c’est la pause ! » s’impatientent certains des stagiaires de mon cours de linguistique de base, auxquels je fais signe de patienter. Je suis dans la salle de formation, assis, légèrement en retrait, à l’opposé du grand tableau blanc. J’attends que tous les stagiaires finissent leurs exercices. Ils portent sur le mauvais sort fait aux enfants dans le monde. Le texte de base est simple et fort perturbant. « Toutes les quatre secondes y est-il écrit noir sur blanc, un enfant meurt quelque part dans le monde, le plus souvent en Afrique ». On meurt à cause de maladies anachroniques, de faim violente, de malnutrition meurtrière. On meurt également des suites de violences subies ou de guerres endurées. Les stagiaires, une quinzaine, lurent chacun leur tour une dizaine de lignes. Alors que moi je suis assis, légèrement en retrait, les bras en A, les mains sous le menton, à l’opposé du grand tableau blanc, tout blanc. Le texte, plutôt court – trente-huit lignes – fut par conséquent parcouru plus d’une fois et ses passages les moins accessibles expliqués autant de fois que nécessaire.
Je suis assis, légèrement en retrait, et de temps à autre me tourne en direction de l’un ou de l’autre, attentif au moindre appel, au moindre signe. 







Les stagiaires sont tous étrangers. Certains sont mineurs, d’autres vogues aux confins de la quarantaine, ou même de la cinquantaine. Officiellement on les désigne par ce barbarisme consensuel : ‘‘primo-arrivants’’. Le plus ancien des stagiaires, qui est en fait la plus ancienne des stagiaires, est arrivée – c’est écrit sur son récépissé provisoire renouvelé, valable quelques mois – en octobre 2009. Elle est arrivée en France il y a donc exactement un an et demi. Nombre d’entre eux sont des réfugiés politiques. Ils sont venus de pays d'Europe, d’Asie ou d’Afrique. Certains autres ont rejoint leur famille, le père ou les parents, l’époux ou l’épouse. Les parents des stagiaires Maghrébins (les pères) sont employés dans l’agriculture.
Le désir de réussir, commun à chacun des stagiaires, est inversement proportionnel à l’accueil que leur réserve la population autochtone ou fraîchement installée, convertie et oublieuse. « Qu’est-ce qu’il fait, qu’est-ce qu’il a, qui c’est celui-là » s’offusquent en effet quelques bonnes âmes aux terrasses lisses ou rugueuses des bars-tabacs-loto, affalées derrière des tasses de café serré, des verres de bière, de pastis ou de vin, pleins à ras bord, fermées au monde qui les entoure.
De temps à autre l’un de mes stagiaires m’interpelle « chez nous aussi en Tchétchénie les militaires tuent les enfants ». C’est Ruslan. Yao la Thaïlandaise enchérit « dans mon pays beaucoup d’enfants travaillent dans les champs ». Jilian, la belle Jilian, Irakienne, évoque les massacres de familles entières pour cause de croyances déviantes. La syntaxe n’est pas des plus structurées, mais nous avons le temps et le cœur y est, je veux dire l’émotion y est et c’est énorme. Alors je quitte mon siège pour m’avancer au centre de la salle, au centre des stagiaires qui forment un grand U. L’émotion se manifeste parfois par une voix qui s’éraille, se casse, un visage qui se crispe, se transforme ou un mouvement brusque, de bras le plus souvent. Elle cristallise l’attention de tous les autres. On écoute avec beaucoup d’attention l’histoire du voisin qui aurait pu être la nôtre, car ces histoires, souvent intimes, parfois décousues, sont toutes débordantes d’humanité dans ce qu’elles ont de plus tragique ou dans ce qu’elles ont de plus léger.
Les interventions des uns et des autres, tels ces fils de trame et de chaîne du métier à tisser, s’entrecroisent jour après jour pour rapprocher les stagiaires et contribuer à leur connaissance mutuelle et par conséquent à relativiser la vérité que chacun de nous élabore en méconnaissance de l’autre. Lorsque les discussions sont provisoirement closes, lorsque les corrections sont achevées, le moment de la pause s’impose à tous, « la pause monsieur, c’est la pause ! » exigent, tels des éclaireurs, les moins attentifs ou les plus excédés par les exercices. Natalia, elle, préfère reprendre un extrait de Moderato cantabile qu’elle juge approprié au moment, elle lance malicieusement avec un accent volontairement mielleux mais fortement et naturellement sourcé au fin fond de l’Oural, là-bas du côté de Kazan, « quel mittiyai, mais quel mittiyai ! »  




appuyant par deux fois sur la dernière syllabe. Et toute la classe de rire, car toute la classe a lu – eh oui, ma bonne dame, mon bon monsieur de la terrasse – toute la classe a lu et apprécié le roman d’où est extrait ce « quel métier, mais quel métier ! » de l’incomparable et sublime Duras. Et tous se lèvent comme un seul homme.
Jamal l’Afghan se propose pour faire le café – c’est un exercice qu’affectionnent et accomplissent à tour de rôle les seuls buveurs du breuvage noir. J’aime le café au moment du café. Qahwé, Кофе, Gaa-fae, Kafi… Noir arabica ou non.
Des stagiaires sautent sur leur portable, d’autres préfèrent sortir s’aérer ou se bousiller gratuitement les poumons. Dans vingt minutes, nous reprendrons nos travaux. Alors c'est le moment pour moi de m’installer de nouveau sur ma chaise afin de noter toutes sortes d’informations concernant le cours, les stagiaires, le contenu, les réactions, les moins et les plus. Comme à chaque pause, chaque jour. Pour avancer.
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dimanche, avril 10, 2011

252 - Gaston Fabre, mon premier maître.


Hier, comme ce matin, les lumières et les couleurs printanières nous inondèrent. Avec Véro je suis ‘‘descendu’’ à Marseille acheter quelques vêtements. En fin de journée nous prîmes un verre au Petit Nice puis la route vers le très animé Cours Julien, non loin duquel se trouvait notre véhicule. Les terrasses bondées des bars et des restaurants, mais aussi les tréteaux remplis de livres de toutes sortes des bouquinistes, 

 


occupaient une imposante partie de l’espace. 



Arrivés à hauteur de l’un des carrés de livres, le premier que nous fîmes, mes yeux furent happés par un titre peu avenant « L’Agonie d’Oran, 5 juillet 1962 ». 




Je le feuilletai, guidé par mon intuition. Véro elle, prenait des clichés. Un tel livre, nostalgique et revanchard – de mon point de vue – au vu de ce que je lus ici et là, ne pouvait faire l’impasse sur la disparition de Gaston. Je comprends que l’on évoque les disparus d’Oran ou d’ailleurs. Je ne comprends pas la malhonnêteté, le mensonge et la mauvaise fois qui consistent à mettre à l’index un peuple épris de liberté, en quête d’indépendance.











Mais Gaston ?
Gaston devait avoir la trentaine, j’avais six, peut-être sept ans, pas plus. Gaston était fils unique de cheminots retraités. Il était enseignant de français à La Sénia, un village qui se trouve à une dizaine de kilomètres au sud d’Oran. Tous les matins il quittait Gambetta pour rejoindre son collège. Nous habitions le même grand immeuble de deux étages, rue du docteur Strauss, au numéro huit. A l’intérieur une cour, spacieuse et protectrice, abritait les jeux des enfants les plus jeunes : marelles, cordes à sauter, pignols et platicos. Deux à trois fois par semaine, dès que nous rentrions, lui du collège de La Sénia et moi de la maternelle 









qui se trouve à huit cents mètres de notre immeuble, 








Gaston me demandait de prendre place sur un tabouret surdimensionné de la salle à manger de ses parents. Il était devenu par la force des choses, mon tabouret. « Prends ton tabouret » me lançait Gaston en me tendant machinalement le bras, comme il le faisait pour me signifier à la fois de prendre place et de lui remettre mon cahier de classe. C’est toutefois ainsi que je comprenais son geste. J’obtempérais, certes sans joie manifeste, mais persuadé que cette personne si grande, si avenante et si gentille, qui me comblait fréquemment de sucreries et de petite monnaie, ne pouvait, par ces rituels exigeants, que me vouloir du bien.  Deux à trois fois par semaine donc, nous bloquions toute une partie de la table de la salle à manger, sans nous soucier, moins lui que moi, vu mon âge, six ans peut-être sept pas plus, sans nous alarmer disais-je des désagréments que nous causions parfois à madame Fabre sa maman, très âgée, qui ne disposait pour elle et son mari, outre la chambre à coucher, que de cet espace convivial qui abritait le salon et la salle à manger. Il donne directement sur le couloir extérieur, qui dominait la cour, et qu’empruntent les résidents de l’immeuble. Gaston et son épouse (imbibée de haine) occupaient un appartement du même ordre à l’étage inférieur.
Je tendais mon précieux cahier à carreaux que Gaston prenait avec une délicatesse toute particulière à certains enseignants méticuleux. Ces choses dessinées en rouge sur la marge par madame Congi, ma maîtresse, m’impressionnaient. Je savais que par elles, madame Congi exprimait un avis, une appréciation de mon travail, elle disait ma compétence en faisant des signes qui m’émerveillaient bien que je ne les déchiffre pas encore. Ces choses qui ressemblaient à des arabesques, qui étaient des lettres collées les unes aux autres formant des mots, étaient impénétrables. La plupart d’entre eux ou d’entre elles me tenaient à distance et cela je ne l’acceptais pas. Gaston, lui, arrivait avec une facilité qui me déconcertait un moment, puis, en pensant « il est maître lui aussi », je trouvais tout cela ordinaire et bien dans l’ordre des choses. Par la mimique qu’il exprimait, par le froncement de ses sourcils qu’il exagérait ou par le sourire qu’il arborait, je comprenais bien sûr que ma maîtresse appréciait ou non mon travail, mes pattes de mouches débordant d’encre. Pour ces raisons-là, parce que je n’arrivais pas à lire ce que madame Congi écrivait et parce que lui, Gaston les lisait naturellement, mais aussi parce que je trouvais injuste 








que mon père ou que ma mère ne disposent pas de cette capacité à reproduire ces signes, pour toutes ces raisons-là, tel un forcené, j’avais décidé qu’il en serait autrement. Je me jetais sur tout ce qui ressemblait de près ou de loin à ces choses merveilleuses, et qui se présentait à ma portée. Il me fallait à mon tour, je le ressentais comme d’un besoin vital, passer de l’autre côté du miroir. J’étais du mauvais côté, comme l’étaient, à leur corps défendant, mes parents. Il me fallait passer de l’autre côté, du bon côté. Passer de l’autre côté du miroir, de l’autre côté du monde. Passer du côté du monde du gribouillage au côté du monde où ces mêmes griffonnages se métamorphosent en paroles muettes, allongées sur du papier, attendant qu’on les réveillât. Cette possibilité de traverser le miroir m’enchantait, me fascinait. L’entêtement combiné de madame Congi, de Gaston, mes maîtres premiers et probablement  ma propre opiniâtreté, finirent par avoir raison, très modestement à l’époque, de l’obscurité de ces formes appelées lettres, de mon obscurité.

Après chaque séance je descendais de mon tabouret surdimensionné, levant des yeux souvent interrogateurs en direction de Gaston, attendant son verdict. Il y en avait un à chaque séance. Souvent en ma faveur. Alors, il se tournait vers le vaisselier derrière nous, tendait la main, ouvrait une grande boite à bonbons métallique « pastilles Vichy », y puisait soit une ou deux sucreries, soit une ou deux pièces de monnaie qu’il me tendait en m’adressant quelques compliments. Heureux, je filais alors chez ma mère qui m’attendait de l’autre côté de l’immeuble. La pièce unique de notre logement faisait face à l’appartement des Fabre. Je lui sautais au cou en brandissant la récompense. Alors maman était plus belle encore.

samedi, avril 09, 2011

251 - Article de Brahim Hadj-Slimane in Cultures Sud


   http://www.culturessud.com/contenu.php?id=394



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Cultures SudLa revue en ligne des littératures du Sud

L'Amer jasmin de Fès
de Ahmed Hanifi
Notes de lecture par Brahim Hadj Slimane


Bien après Le Temps d’un aller simple, Ahmed Hanifi vient de faire paraître son second ouvrage : L’Amer jasmin de Fès. Celui-ci est étonnant, à plus d’un titre. Au départ, c’est un journal « personnel » que l’auteur a décidé, un beau jour, d’ouvrir er de tenir ; ce qu’il fit durant deux ans. La particularité est que ce journal est motivé par un coup de foudre et sa durée étalée le temps qu’aura duré une histoire d’amour impossible. Celle d’un quinquagénaire d’origine algérienne et une jeune berbère, marocaine, qui n’a pas encore vingt ans.

Raei  est un intellectuel , militant des droits de l’homme, opposé au régime des militaires, qui abandonne son emploi confortable dans le trust pétrolier étatique, son logement  et tout son environnement familial et amical, pour aller refaire sa vie en France. Il fait partie de cette nouvelle diaspora  algérienne qui a fui la guerre civile des années 90. Derrière le personnage de Razi, il y a l’auteur évidemment qui d’ailleurs ne cache pas une confusion voulue. Déjà, sous cet angle-là, ce texte est intéressant du fait qu’il met en elle est œuvre les pérégrinations, en France,  d’un exilé algérien de cette terrible époque. Même si ce personnage ne vit pas le dépaysement complet dans la société française à laquelle il est familier et s’y est acclimaté.  Razi habite Orgon, à 100 km de Marseille, et travaille comme formateur dabs un centre qui reçoit surtout des jeunes maghrébins, à Cavaillon.  Séparé de sa femme (une française) et de ses enfants, il mène une vie routinière lorsqu’un jour, son quotidien  bascule avec l’intrusion d’ne nouvelle stagiaire dans sa formation : « au début de ce mois de septembre j’ai fait une rencontre qui, depuis, ne cesse d’ébranler mon quotidien, secouer mon être. Une rencontre inouïe. Voilà j’ai décidé de la raconter dans le détail dans ce cahier. Raconter cette histoire et la vie qui en suit ». Originaire de la région de Fès, au Maroc,  Katia est venue jeune en France où, à 16 ans,  elle fut mariée à un  garçon, d’origine marocaine également, qui en avait 24, la battra et la séquestrera. Echappée,  elle est en instance de divorce et vit chez une tante qui la surveille. Et Razi aussi va tomber dans la nasse du regard de  la société. « Je n’ai pas honte de l’aimer, je l’aime déjà ! Mais je culpabilise. Sa jeunesse lézardera  ma morale et mes principes ».
La vie quotidienne de Razi va être scrupuleusement consignée dans ce cahier-journal avec une grande fidélité,  avec ses doutes, les interrogations, ses maladresses. Ces deux années seront entièrement consacrées à l’amour qu’il porte à cette jeune fille qui le tient à distance, soufflant le chaud et le froid et surtout profite sans vergogne de son portefeuille pour ses multiples besoins et fantasmes. Deux ans de frustrations  avec quelques moments  de joie enfantines et de sublimations.
C’est sur cet aspect  que ce journal « romanesque », bien écrit,  est intéressant.  L’auteur a structuré son texte comme un journal, respectant le déroulement chronologique, tout en lui donnant les attributs d’un roman, avec même quelques passages poétiques, un sens des détails et des descriptions ; Mais surtout, Ahmed Hanifi réussit à tisser une belle histoire d’amour où il raconte et décrit cette fille avec tendresse, minutie, dans sa complexité faite d’innocence et de petits calculs.   Qui plus est, cette histoire d’amour est typiquement maghrébine, n’obéissant pas aux codes amoureux en vigueur dans la société française et qu’intériorise le personnage de Razi. Sauf celui du cloisonnement entre les âges avec la morale répressive qui entoure les transgressions à celui-ci.  Dans ce livre justement, cette spécificité, si l’expression est permise, affleure et mériterait d’être relevée. Elle traverse tout le livre et donne à voir le fond culturel où se mélange la passion et l’imaginaire amoureux  d’un maghrébin, les codes et les canons esthétiques, l’irrationnel foisonnant, l’amour méfiance entre un homme et une femme, la morale et les préjugés, la sacralisation du sexe, etc, etc… C’est beau cas d’étude pour un anthropologue s’intéressant à la question. 

Brahim Hadj Slimane

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ET AUSSI:

http://bibliobleu.blogspot.com/


L'amer Jasmin de Fès


Ce roman est un journal intime, celui d'un quinquagénaire qui tombe éperdument amoureux d'une jeune marocaine.

"Elle est originaire d'un village berbère du sud de Fès. Son accent hautement épicé puise dans le parlé vernaculaire de l'Atlas marocain proche des sources de la Moulouya."



Dès le départ, l'homme sait que ses sentiments sont voués à l'échec



"(...) dans ce cahier à spirales que j'ai acheté pour l'occasion, je consignerai toutes les vérités au profit de mes mensonges, tous les artifices au service de ma sincérité. Ce cahier sera moi et ne le sera pas."



Entre Marseille et Avignon, on suit le quotidien de cet intellectuel qui bascule dans le doute et la frustration d'une relation d'intérêts alors qu'il ne désirait qu'amour et sincérité.

C'est une belle histoire d'amour, racontée par le menu, selon les codes maghrébins. On pourra apprécier les qualités du récit mais qui souffrent parfois de quelques maladresses. Mais le développement est structuré et donne largement matière à réflexion, une étude de mœurs fine et sans artifices



Un roman hors standard à découvrir en format papier ou numérique.



Résumé :

Razi, la cinquantaine entamée, enseigne dans un centre de formation du sud de la France depuis plusieurs années. Il rouille ses os dans la routine jusqu’à ce jour de septembre, quand arrive dans sa classe une jeune marocaine qui n’a pas encore vingt ans. Jeune divorcée, Katia ne pense qu’au renouvellement de sa carte de séjour et accessoirement à ses facéties juvéniles. Razi est obsédé par cette fille qui bouleverse sa vie. Une relation forte et complexe s’établit entrée formateur et son élève. Razi et Katia passent ensemble des moments inoubliables.

Les démarches administratives de Katia n’aboutissent pas. Elle se retrouve dans l’illégalité : elle est une sans-papiers. Le préfet des Bouches du Rhône la somme alors de quitter le territoire français dans un délais d’un mois.



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samedi, avril 02, 2011

250 - Le square noir



Deux fourmis empourprées dialoguent, s'embrassent ou se nourrissent. Elles sont face à face et avec leurs antennes, elles tambourinent indéfiniment. Derrière, quelques autres les imitent. Non loin se trouve probablement une fourmilière avec ses milliers d'exigences. Lorsqu'une première fourmi passe devant lui, portant un brin d'herbe sans se soucier de l'environnement, le vieux monsieur qui tantôt lit, tantôt jette un regard à terre, ne se doute pas que quelques minutes plus tard se sont des dizaines d'autres bêtes qui passeront, portant pour nombre d'entre elles un identique brin d'herbe. Les ouvrières sont de plus en plus nombreuses. Certaines se contentent de suivre à la même cadence celles qui les précèdent, d'autres transportent une tige, un reste de feuille sur la tête ou un débris quelconque. Toutes sont acharnées et suivent le même tracé au millimètre près. Partout un lien commun essentiel les unit, les guide : les phéromones. Les phéromones donnent sens et stimulent cet étonnant remue-ménage collectif et silencieux. Nul bruissement. L'ensemble fait penser à un orchestre symphonique que la moindre fausse note déstabiliserait. Un orchestre silencieux.
Devant l'homme discret et la cohorte des insectes excités, des cascatelles abreuvent le ruisselet en eau parfumée. De part et d'autre, deux arbres, magnifiques centenaires, semblent observer depuis le début l'écoulement des eaux ; un arbre de Judée et un saule tortueux. Derrière le premier arbre on distingue le buste immobile de Léon Dierx prince des poètes. Le vieux monsieur sur le banc est toujours plongé dans la même page du livre que vraisemblablement il lit et relit. Une fois il posa le livre retourné et ouvert sur ses genoux. De la poche droite de sa veste il sortit un cahier d’écolier et un crayon de papier. Il griffonna quelques signes et repris son livre. A ce moment, un cri le fait se retourner : "Arrête !" Une jeune femme perturbée, est penchée sur un enfant turbulent. L'enfant lui sourit. Il est en short et n'a pas froid. Elle lui prend la main qu’elle secoue vivement : "Je te demande d'arrêter !" Une plaque à l'entrée des aires de jeux avertit : Les enfants sont placés sous la surveillance de leurs parents ou des personnes qui en ont la garde. De l'autre côté du ruisselet, à l'ombre de la salicacée, depuis quelques heures, un peintre s'agite faisant parfois basculer son chevalet. Il ne tient pas sur place. Le béret qu'il porte, mais aussi le pardessus et le reste, sont trop grands pour sa frêle silhouette. Son corps est émacié. Il triture le pinceau collé sur la palette portée par son pouce gauche puis l'aplatit contre la toile. Il esquisse involontairement quelques pas de danse. A nouveau il plaque son pinceau contre les couleurs mêlées de sa palette puis contre son œuvre inachevée. Manifestement il se bat contre elle. Lui résistera-t-elle? De l'autre côté du fin cours d'eau, le vieux monsieur, partagé entre lecture et méditation, tourne enfin la troisième page lue. Non loin, l'enfant démoniaque s'accroupit. Il semble observer quelque minuscule grouillement d'insectes. Brusquement le peintre jette la palette et le pinceau et marmonne un juron. Là-bas, à l'autre bout du grand jardin, une dame accompagne un homme d'un âge avancé. Ils discutent et rient. La dame le regarde, elle semble inquiète. L’homme d'un âge avancé l'embrasse tendrement sur le front.
Le ciel est chargé mais il ne pleut pas. Deux gigantesques platanes d'Orient couvrent de leurs longs branchages une partie du plan d'eau. Trois pigeons frileux et immobiles y prennent refuge. Ils ne roucoulent pas. Sur les eaux claires et froides, leurs reflets sont impassibles. Une flopée de canetons joyeux s'agite. Ils glissent en se trémoussant derrière leur mère. D'autres couples déambulent, les yeux perdus vers les étoiles absentes, imaginées. Deux enfants tournent en criant autour d'une fontaine muette. Emporté par une idée fixe longuement réfléchie, le peintre plonge la main dans la poche difforme de son manteau tout autant. Il en sort une sorte de cutter qu'il pose avec douceur en haut et à gauche de la toile, comme s’il allait se signer. Juste dans l'angle. Puis d'un geste lent, très lent, il en fait glisser la lame jusqu'à l'extrémité opposée. Il semble savourer le crissement de la toile râpeuse sous la lame, mais il ne se signe pas, il grimace comme s'il ressentait celle-ci dans sa propre chair. Il renouvelle ce mouvement sans se soucier de la curiosité des promeneurs. La toile se fend. Il ne se reconnaît pas dans sa peinture. Il ne s'y reconnaît plus. Ses doigts ont trahi ses desseins. Ce qu’il y voit n’est pas de lui, n’est pas lui. Des mots l’assaillent : Tout comme il avait tué le peintre, il tuerait l'œuvre du peintre et tout ce qu'elle signifiait. Est-il entier ?
La mère et l'enfant -est-ce sa mère ?- ont pris place sur le banc vert maintenant libéré par le vieux lecteur parti en direction du couple, naguère à l'autre bout du square. Ces âmes ne s'impressionnent jamais devant rien. L'enfant turbulent joue et crie. Non loin, d'autres enfants plus sages se bousculent devant les toboggans les balançoires et les aires sablonneuses. L'enfant méchant est maître des lieux. Son accompagnatrice est noyée dans une revue. Elle n'entend rien, ne voit rien. L'enfant insupportable s'agenouille. Il observe le va et vient incessant des fourmis. Quelques-unes accélèrent la cadence, mais ne se doutent de rien. L'une d'elles ralentit, ajuste sa brindille puis repart vers son destin. Elle non plus ne se doute de rien. L'enfant se relève, s'écarte d'un pas, se retourne à la recherche d'un objet qu'il ne trouve pas encore. Il se rapproche des fourmis et entame une danse macabre. Il trépigne de joie. Il se met, tel un souverain devenu fou, à asséner une série de coups de pieds aux insectes inoffensifs. Il est heureux. Il crie et rit. C'est le chaos. Il s'éloigne de quelques mètres et revient avec un bâtonnet qu'il écrase sur les fourmis, qu'il tourne et retourne comme on le ferait lâchement dans la plaie d'un ami trahi, à terre et désarmé. Il en jette quelques-unes dans le ruisseau, puis d'autres et encore d'autres. Certaines ont senti, in-extremis, la machination. Alors, instinctivement, pour sauver ce qui reste de la fourmilière en amont, comme un seul homme désespéré, à la vie comme à la mort, elles se dressent et prennent d'assaut le terrible enfant quoi qu'il leur en coûte. En quelques minutes elles sont plusieurs dizaines à parcourir ses jambes puis ses cuisses et même son short kaki dans tous les sens. L'enfant crie si fort que son accompagnatrice sursaute. Elle accourt à son secours, accrochée à sa revue. Elle se jette sur lui sans parvenir à le débarrasser de ses victimes annoncées. Elle le traîne, puis le plonge, entier dans le ruisseau. L’enfant capricieux et méchant, hurle, pleure sans discontinuer. Immobiles, à proximité, les autres enfants arrivés en hâte, alignent leur curiosité et leurs protestations platoniques. La femme extrait le gamin de l'eau froide et lui administre à l'aide de son magazine enroulé, une correction dont il se souviendra longtemps. Les fourmis téméraires sont emportées par les eaux. Le gardien accourt à son tour pour réprimander la jeune femme et l'enfant. L'homme solitaire avait griffonné ces signes sur son cahier d’écolier : les cieux sont-ils meilleurs, de m'avoir mis au monde? / Mon départ rendra-t-il leur majesté plus grande?…
 
Avril 2011
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Extrait retravaillé, in Le temps d'un aller simple.