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samedi, juillet 31, 2010

212- Les bouquinistes à Oran etc.

Dur, dur d'être bouquiniste à Oran
par El Kébir A.
Pour toute la ville d'Oran, la capitale de l'ouest algérien, on aura beau la fouiller de fond en comble, aller dans les moindres recoins, on ne dénichera, en tout et pour tout, que deux à trois bouquinistes, et rien de plus.

Le premier se trouve à l'angle du boulevard Emir Abdelkader et de la rue Mostaganem; le second à la place de la Cathédrale, et le troisième à la rue Khemisti. Trois bouquinistes pour toute une ville, et non des moindres, puisqu'il s'agit de la deuxième grande ville d'Algérie, il y a forcément quelque chose qui doit clocher quelque part ! Et si on va à la rencontre de ces bouquinistes, et si on leur demande de nous faire part de leurs sentiments et de leur appréhension quant à la rareté, voire même de la carence de leur métier dans la ville d'Oran, leurs discours sont édifiants. «C'est malheureux à dire, mais les gens lisent de moins en moins, nous dit l'un d'entre eux, je remarque cela d'année en année, et j'en suis impuissant». Il faut dire aussi que rares sont les fois où un passant s'attarde à contempler l'étalage des livres. «Avec la cherté de la vie et le pouvoir d'achat laminé, la lecture est devenue le cadet des soucis des gens !», ajoute-il. Pourtant, comme chacun le sait, et comme il l'a souligné : «dans la norme, la culture ce n'est pas un luxe, mais une nécessité». Dans ce cas, la question qui nous vient en tête: «comment font les quelques bouquinistes restants pour survivre encore?», il nous répond tout de go: «on réussit à subsister grâce aux livres utilitaires, très prisés des bacheliers et des universitaires, ou encore grâce aux échanges de livres policiers, mais pour ce qui est de la littérature, la vraie, là, c'est la mort».

L'autre bouquiniste que nous avons contacté tenait, quant à lui, des propos plus ou moins nuancés, virant même parfois vers l'optimisme «Certes, nous dit-il, il va de soi qu'on vit en ce moment une vraie crise, mais pour ma part, j'attribue cela à d'autres raisons. Il ne faut pas l'incomber seulement au désintéressement des gens, loin de là... en vérité, le vrai problème, ce n'est pas la pénurie de lecteurs, mais celle des livres!»; autrement dit, c'est le choix des livres que proposent les bouquinistes qui n'est pas si évasé. Aussi, bien des fois, quand les gens cherchent un livre de Sartre, d'Ernest Hemingway, de Dostoïevski ou même d'Albert Camus, le bouquiniste, impuissant, leur répond qu'il n'en dispose pas. «A chaque rentrée universitaire, nous dit-il encore, des étudiants de l'I.L.E viennent me voir, demandant, à titre d'exemple «Nedjma» de Kateb Yacine, ou encore «Madame Bovary» de Flaubert... Hélas, ils ne sont pas toujours en à ma possession, et quand je les ai, c'est à seulement un nombre insignifiant d'exemplaires», regrette-t-il! Bien sûr, quand les livres sont indisponibles chez les bouquinistes, les gens peuvent toujours se rebattre sur les librairies; mais là encore, il faut savoir que celles-ci ne sont également pas très nombreuses pour une ville qui compte tout de même pas moins de deux millions d'âmes. Et si on ajoute à cela le fait qu'un livre, dans une librairie, se vend à un prix infiniment plus cher que celui qu'on trouve chez un bouquiniste, cela nous donne une certaine idée du nombre de personnes qui s'intéressent à la lecture à Oran. Cela dit, ces bouquinistes sont tombés d'accord sur un point: en Algérie, ou tout du moins à Oran, les personnes qui lisent le plus sont les femmes. «C'est elles qui viennent nous voir le plus souvent, et qui s'attardent pendant des longues minutes devant l'étalage de bouquins; et qu'on se le tienne pour dit, quand elles viennent ici, elles cherchent précisément des livres de littérature, et non pas seulement, comme on est tenté de le croire, des livres Arlequin ou de cuisine !»

Photo El Watan


A ce propos, il est à noter que face à la pénurie de livres de la littérature, les bouquinistes tentent de meubler la carence par des livres religieux ou de cuisine. «Alors que ce n'est pas notre rôle, regrette-il, un bouquiniste ne doit proposer exclusivement que des livres de littérature; mais hélas, on est bien obligé de faire cela, car il faut aussi qu'on survive!» Il est à remarquer que cette pénurie de livres ne touche pas seulement Oran, mais peut-être bien l'ensemble de l'Algérie. Aussi, a-t-on appris la semaine dernière, la fermeture de «l'espace Noûn», la célèbre librairie à Alger, et cela pour raison de difficultés financières. En revanche, à Alger précisément, si les librairies endurent quelques difficultés, les bouquinistes, quant à eux, se portent plus ou moins bien, et cela pour une raison toute simple: les livres qu'ils proposent sont nombreux et variés. Mieux que cela, à «l'île lettrée» à titre d'exemple, qui est en fait un café littéraire doté d'une bibliothèque, les clients, quand ils ont un livre en double, n'hésitent pas à le léguer à cet espace de culture, et cela afin de faire profiter les autres. C'est ce qu'on aimerait qu'il se passe aussi à Oran: ne plus se contenter d'être des lecteurs passifs, mais contribuer à faire propager la culture un peu partout! » Etre bouquiniste ne se réduit pas simplement à vendre des livres, nous dit-il, c'est aussi une notion de valeur et de partage. Un jour, je fais découvrir tel auteur à telle personne, un autre jour telle personne me fait découvrir tel auteur! Pour moi, je n'ai pas des acheteurs, mais des lecteurs, et je ne parle pas de clientèle, mais de lectorat! Il est grand temps que la culture retrouve sa place dans cette ville!»

in Le Quotidien d'Oran, samedi 31 juillet 2010
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Librairie l’étoile d’or (Alger-Centre) : Le capharnaüm du bouquiniste En arpentant les rues d’Alger, très peu de bouquinistes, hormis les occasionnels qui étalent leur éventaire sur le trottoir, continuent à exercer leur métier. On y trouvait ces réduits livresques dans tous les quartiers de la capitale, mais les temps ont bel et bien changé et à « la lecture, ce vice impuni » pour reprendre la citation de Valéry Larbaud, d’autres « vices » ont pris place. Il n’en subsiste à présent que quelques-uns qui se comptent sur les doigts d’une main. Le plus ancien est le bouquiniste Mouloud Mechkour qui reste rivé à sa passion depuis près de soixante ans. Tapi dans une boutique d’une trentaine de mètres carrés, sise au 74, rue Didouche Mourad, au milieu d’un fatras de livres, de revues et autres publications, ammi Mouloud se remémore des années cinquante, lorsque la propriétaire du local l’Etoile d’or s’attachait ses services pour l’aider temporairement dans sa tâche de bouquiniste, lors de la rentrée scolaire où les potaches venaient refiler ou troquaient, c’est selon, leurs anciens livres pédagogiques avec les plus récents. Alors qu’il n’avait que treize ans, ammi Mouloud faisait preuve d’assiduité et ne ménageait aucun effort pour mener à bien le travail qui lui était confié, ce qui lui permit au fil des semaines et des mois de gagner des galons. Plusieurs personnalités de la littérature ont défilé dans cet espace clair obscur, devenu un pied-à-terre des gens de l’édition, des écrivains et journalistes de la métropole, lorsqu’ils étaient de passage. « On y trouvait dans les années soixante-dix tous les styles de production de la pensée humaine dans le genre romantisme, classicisme, futurisme », se rappelle ammi Mouloud dont la mémoire convoque des auteurs anciens et modernes, écrivains illustres ou inconnus à l’image de Jean Sénac, Emmanuel Roblès, Mouloud Feraoun, Georges Arnaud, l’auteur de l’œuvre cinématographique Le Salaire de la peur ou encore Edmont Charlot, l’éditeur (Rivage) qui a découvert Albert Camus, Max-Pol Fouchet et Jules Roy en Algérie. Les bouquinistes de l’époque, poursuit-il, n’avaient pas la vocation de présenter les nouveautés, sinon qu’ils permettaient à la gent bouquineuse d’aiguiser sa curiosité et d’augmenter l’envie de lire les œuvres classiques ou anciennes qui ont marqué une époque. C’était une tradition où l’homme d’études, le lettré, le professeur, l’étudiant, l’écrivain ou le simple employé qui, sorti de son cours, de son cabinet ou de son bureau, observera une halte chez le bouquiniste du coin pour y étancher sa soif, en dénichant quelque rareté ou en devisant sur telle ou telle œuvre.A 75 ans, ammi Mouloud n’est pas prêt à mettre la clé sous le paillasson ou à changer d’activité pour un gain plus rémunérateur. Il n’abdique pas devant les vicissitudes de la fortune, laisse-t-il entendre, ni ne prête le flanc à ceux qui « osent » le persuader de se défaire de ce métier moins rentable sur le plan commercial. Il continue à évoluer à pas feutrés dans son univers qui respire la patine du temps, toujours fidèle à son compagnon complice de toujours, le livre. Comme écrivait Jean Rostand : « Je demande à un livre de créer en moi le besoin de ce qu’il m’apporte. » Par M. Tchoubane
in El Watan 11 février 2009

jeudi, juillet 29, 2010

211- L'amer Jasmin de Fès est paru

Aux éditions Edilivre, parution de mon deuxième roman.


Razi, la cinquantaine entamée, enseigne dans un centre de formation du sud de la France depuis plusieurs années. Il rouille ses os dans la routine jusqu’à ce jour de
septembre, quand arrive dans sa classe une jeune marocaine qui n’a pas encore vingt ans. Jeune divorcée, Katia ne pense qu’au renouvellement de sa carte de séjour et accessoirement à ses facéties juvéniles. Razi est obsédé par cette fille qui bouleverse sa vie. Une relation forte et complexe s’établit entre le formateur et son élève. Razi et Katia passent ensemble des moments inoubliables.
Les démarches administratives de Katia n’aboutissent pas. Elle se retrouve dans l’illégalité : elle est une sans-papiers. Le préfet des Bouches du Rhône la somme alors de quitter le territoire français dans un délais d’un mois.

Lecture ici:
http://www.wobook.com/WBtc25a2NX1lBl6F/L-amer-Jasmin-de-F%E8s.html


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mardi, juillet 27, 2010

210- Giono Manosque et Gréoux les bains





Manosque

















































Gréoux les bains




















Gréoux, son château
















Gréoux, un de ses restaurants, plus bas ses thermes...

dimanche, juillet 25, 2010

209- Zorah sur la terrasse de Abdelkader DJEMAI

Le dernier livre de Abdelkader Djemaï, « Zorah sur la terrasse » (éditions du Seuil, 123 pages) est un récit prenant la forme d’une longue lettre qu’il adresse au célèbre peintre Matisse (1869-1954) et dans laquelle il apporte nombre d’informations ou comme lorsqu’il s’adresse à quelqu’un qui n’a plus toute sa mémoire rappelle (au lecteur ?) un ensemble de faits. Elle commence ainsi : « Cher Monsieur Matisse, J’ai voulu vous parler et vous écrire parce que j’aime votre peinture et que mon grand-père paternel vous ressemblait physiquement »..
Djemaï raconte en 26 planches de 50 à 125 lignes chacune, d’une part les relations fortes entre Matisse et la mythique « ville bleue » marocaine, Tanger, mais aussi les relations qui lient le peintre à ses modèles, dont Zorah, la belle prostituée « aux lèvres charnues et le buste dénudé (…) on aurait dit une petite sainte ».
L’auteur raconte d’autre part des souvenirs familiaux dans l’autre grande et magnifique ville méditerranéenne, Oran l’algérienne.
Les périodes, les villes de Tanger et d’Oran ainsi que les personnages, ceux qui entourent Matisse et les membres de la famille de l’auteur, au premier rang desquels Miloud, le grand-père paternel, s’entrecroisent fréquemment. 28 oeuvres de Matisse sont citées dans l’ouvrage de Djemaï.
La vie difficile de l’Algérie des années coloniales, « il n’y avait pas chez nous d’eau courante, d’électricité, de téléphone et les toilettes étaient dans la cour ».. Malgré la colonisation il y avait des moments forts « Mon grand-père (…) appréciait la gasba, la flûte artisanale à six trous, les chants bédouins de Cheikh Hamada, le couscous au beurre et aux raisins secs »

L’écriture de Abdelkader Djemaï est très mesurée. Les phrases sont souvent courtes. Elles ne débordent pas, moulées dans une sobriété continue, hormis peut-être « les fesses en compote »…Et nous avons vite l'envie à la fois de découvrir (redécouvrir) Matisse et de faire connaissance de manière plus approfondie de Zorah ettanjaouia.

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Zorah sur la terrasse. Abdelkader Djemaï. Editions du Seuil, 2010.

dimanche, juillet 18, 2010

208- Amine Zaoui: pour Yamina Méchakra

L’écrivaine d’un seul livre.
Lettre à Yamina Mechakra, da
ns sa souffrance capitale .

Photo DR


“Comme si le devoir de mourir ne suffisait pas, il faut aussi compter sur le laisser mourir et le faire mourir. (Anthropologie de la mort : L.-V. Thomas p : 103).”
Qui parmi nous se rappelle de cette femme de verbe, en vers, de plume, en encre et de cœur, fille de Meskiana, celle qui sa maman l’a appelée Yamina, oui Yamina Mechakra ? Les mamans, t
outes les mamans, savent bien choisir les noms de leurs filles. J’adore ce nom “YAMINA” très algérien. Il est très fort par sa musicalité rurale et fine. D’ailleurs, Ahmed Wahbi a chanté sa Yamina : “Yamina Ghadra”.Une femme fragile au sourire douloureux ! Elle appartient à la race “des roses” ! Celle qui, autour de son premier roman La Grotte éclatée a pu réunir deux géants de la culture algérienne : M’hamed Issiakhem pour la couverture (tableau de l’aveugle) et Kateb Yacine pour la préface, cette écrivaine est menacée d’extinction.“Issiakhem lui a dit un jour : attention, il ne faut pas écrire comme les femmes, hein ?!” cette écrivaine qui a écrit comme “les grands” sombre dans le silence d’un hôpital psychiatrique, sans caresses, sans amis et sans poésie ! Elle qui adorait écouter le vin des vers.
Elle est plus grande que notr
e silence complice qui l’enterre vivante. Nous regardons sa mort unique et spectaculaire et nous croquons des pistaches persanes grillées ! Nous évitons de regarder sa descente en enfer de la folie pour mieux déguster ce match en direct de Johannesburg ! Et, dehors, les drapeaux aux couleurs nationales flottent partout dans les rues et les ruelles, nous sommes le 5 juillet, 48 ans d’indépendance. Et Yamina garde de cette guerre de libération des images : “un homme écartelé sur le canon d’un char, exposé dans la rue. Elle a vu torturer son père. Elle l’a vu mourir en lui recommandant de garder la tête haute… c’est à lui qu’elle dédia le livre.” Comment une poétesse internée à l’hôpital psychiatrique Frantz-Fanon de Blida vit ce jumelage : la poésie et la folie ? Qui est l’origine de l’autre ?
À l’image de son maître Kateb Yacine, Yamina Mechakra est l’écrivaine d’un seul texte, d’un seul livre. Les prophètes, comme les poètes, eux aussi n’ont qu’un seul livre. Par son roman La Grotte éclatée (1979), Yamina Mechakra a bouleversé l’écriture algérienne des années 70/80. Sur les traces de Nedjma, de Kateb Yacine, vingt-cinq ans après l’apparition de Nedjma (1956), Yamina Mechakra a révolutionné l’écriture romanesque sur la révolution algérienne. Comme Mohammed Dib, dans Qui se souvient de la mer (1962), Yamina Mechakra voulait subvertir l’écriture de l’intérieur, en dynamitant la langue et les genres littéraires.

La Grotte éclatée est un texte en plein feu de la folie. La folie créative est la sœur jumelle de toute écriture honnête et révélatrice. La folie est installée dans le texte ou dans l’âme de Yamina ? C’est kif-kif ?
Dans sa préface au roman, Kateb Yacine écrit : “À l’heure actuelle, dans notre pays, une femme qui écrit vaut son pesant de poudre.” “L’écrivaine éclatée” ! L’or est l’affaire des femmes esclaves ! Et en ce 5 juillet, 48 ans d’indépendance, un demi-siècle, la poudre est mouillée à l’hôpital psychiatrique de Blida. Seule, esseulée ! Le baroud ne répond plus ! Et l’âme subversive saigne ! L’âme est blessée !
En ces jours de fête du 5 juillet 2010, face à ces drapeaux aux couleurs nationales qui flottent, berçant la mémoire de la révolution, en soutien à l’écrivaine Yamina Mechakra dans sa souffrance, j’invite les Algériens à lire ou à relire son roman La Grotte éclatée (je signale que le roman est disponible en traduction arabe).
Merci Yamina Mechakra pour tout ce que tu nous as appris, dans et par le texte, dans et par ta vie peinée.
Amine Zaoui.
in: Liberté / Culture Jeudi 08 Juillet 2010
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Extrait de : La grotte éclatée.
4 Juin 1962 - Cinq heures du matin. Un soleil rouge et ruisselant se levait derrière les collines. La caravane s'immobilisa au bord de la frontière. Je glissai de la fourgonnette. Debout, le soleil dans le dos, le vent dans les cheveux, la main sur mon cœur, je me dis tout bas mon pays et ma maison, ma grotte et ma peine. Quelque part dans le monde, une autre femme peut-être, debout sur une autre frontière priait pour la dernière fois. Je laissai tomber mon bras puis je me déchaussai. De mes pieds couverts des cratères du napalm, mes pieds nus et carbonisés, je foulai avec douceur la terre brûlante de mon pays. Je fis un pas. puis un autre, puis encore un autre. Les cailloux me déchiraient la peau. Les ronces m'égratignaient, j'eus soif, j'eus mal à la tête et m'évanouis. Quand je me réveillai, j'étais allongée au pied de la fourgonnette, le cadavre castré me passait un peu d'eau sur le visage. Il devait être midi. Je lui demandai de verser un peu d'eau fraîche sur le cercueil métallique. Kouider devait suffoquer. Mon fils tendait l'oreille à la voix du poète, qui le tenait dans ses bras. Je laissai la caravane gorgée de milliers d’émigrés sur la route de Tébessa et partis avec le poète, le cadavre castré et Rima à la recherche d'un arbre nu et déchiré, mort debout, au pied duquel dormaient ma grotte et mes amis. Je le vis au bout de ma route, les bras levés vers le ciel. Face à mon arbre, je cessai de respirer et le regardai avec mes yeux mêlés aux yeux de Kouider. Je m'approchai de lui et glissai mes lèvres sur son écorce rugueuse. Il avait survécu à mes amis. Il était ce quelque chose qui avait poussé dans ma mémoire quand ma grotte mourut, il était l'unique quelque chose qui me parlait encore de mes amis J'y accrochai ma ceinture. Le sol ne trahissait plus l'existence de ma grotte. J'arrachai une motte de terre. Je l'emporterai avec moi à ARRIS. Je la déposerai dans une jarre et j'y planterai des marguerites.
Extrait de : La Grotte Éclatée Alger SNED. 1979.
In :http://timkardhit.hautetfort.com/archive/2007/03/10/la-grotte-eclatee-yamina-mechakra.html
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Extrait de Arris :
La mère ferme les mains en coquille autour de la bouche d’Arris. Recueille le vomi bilieux qu’elle verse dans un vieux chiffon qui lui sert de serviette. Le petit se remet à somnoler.



La mère plonge la main dans son corsage, en tire un minuscule paquet. De ses doigts fébriles, elle écarte les bouts entachés d’huile du journal et découvre un beignet doré, couvert de sucre. Le petit refuse de manger. Elle se sent moins seule. Sur une banquette, vieille de deux guerres, elle allonge Arris enveloppé dans une serviette de bain. Les malades couchés à même le sol, et dehors jusque sur les trottoirs, lui rappellent atrocement l’année du typhus : ça sent les crachats verts, spumeux et couverts de mouches lui meurtrissent la vue et l’estomac.
La mère se frotte la main pour la réchauffer, soulève la serviette et la glisse doucement sur le dos d’Arris.
Le monstre est là, gros comme une orange. Elle le palpe ; il est fluctuant. Le petit geint. Elle retire discrètement sa main. Puis la glisse de nouveau vers le monstre ; ce n’est pas de l’os. Elle vérifie les vertèbres, une à une : toutes présentes. Le monstre, c’est quoi alors ?
Extrait du roman, page 7.
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Il est de nature qu’aujourd’hui encore en Algérie on continue d’ignorer nos plus belles plumes. Ceux qui sont poussés par un excès de zèle tenteront de renier cette donne, mais la vérité est malheureusement là, à nous faire face. Elle est tellement cinglante qu’on n’ose même pas la regarder. Et le cas de l’écrivaine algérienne Yamina Mechakra n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. L’auteur de la Grotte éclatée est aujourd’hui dans la détresse. Pourtant, elle a tant donné à un pays qui continue d’ignorer encore ses meilleurs enfants.
Il est vrai qu’il n’est pas de l’habitude des officiels algériens de bouger le petit doigt pour venir à l’aide d’une frange aussi fragile que celle à qui appartient Mechakra, mais on n’est mieux compris que par ses semblables. Ses semblables comme Hayder Ben Hassen qui a adapté au théâtre la Grotte éclatée, ou Ahmed Benaïssa qui la mis en scène. La générale de la pièce a été présentée, hier, au Théâtre national algérien. Pour ceux qui veulent la voir, il n’est nullement trop tard, puisqu’une deuxième représentation sera donnée aujourd’hui, à 15h, au TNA. Cette pièce est un pan de la vie “fictive” de Yamina Mechakra. “Fictive, le mot est juste puisque le roman est une fiction. Néanmoins, cette œuvre n’est pas de celles qui appartiennent à la science fiction. Le roman de Mechakra est une fiction qui traite de faits réels”, dira Ahmed Benaïssa, lundi dernier, lors d’une conférence de presse animée au TNA. Tout en reconnaissant la difficulté de la mise en scène d’une pareille pièce, le metteur en scène a néanmoins souligné que “ça a été un énorme plaisir de mettre en scène une œuvre d’une pareille force psychologique”. En effet, la force psychologique de l’œuvre de Mechakra réside dans le fait qu’elle nous présente des personnages schizophréniques. A cela, on peut également ajouter le caractère d’une violence inouïe de ces mêmes personnages. Yamina Mechakra les a presque traînés dans la boue. Toutefois, les scènes décrites dans le roman ne reflètent que le vrai visage de la guerre de Libération nationale. Ahmed Benaïssa a, dans ce contexte, estimé que le “roman de Mechakra traite également de la situation actuelle de l’Algérie. Il est de ce fait affranchi des rênes du temps”. Par ailleurs, l’adaptateur de la pièce a indiqué que le texte de Mechakra est doté d’une force au point où il n’a de cesse de le tarauder depuis plus de dix ans. “J’étais absorbé par sa portée poétique et prosaïque à tel point que j’ai décidé de l’adapter. Et le projet je l’ai entamé en 2001, à l’Institut national des arts dramatiques et chorégraphiques de Bordj El Kiffan. Je l’ai fait en présence de Mechakra ; elle a trouvé l’idée géniale”, a indiqué Hayder Ben Hassen. Soulignons enfin que la pièce, la Grotte éclatée, est la cinquième pièce qui entre dans le cadre d’“Alger, capitale de la culture arabe 2007”. Elle sera jouée par trois comédiens du Théâtre national algérien, en l’occurrence Linda Sallam, Malika Belbey et Ali Djebarra.

Hakim C.
Le Soir d’Algérie 08 mars 2007

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YAMINA MECHAKRA, LE RETOUR DE LA KEBLOUTI

Dire l’amour dans ses trois dimensions symboliques autour du même nous Arris , le pays ;l’ amant , l’ enfant : Je dis ma foi en demain clouée sur ma poitrine. Je dis Arris mon pays et ses moissons. Arris mes ancêtres et mon honneur. Arris mon amour et ma demeure

«A l'heure actuelle, dans notre pays, une femme qui écrit vaut son pesant d'or. » C'est par cette phrase restée célèbre que Kateb Yacine terminait la préface de La Grotte éclatée de Yamina Mechkra (ENAG-1979). Ce roman-poème, pluriel dans la pluralité des « je » féminins, mémoires et sensibilités de l'Algérie en lutte pour son indépendance, outre de nombreuses études universitaires qu'il a suscitées, a été traduit en plusieurs langues dont la plus récente, en cours, en version anglaise, est entreprise par trois Américaines de l'Etat de l'Ohio. Yamina Mechakra revient à l'écriture par la publication récente de Arris aux Editions Marsa (collection Algérie- Littérature-Action) ; un roman qui continue, en forme et en fond, La Grotte éclatée. A-t-elle cessé d'écrire depuis ? Comment a-t-elle vécu depuis ? Nous l'avons rencontrée dans l'ambiance katébienne. En fait, cette fille de la pierre aurésienne est une Keblouti obsédée par l'écriture, une écriture transhumante mais vrillée à l'Algérie : « Je creuserais la terre de mes mains, de ma bouche, mais je ne quitterai pas l'Algérie. »
Arris paraît vingt-deux ans après la publication de La Grotte éclatée (SNED, 1979) préfacé par Kateb Yacine qui a dit de vous : « A l'heure actuelle, dans notre pays, une femme qui écrit vaut son pesant d'or ».

Q : Pourquoi cette absence ?


Les gens s'imaginent que je me suis tue. Or, je n'ai pas cessé d'écrire, mais j'écris et je perds. Je n'ai pas la chance de Kateb Yacine qui a eu Jacqueline Arnaud qui a sauvé et fixé ses textes transhumants.

J'ai commencé à écrire à neuf ans, un roman à douze ans (manuscrit [qu’elle a] illustré de ses propres dessins intitulé Le Fils de qui ?) et j'ai publié à vingt-quatre ans. Je viens de sauver Arris et je n'en ai publié que le un dixième.
A l'origine, Arris fait 400 pages, et la mythologie d'Araki incluse dans le roman 120 pages. La Grotte éclatée est un roman que j'ai écrit en 1973. Ce n'est qu'au bout de sa troisième version (toutes ont été lues par Kateb Yacine) que je l'ai publié en 1979. Pour écrire Arris, je suis retournée vingt-six ans en arrière, l'année 1974 où j'ai rencontré le professeur Grangaud, pédiatre à l'hôpital de Béni Messous. Dans son service ambulatoire de pédiatrie, je prenais des notes.
Quand les patients s'endorment, je les reprends. Ainsi, l'idée d'Arris m'est venue de cette réalité des enfants hospitalisé(e)s. C'est donc une fiction construite à partir de cette expérience à Béni Messous. Les enfants que je soignais m'ont donné l'idée d'Arris. Surtout dans le service que j'ai créé pour les filles-mères. Un soir de garde, une mère se présente avec son enfant déshydraté. On lui exige un livret de famille qu'elle n'a pas et on lui refuse l'hospitalisation de son enfant. De ce personnage-clé que j'ai gardé, c'est le statut de la fille-mère et des enfants abandonnés que je pose dans sa réalité sociale et émotionnelle. Je suis restée six mois à Béni Messous. Je garde cette image d'une mère de 17 ans qui m'a jeté dans les bras son nourrisson et elle est tombée par terre. S'est-elle évanouie ? Elle était sûre d'avoir confié son bébé.

Q : Le récit d'Arris est simple, mais d'une tension psychologique extrême.

D'où avez- vous puisé cette énergie textuelle qui se déploie dans le cri obsessionnel d'une mère dans la quête de son enfant ?

J'écris avec mon coeur, mes viscères ; mes textes, en gestation, sont des accouchements douloureux. Seule la mère peut se permettre cette fulgurance du cri, ces gémissements. Elle emmène son fils malade, âgé de quatre printemps, en ville au prix de tous les sacrifices de la communauté pour l'hospitaliser. Or, et pour l'enfant, les quatre premières années de sa vie sont décisives. C'est pourquoi Arris, volé à sa mère, ne cesse de reconstruire son itinéraire. Mais Petite mère, c'est la Patrie. Elle est à l'image de ces femmes de Khenchela qui se sont révoltées en 1916 et se sont battues pelles et pioches à la main contre la France qui venait prendre leur fils pour la Première Guerre mondiale. Dans notre culture, la mère est gardienne de la mémoire et est épicentre des attaches, du groupe, de la communauté, de la grotte. Kateb Yacine était très lié à sa mère que j'ai connue. Issiakhem pleurait l'ancienne Kabylie des solidarités. La mère, malgré sa blessure béante, a confié à Arris, par les contes, la légende de la déesse-mère, Araki, le message de ses racines, de son identité. Où que l'on soit et de quelque origine, la mère est l'attache primitive. La Petite mère a gardé la culture, c'est la gardienne du temple jusqu'à son dernier souffle. C'est en quelque sorte une terre absolue.

Q : Le personnage d'Arris est fait de « transhumances intérieures », un concept que vous aviez étudié en psychiatrie. Est-ce une identité de la transculturation ?


Arris est une quête obsessionnelle des racines premières, de sa culture primaire, en dehors de toute religion et de toute langue, comme dans la mythologie d'Araki. Toute la littérature algérienne est marquée par ces états psychotiques de l'identité. Arris est un déraciné au premier degré, mais il est symbole de l'entêtement identitaire dans ses transhumances géographiques et surtout intérieures, dans les « bouffées délirantes » de la quête de soi. Kateb Yacine avait dit que chacun de nous sera quelque part caché dans la mémoire de son terroir. Certes, Arris a vécu ailleurs une autre culture, une autre famille qui l'a choyé, mais obsédé par son terroir, sa terre maternelle. Il retrouve ses racines mais il rencontre l'absence de son monde d'enfant. Il a vécu deux absences : la sienne et ceux qu'il a aimés. Ce texte a fait pleurer beaucoup de lecteurs, en majorité des femmes intellectuelles.


Q : Kateb Yacine reste votre référentiel en écriture. Peut-on dire que vous écrivez dans le texte katébien ?


Kateb Yacine m'a fait beaucoup lire des ouvrages qui lui étaient dédicacés. Je l'en remercie. Ma rencontre avec lui a été capitale. Mais, aujourd'hui, chacun se l'approprie. Or, lui, il était l'ami de tous. On disait de lui qu'il ne pouvait plus écrire ; or, son écriture est un long silence. Qu'on le laisse en paix. Issiakhem que j'ai connu est une montagne de sensibilités comme Kateb. Je ne les ai jamais vus pleurer.


In: Batnainfo mars 2009: http://www.scribd.com/doc/13974115/Batna-Info-Mars-2009fr

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Et cet appel :
Yamina Méchakra, est malade, elle séjourne actuellement à l'hôpital de Chéraga (Alger). Je lui souhaiterai un prompt rétablissement.
Svp tous ce qui peuvent lui rendre visite pour faire ainsi, tous ce qui ne peuvent pas satisfaire d'essayer de lui envoyer vos bénédictions de bonne santé
Juin 2010 ( ?)
In : http://www.chawiland.com/blogComment.php?blog_id=22
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jeudi, juillet 15, 2010

207- L'Amer Jasmin de Fès. n° 4

Elle est bouleversante. Naturellement troublante. J'écris ces mots quinze jours après avec une profonde conviction, mais je trouve qu'ils ne reflètent pas assez ce qu’elle a fait naître en moi. Elle est jeune, mon Dieu qu'elle est jeune ! Je frissonne un instant et je me vois en Gabrielle Russier, l’enseignante mise au ban de la société, morte d’avoir aimé son jeune protégé. Je n’ai pas honte de l’aimer, je l’aime déjà ! Mais je culpabilise. Sa jeunesse lézardera ma morale et mes principes. D’ores et déjà je crains de vivre le calvaire de Gabrielle. Comme je lui ai demandé son nom, elle a susurré une fois, puis encore à ma demande : « Katia G... » Elle est en France depuis peu. « Ene an idmi coum ça ». Elle est originaire d'un village berbère du sud de Fès. Son accent hautement épicé puise dans le parlé vernaculaire de l’Atlas marocain proche des sources de la Moulouya. Ces mots sont puissants mais ils ne correspondent pas tout à fait à ce que cette jeune Marocaine a fait naître en moi. Lorsque je la scrutais alors qu'elle s'efforçait de porter ses maigres connaissances linguistiques sur papier, quelques vers désarticulés de Balkhaïr ont traversé mon esprit dans le désordre. Je les ai retrouvés depuis :
Sous la frange apparaît la blancheur de son front / qui rivalise d'éclat avec la lune, / Les sourcils de ma reine de beauté sont bien tracés, / Et on prendrait ses yeux meurtriers pour deux pistolets / D'un Bey d'Istanbul. / Ses joues sont aussi lumineuses que l'aurore, / Son cou est comparable à un étendard, / Tes lèvres ma belle, rouges et fines sont comparables / A du cuir du Tafilalet apporté par un marchand Marocain, / Tes dents ressemblent à l'ivoire…
Au terme de la rencontre j’ai demandé à Katia G… et à l’autre jeune fille, Chafia M… de constituer un dossier administratif et de l'apporter au plus tôt pour intégrer la formation qui avait commencé le deux septembre. Lorsqu'elles eurent terminé, j'ai voulu leur dire ‘‘à bientôt’’ mais ma gorge m'a trahi. Elle s'est désolidarisée et a projeté un bruit sourd et caverneux tel que j'ai moi-même douté de son origine et de sa signification.
Cette fille qui est tombée sur moi, qui hante et colore à la ouate plusieurs de mes nuits, est revenue le mardi 17 septembre. Elle est arrivée avec son dossier incomplet. Chafia M… avait entre-temps rejoint le groupe de stagiaires. Lorsque j’ai fait remarquer à Katia G… qu'il manquait des pièces au dossier, la beauté n'a pas répondu. Elle a seulement dardé son sourire impossible dans mes yeux défaits, puis de sa bouche en cul-de-poule, suppliante, elle a tiré la langue qu'elle a ensuite entièrement et maladroitement fait glisser lentement le long de la lèvre supérieure, puis lentement sur la lèvre inférieure. Je fus saisi par cette conduite qui contrastait avec l’idée que je commençais à me faire d’elle. Pourquoi un tel comportement ? Est-elle dévergondée, est-elle à ce point niaise ou écervelée ? Ce jeu de langue et de lèvres m'a bouleversé et fortement déçu. Ainsi c'est une invite ai-je pensé, ses mœurs sont légères. Plus tard j'ai aussi pensé qu'il me fallait peut-être chasser cette noire opinion prématurée. Cela n’a pas été facile. Depuis je l'ai attendue en vain. Hier, animé par mon impatience, j’ai composé le numéro qu’elle nous a communiqué. C’est elle-même qui a décroché. Je lui ai proposé de m’attendre ce matin à neuf heures devant l’arrêt de bus en lui précisant « c'est sur mon passage ».
- Mais il me manque un papier.
- Ce n'est pas grave. J'ai une voiture verte. Une Peugeot 505.
- J'habite à Orgon près de l'office de tourisme.
- Je sais où tu habites. Moi aussi j'habite non loin. A demain.
La conversation s’est déroulée essentiellement en arabe maghrébin. Ses derniers mots ont retenti dans mon esprit comme un complément au geste déplacé de mardi dernier lorsqu'elle avait tiré la langue. Elle a dit :
- J’ai beaucoup de choses à te raconter.
En fin de journée je suis allé chez le plus chic salon de coiffure d’Orgon. J’ai aussi transité par Marionnaud pour m’offrir une eau de circonstance, une eau de toilette de chez Hugo Boss, un parfum de première classe. « Un parfum charmeur et plein de vigueur. » Va falloir assumer.

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Vous trouverez le roman dans sa globalité ici:
http://razialek.blogspot.com/

samedi, juillet 10, 2010

206 - Full moon in Lamanon


Comme l’année dernière, cette fois aussi, ce fut magnifique. Le blues était convoqué hier soir à Lamanon. Un petit millier de personnes ravies. Cette années « deux monstres sacrés de la scène internationale du Blues : Wes Mackey et Louisiana Red » furent conviées à se produire au Parc des Platanes.
Voici ce qu’en dit la publicité. « A Lamanon, on ne présente plus Wes Mackey,
Citoyen d’Honneur de la commune en remerciement de sa chanson et son album “Full Moon in Lamanon” qu’il interprète sur toutes les scènes internationales C’est d’ailleurs dans le cadre d’une tournée européenne que Wes s’arrête à Lamanon pour nous présenter son nouveau répertoire et son nouvel album, accompagné par les virtuoses du Cugny’s Quartet. (…) Autre monstre sacré de la scène internationale, Louisiana Red, une légende vivante qui a joué avec la plupart des Stars mondiales telles B.B. King, John Lee Hooker et bien d’autres. Red sera accompagné par Little Victor’s Juke Joint, considéré comme l’un des meilleurs groupes d’accompagnements de Blues résidant en France ».

jeudi, juillet 08, 2010

205 - L'Amer Jasmin de Fès -n° 3

Jusqu’à son terme. Car lorsque j’acquerrai la certitude que notre histoire m’aura expédié dans ses propres limites, lorsque mes yeux grands ouverts constateront le chaos (il s’agirait de cela), je reviendrai alors à ce cahier noirci. Lorsque cette histoire fabuleuse s'achèvera, car un jour – que je souhaite le plus tard possible – elle prendra fin, il ne me faut pas être dupe, alors il me sera loisible de revenir sur les traces qu'elle aura gravées dans ce journal. Revenir sur les traces qu’elle aura gravées pour dénouer les nœuds explicatifs de cette fatalité que je souhaite la plus éloignée. Revenir sur les traces qu’elle aura gravées pour les humer, pour les revivre sans ingénuité, pour en extraire les sensations qui me permettront de mieux supporter alors, de mieux respirer. Ma mémoire d’alors, prise au piège de ce cahier, ne pourra accéder à l’échappatoire du mensonge ou de l’omission, ce vers quoi elle s’aventurerait en l’absence de ce cahier. Je m’adresse ici à moi-même et à l’inconnu. Je suis narrateur prolixe aujourd’hui et lecteur à la mémoire retrouvée demain. Je m’adresse aussi à ma très chère H… Tu ne me connais pas. On ne te dit rien sur moi. Je suis sûr qu’on ne te dit rien de moi. Un jour tu découvriras toute la vérité chère H… Ces lignes n’en sont qu’un volet, peut-être léger. Les autres te seront contées par tous ceux que j’ai approchés ou aimés un jour ou des années.
Il me faut préciser que depuis très longtemps je vis seul. Depuis des années je rouille mes os dans la routine. Je ne suis plus jeune oh que non. Officiellement je suis marié. Ma compagne et les enfants vivent en banlieue parisienne. Je leur donne de mes nouvelles, ils me donnent des leurs, mais je m’ennuie au-delà de l’entendement, à tout le moins ce fut le cas jusqu’au début de ce mois. Je reviens donc à mon quotidien. Tout a commencé il y a quinze jours. Le lundi 9 septembre exactement. Une journée que j’ai d’ores et déjà marquée d’un rocher blanc plus que d’une simple pierre. Ce jour-là, à dix heures trente, je recevais deux nouvelles élèves. Marocaines toutes les deux. Je n'étais pas en face-à-face avec les stagiaires, mais en préparation. Dans notre jargon la prépa correspond au temps consacré à la préparation des cours. Le face-à-face pédagogique (on dit FAF) correspond lui, au temps de diffusion du cours aux stagiaires. Je suis référent de l’action, c’est à dire que j’en suis en quelque sorte responsable. En plus d’assurer les cours je m’occupe de tous les aspects administratifs concernant la FLB : tenir à jour les feuilles d’émargement, maintenir les relations avec les partenaires, convoquer des réunions de régulation, téléphoner aux parents lorsque les stagiaires mineurs s’absentent, calculer les écarts mensuels entre le nombre d’heures de formation consommées et celui qui était visé, etc. Pour ces raisons le formateur référent que je suis, dispose de deux demi-journées par semaine (nous les appelons bizarrement plages), une pour préparer les cours et une autre pour gérer l’administratif. Nous pouvons accomplir la prépa où bon nous semble : au bord d’un étang, chez nous, dans un square ou même à Sud Fo dans une salle dédiée à cet effet. Pendant le temps de ma préparation les stagiaires sont pris en charge par un autre formateur, en l'occurrence une formatrice. J’étais donc en prépa ce lundi-là, à Sud formation, lorsque je reçus deux candidates. C'est la Mission locale (j’y reviendrai) qui oriente les jeunes en direction du centre de formation. Il était dix heures trente. Je leur ai souhaité la bienvenue et les ai conviées à s’asseoir. L’une portait sur ses épaules un long châle de laine, noir, avec des franges (c’est Katia). L’autre un tricot beige à torsades irlandaises. « Bonjour » a répondu intimidée la seconde. Toutes deux étaient intimidées. Pour les décontracter j'ai plaisanté quelques minutes comme il m’arrive fréquemment de le faire pendant un cours, afin de mettre à l’aise de nouveaux venus ou pour d’autres raisons. Puis je leur ai remis un document à renseigner. Elles ont souri, peut-être par politesse. Je ne suis pas sûr qu’elles aient compris. La jeune fille au tricot (Chafia) a demandé en penchant la tête, ce qu’il fallait faire du document :
- On icrit ?
- Ecrivez votre nom en majuscule, votre prénom en minuscule. Vous comprenez ?
- Ene pou, a murmuré Katia.
Elles ont réussi tant bien que mal à remplir le formulaire (identité, coordonnées…) et à résoudre quelques exercices d'expression et de compréhension du français. Elles n'ont pas vingt ans. Elles habitent toutes deux à Orgon. Je leur ai ensuite détaillé la formation : sa durée, les horaires, son contenu et d’autres précisions. Quelque chose dans le regard de l’une d’elles – un reflet, telle cette lumière mouillée qu’évoque Aragon à propos des yeux d’Elsa – me perturbait. La jeune fille au châle (Katia) m'a très fortement impressionné, à tel stade que j’avais toutes les difficultés à soutenir son regard. J’essayais de leur expliquer mais je ne m’adressais qu’à l’autre. Elle, me déstabilisait. Par moments, pour ne pas avoir l’air ridicule je m’efforçais, mais c’était toujours la jeune fille au tricot beige que j’avais en face de moi. Alors je regardais cette jeune fille ou les documents posés sur une table ou le ciel bleu à travers les barreaux de la fenêtre ou à travers, les pins silencieux. Mais pas Katia, sinon furtivement. Le trouble était d’autant plus intense que celle-ci ne s’est presque pas exprimée durant tout le temps qu’elle était là, contrairement à la première jeune fille qui, en posant des questions, semblait s’intéresser davantage à la formation. Katia semble avoir été enfantée et envoyée par Aphrodite elle-même. Lorsque – ayant vaincu un instant la charge émotive qui me submergeait – j’ai pu la regarder dans les yeux, je lui ai demandé, « tu ne parles pas ? » elle a penché la tête, puis a souri. Elle est d'une beauté mon Dieu, comment la décrire ? Elle doit mesurer un mètre soixante-cinq ou sept, ma taille quoi. Elle est aussi fine qu’un canon de chez John Galliano ou Zuhair Murad. Quelques mèches faussement rebelles lui tombent sur de grands yeux tristes et charbonnés en forme d’amandes. Une longue chevelure agitée, violente comme l’intensité du jais, lui descend jusqu'à hauteur des fesses discrètes. Ses fortes lèvres lascives contrastent avec la finesse générale de sa frimousse. Un grain de beauté posé comme par une heureuse inadvertance sur la lèvre supérieure près de la commissure, mille fois l’embellit, la poétise, la sublime. Nulle autre femme ne peut la concurrencer. Cindy Crawford se rhabillerait à la vue de cette élégante gazelle. De temps à autre un sourire malicieux adoucissait son regard à la lisière de l'inquiétude ou du chagrin, et renforçait ses pommettes laiteuses. Un sourire mielleux, diaboliquement désarmant, perturbant. Un sourire dangereux. Revolver. Au fur et à mesure que l’entretien se déroulait, la jeune fille (Katia) prenait confiance. Je ne sais quel auteur a écrit à propos de son égérie « quand elle sourit ses yeux s'allument ». Pour sûr, cet écrivain évoquait un clone de Katia. Son visage est d'un parfait ovale, à la couleur d'une aube printanière. Il est ciselé comme un ouvrage d'art. Le nez est net et fin, semblable à celui d'un oiseau de proie. Il est posé sur son visage comme une fine courbe tracée avec amour, un amour sculptural tellement profond, juste sous des yeux foncés sur leur garde, étonnants, surprenants, légèrement pentus. Ses longs cheveux noirs je répète, sont infinis, longs, longs comme la crinière d'un kheïl essertia . Son corps, ma parole, a été dessiné par Dieu même au secours de Léonard de Vinci. Elle est une Houri échappée du Paradis. Dès l’instant où elle est entrée dans la salle, cette insoutenable sultane a fait instantanément naître en moi un trouble, que je ne conçois que définitif. Ad vitam aeternam.

A suivre...