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jeudi, juillet 08, 2010

205 - L'Amer Jasmin de Fès -n° 3

Jusqu’à son terme. Car lorsque j’acquerrai la certitude que notre histoire m’aura expédié dans ses propres limites, lorsque mes yeux grands ouverts constateront le chaos (il s’agirait de cela), je reviendrai alors à ce cahier noirci. Lorsque cette histoire fabuleuse s'achèvera, car un jour – que je souhaite le plus tard possible – elle prendra fin, il ne me faut pas être dupe, alors il me sera loisible de revenir sur les traces qu'elle aura gravées dans ce journal. Revenir sur les traces qu’elle aura gravées pour dénouer les nœuds explicatifs de cette fatalité que je souhaite la plus éloignée. Revenir sur les traces qu’elle aura gravées pour les humer, pour les revivre sans ingénuité, pour en extraire les sensations qui me permettront de mieux supporter alors, de mieux respirer. Ma mémoire d’alors, prise au piège de ce cahier, ne pourra accéder à l’échappatoire du mensonge ou de l’omission, ce vers quoi elle s’aventurerait en l’absence de ce cahier. Je m’adresse ici à moi-même et à l’inconnu. Je suis narrateur prolixe aujourd’hui et lecteur à la mémoire retrouvée demain. Je m’adresse aussi à ma très chère H… Tu ne me connais pas. On ne te dit rien sur moi. Je suis sûr qu’on ne te dit rien de moi. Un jour tu découvriras toute la vérité chère H… Ces lignes n’en sont qu’un volet, peut-être léger. Les autres te seront contées par tous ceux que j’ai approchés ou aimés un jour ou des années.
Il me faut préciser que depuis très longtemps je vis seul. Depuis des années je rouille mes os dans la routine. Je ne suis plus jeune oh que non. Officiellement je suis marié. Ma compagne et les enfants vivent en banlieue parisienne. Je leur donne de mes nouvelles, ils me donnent des leurs, mais je m’ennuie au-delà de l’entendement, à tout le moins ce fut le cas jusqu’au début de ce mois. Je reviens donc à mon quotidien. Tout a commencé il y a quinze jours. Le lundi 9 septembre exactement. Une journée que j’ai d’ores et déjà marquée d’un rocher blanc plus que d’une simple pierre. Ce jour-là, à dix heures trente, je recevais deux nouvelles élèves. Marocaines toutes les deux. Je n'étais pas en face-à-face avec les stagiaires, mais en préparation. Dans notre jargon la prépa correspond au temps consacré à la préparation des cours. Le face-à-face pédagogique (on dit FAF) correspond lui, au temps de diffusion du cours aux stagiaires. Je suis référent de l’action, c’est à dire que j’en suis en quelque sorte responsable. En plus d’assurer les cours je m’occupe de tous les aspects administratifs concernant la FLB : tenir à jour les feuilles d’émargement, maintenir les relations avec les partenaires, convoquer des réunions de régulation, téléphoner aux parents lorsque les stagiaires mineurs s’absentent, calculer les écarts mensuels entre le nombre d’heures de formation consommées et celui qui était visé, etc. Pour ces raisons le formateur référent que je suis, dispose de deux demi-journées par semaine (nous les appelons bizarrement plages), une pour préparer les cours et une autre pour gérer l’administratif. Nous pouvons accomplir la prépa où bon nous semble : au bord d’un étang, chez nous, dans un square ou même à Sud Fo dans une salle dédiée à cet effet. Pendant le temps de ma préparation les stagiaires sont pris en charge par un autre formateur, en l'occurrence une formatrice. J’étais donc en prépa ce lundi-là, à Sud formation, lorsque je reçus deux candidates. C'est la Mission locale (j’y reviendrai) qui oriente les jeunes en direction du centre de formation. Il était dix heures trente. Je leur ai souhaité la bienvenue et les ai conviées à s’asseoir. L’une portait sur ses épaules un long châle de laine, noir, avec des franges (c’est Katia). L’autre un tricot beige à torsades irlandaises. « Bonjour » a répondu intimidée la seconde. Toutes deux étaient intimidées. Pour les décontracter j'ai plaisanté quelques minutes comme il m’arrive fréquemment de le faire pendant un cours, afin de mettre à l’aise de nouveaux venus ou pour d’autres raisons. Puis je leur ai remis un document à renseigner. Elles ont souri, peut-être par politesse. Je ne suis pas sûr qu’elles aient compris. La jeune fille au tricot (Chafia) a demandé en penchant la tête, ce qu’il fallait faire du document :
- On icrit ?
- Ecrivez votre nom en majuscule, votre prénom en minuscule. Vous comprenez ?
- Ene pou, a murmuré Katia.
Elles ont réussi tant bien que mal à remplir le formulaire (identité, coordonnées…) et à résoudre quelques exercices d'expression et de compréhension du français. Elles n'ont pas vingt ans. Elles habitent toutes deux à Orgon. Je leur ai ensuite détaillé la formation : sa durée, les horaires, son contenu et d’autres précisions. Quelque chose dans le regard de l’une d’elles – un reflet, telle cette lumière mouillée qu’évoque Aragon à propos des yeux d’Elsa – me perturbait. La jeune fille au châle (Katia) m'a très fortement impressionné, à tel stade que j’avais toutes les difficultés à soutenir son regard. J’essayais de leur expliquer mais je ne m’adressais qu’à l’autre. Elle, me déstabilisait. Par moments, pour ne pas avoir l’air ridicule je m’efforçais, mais c’était toujours la jeune fille au tricot beige que j’avais en face de moi. Alors je regardais cette jeune fille ou les documents posés sur une table ou le ciel bleu à travers les barreaux de la fenêtre ou à travers, les pins silencieux. Mais pas Katia, sinon furtivement. Le trouble était d’autant plus intense que celle-ci ne s’est presque pas exprimée durant tout le temps qu’elle était là, contrairement à la première jeune fille qui, en posant des questions, semblait s’intéresser davantage à la formation. Katia semble avoir été enfantée et envoyée par Aphrodite elle-même. Lorsque – ayant vaincu un instant la charge émotive qui me submergeait – j’ai pu la regarder dans les yeux, je lui ai demandé, « tu ne parles pas ? » elle a penché la tête, puis a souri. Elle est d'une beauté mon Dieu, comment la décrire ? Elle doit mesurer un mètre soixante-cinq ou sept, ma taille quoi. Elle est aussi fine qu’un canon de chez John Galliano ou Zuhair Murad. Quelques mèches faussement rebelles lui tombent sur de grands yeux tristes et charbonnés en forme d’amandes. Une longue chevelure agitée, violente comme l’intensité du jais, lui descend jusqu'à hauteur des fesses discrètes. Ses fortes lèvres lascives contrastent avec la finesse générale de sa frimousse. Un grain de beauté posé comme par une heureuse inadvertance sur la lèvre supérieure près de la commissure, mille fois l’embellit, la poétise, la sublime. Nulle autre femme ne peut la concurrencer. Cindy Crawford se rhabillerait à la vue de cette élégante gazelle. De temps à autre un sourire malicieux adoucissait son regard à la lisière de l'inquiétude ou du chagrin, et renforçait ses pommettes laiteuses. Un sourire mielleux, diaboliquement désarmant, perturbant. Un sourire dangereux. Revolver. Au fur et à mesure que l’entretien se déroulait, la jeune fille (Katia) prenait confiance. Je ne sais quel auteur a écrit à propos de son égérie « quand elle sourit ses yeux s'allument ». Pour sûr, cet écrivain évoquait un clone de Katia. Son visage est d'un parfait ovale, à la couleur d'une aube printanière. Il est ciselé comme un ouvrage d'art. Le nez est net et fin, semblable à celui d'un oiseau de proie. Il est posé sur son visage comme une fine courbe tracée avec amour, un amour sculptural tellement profond, juste sous des yeux foncés sur leur garde, étonnants, surprenants, légèrement pentus. Ses longs cheveux noirs je répète, sont infinis, longs, longs comme la crinière d'un kheïl essertia . Son corps, ma parole, a été dessiné par Dieu même au secours de Léonard de Vinci. Elle est une Houri échappée du Paradis. Dès l’instant où elle est entrée dans la salle, cette insoutenable sultane a fait instantanément naître en moi un trouble, que je ne conçois que définitif. Ad vitam aeternam.

A suivre...



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