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lundi, janvier 04, 2010

182- ALBERT CAMUS


De nombreuses émissions, de nombreux écrits sont consacrés aujourd'hui au Premier homme, décédé le 04 janvier 1960 à la suite d'un accident de voiture.
Notamment France culture.
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Albert Camus
l'étranger

Pourquoi l’étranger en titre de ce dossier ? Est-ce parce que L’Etranger vaut à Albert Camus son premier grand succès ? Mais Camus n’est-il pas un étranger à Paris après avoir quitté son Algérie natale en 1940 ? A moins que dans la marche du temps qui conduit à l’indépendance algérienne il ne soit devenu doublement étranger pour une communauté pied-noir qui l’exclue, pour nombre d’Algériens qui ne le reconnaissent pas. Enfin, Camus c’est l’étranger aux idées admises et aux chapelles établies.

GC
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Une enfance algérienne

Stèle Albert CAMUS à Tipasa (Algérie)Je comprends ici ce qu’on appelle gloire, le droit d’aimer sans mesure.




Albert Camus est né le 7 novembre 1913 à Mondovi aujourd’hui Dréan dans le Constantinois près de Bône, rebaptisée Annaba après l’indépendance algérienne, au sein d’une famille modeste. La région, agricole, est alors connue pour son tabac et ses vignes. Les Camus sont arrivés assez tôt en Algérie venant du bordelais, d’Ardèche ou peut-être d’Alsace. Lucien Camus, père d’Albert, caviste dans un domaine viticole des environs, est d’ailleurs né en Algérie en 1885. Agé de 25 ans, il épouse en novembre 1910, Catherine Sintès, elle-même née en Algérie en 1882 de souche espagnole. Ils auront deux fils : Lucien Jean, l’aîné et Albert.

Dans l’année qui suit la naissance d’Albert Camus, son père Lucien est mobilisé en septembre 1914. Très peu de temps après son arrivée au front, il est grièvement blessé durant la bataille de la Marne (6-12 septembre 1914) et meurt moins d’un mois plus tard. Albert Camus n’aura donc pratiquement pas connu son père. Avant même la mobilisation de son mari, la mère d’Albert Camus, Catherine, qui ne sait ni lire, ni écrire, souffre de surdité et s’exprime avec difficulté, avait quitté la région pour s’installer avec ses deux enfants chez sa mère à Belcourt, un quartier pauvre d’Alger. Albert Camus y sera élevé à la dure par une grand-mère autoritaire tandis que Catherine s’épuise à faire des ménages. Il y a là aussi, Etienne, le frère de Catherine, sourd muet qui travaille comme tonnelier et un autre oncle qui tient une boucherie rue Michelet. Années dures pour Albert Camus et dont il se souviendra dans L’Envers et l’Endroit.

1923, une année décisive pour le gamin sur les bancs de la communale à Alger. Son instituteur, Louis Germain, a remarqué la vivacité intellectuelle de l’enfant et décide de s’occuper de lui, de lui donner un petit coup de pouce, le soir après les cours. Louis Germain va même inciter la famille à présenter le jeune Albert au concours des bourses contre l’avis de sa grand-mère car pour les Camus, les études ne servent à rien, il faut gagner sa vie au plus tôt. En 1924, Camus, reçu, entre comme demi-pensionnaire au lycée Bugeaud, devenu aujourd’hui le lycée Emir Abd-el-Kader et découvre alors un autre monde dont sont généralement exclus les fils d’ouvrier. Pas facile de s’adapter, de se faire des copains de classe lorsque l’on est pauvre. Cela aussi marquera son adolescence. Et puis, heureusement, il y a tout le reste, ces rêves, cet appétit de la vie. Camus est heureux de vivre et il se dépense sans compter dans cette Algérie qu’il aime tant. Il pratique la natation mais son sport de prédilection est le football dans lequel il commence même à se faire une certaine réputation comme gardien de but.

La tuberculose
1930, l’année du Bac pour Albert Camus mais aussi l’année où il faut arrêter le sport à la suite de crachements de sang. La terrifiante tuberculose dont on peut encore mourir y compris lorsqu’on a dix-sept ans. Maladie mortelle qui fait peur. Dans les années trente, le remède contre la Tuberculose, c’est le sanatorium, les antibiotiques viendront plus tard. Le traitement est long. La maladie va faire un bout de route avec Albert Camus. Il va en souffrir durant plusieurs années lorsqu’une atteinte imprévisible le contraindra à de nouveaux examens, à de nouvelles cures de repos. A deux reprises, une simple visite médicale lui interdira l’accès à l’agrégation et au professorat, ce dont il rêvait. Nous sommes en 1937. Auparavant, il y a eu cette rencontre avec Jean Grenier dont Camus fut l’élève et plus tard l’ami. L’un de ses premiers textes, L’Envers et l’Endroit publié à Alger est justement dédié à Jean Grenier.

1936, c’est l’année du Front populaire en France mais pour Camus l’année qui voit l’échec de son premier mariage. Ce milieu des années trente, c’est pour lui le temps des premiers engagements contre le fascisme qui submerge l’Europe, en Italie, en Allemagne, en Espagne avec la guerre civile et Franco. Son engagement au parti communiste puis son départ. Le parti l’accuse de Trotskisme et les camarades le savent favorable – trop favorable – à la cause musulmane. A l’image de la plupart des formations politiques de l’époque, les communistes adoptent eux aussi une ligne coloniale qui sépare deux catégories de Français, les Français de souche dont les ancêtres étaient les Gaulois et les autres, les autochtones… les indigènes… avec toute la dose de mépris dont on peut saupoudrer ces deux mots. Or Camus se souvient de son enfance à Belcourt, de la pauvreté de sa famille, de la dureté de la vie, de cette maladie de la misère et de l’habitat insalubre qu’est la tuberculose. Comment pourrait-il trahir la condition de tous ceux dont il a partagé le quotidien ?

Alors que la rupture est consommée avec les communistes, Albert Camus entre au journal Alger Républicain proche du parti communiste algérien, une entité séparée du PCF car elle a ouvert ses rangs précisément aux autochtones. Pascal Pia, inclassable touche-à-tout, est le directeur de ce journal qui a du mal à boucler non pas ses éditions mais plutôt ses fins de mois et traverse d’éternelles difficultés financières ponctuées de saisies au point d’être surnommé par la presse coloniale le petit mendiant. Le grand reportage Misère de la Kabylie que publie dans ses colonnes le journal du 5 au 15 juin 1939 sous la plume d’Albert Camus, aura un impact considérable sur l’opinion mais en octobre 1939, l’aventure s’achève. L’Alger Républicain est frappé d’interdiction par le régime de Vichy et ne reparaîtra qu’après le débarquement allié de 1942 pour connaître ensuite d’autres interdictions en 1955 notamment alors que se profile la guerre d’indépendance.

Gérard Conreur
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Albert Camus
L'absurde, l'amour et la mort

En 1940, Albert Camus quitte sa terre natale. Après l’entrée en guerre de la France, il n’a pas été mobilisé en raison de ses problèmes de santé, de sa tuberculose. Il ne reviendra en Algérie que de façon épisodique. Sans se retourner, il laisse derrière lui le souvenir de son premier mariage, malheureux, en juin 1934, qui n’aura tenu que deux ans, avec Simone Hié. Entre eux, de la morphine d’un côté, des infidélités de l’autre. Sans doute aura-t-il plus de chance avec Francine Faure, une jeune oranaise, pianiste et mathématicienne qui saura fermer les yeux sur sa liaison avec l’actrice Maria Casares. Une liaison, non. Un malentendu sans doute à double titre mais pour la grande comédienne du futur Festival d’Avignon un premier grand amour. La pièce s’appelle Le malentendu. Maria Casares à qui on propose le rôle de Martha assiste à une lecture par l’auteur, un jeune homme qui vit seul à Paris. Sa future épouse étant restée en Algérie. La passion est immédiate.


Manuscrit du Premier homme. In Le Monde Hors-série M 08392- Déc 2009



En 1944, Maria Casares et Albert Camus apprendront ensemble la nouvelle du Débarquement de Normandie. Elle saura aussi tout du rôle que son amant a tenu dans la Résistance à partir de 1941 au sein du réseau Combat. La fin de la guerre les séparera de la même façon qu’elle met un terme à d’autres clandestinités mais ils se retrouveront presque par hasard en 1948. Lui mondialement connu après avoir publié La Peste en 1947, elle ayant terminé à Rome le tournage de La Chartreuse de Parme avec Gérard Philipe. Ce dernier, également proche de Camus a créé Caligula en septembre 1945 au théâtre Herbertot. Une pièce en quatre actes et en prose ébauchée en 1938, publiée en 44 et montée l’année suivante. On dit qu’elle serait la plus belle du théâtre de Camus et en tout cas celle qui révéla Gérard Philipe.

Seule la mort de Camus sépara en 1960 ce fils de la Méditerranée et l’ardente galicienne. Francine Faure savait tout cela et il est probable qu’au sein du couple, il y ait eu cette sorte d’arrangement au nom d’une certaine liberté que l’un sans doute plus que l’autre tenait à préserver, un peu à l’image de Sartre et de Simone de Beauvoir…

Lors de son arrivée en France en 1940, Albert Camus s’est trouvé une chambre à Paris. Il est entré à Paris-Soir comme secrétaire de rédaction. Le journalisme lui permettait d’être en phase avec le monde réel, un monde concret souvent plus complexe que celui des idées qu’affectionnent les littéraires. Et puis, très vite il a fallu déménager vers la zone libre tant les attaques allemandes étaient virulentes à l’égard du quotidien parisien de la rue du Louvre et de Jean Prouvost. Deux ans plus tard, en 1942, publication de deux textes : un roman L’Etranger et un essai dédié à Pascal Pia Le mythe de Sisyphe. Deux ans après avoir quitté l’Algérie, Albert Camus l’inconnu est désormais reconnu. L’Etranger lui vaut une solide notoriété. On salue un style aux phrases courtes mais incisives comme des lames, parfois banales comme le jour ou plus profondes comme la nuit. Lyrisme, absurdité. Et puis il y a ce Meursault, personnage clef de L’Etranger qui apparaît comme un héros de notre temps. C’est à ce même cycle de l’absurde qu’appartient Le Malentendu, publié en 1944.

En 1943, Camus est lecteur chez Gallimard. Plus tard, il va rencontrer Sartre. Entre les deux hommes va naitre une amitié définitivement impossible. L’œuvre de Camus est-elle teintée d’existentialisme et notamment Caligula qui fait toujours partie de ce cycle de l’absurde ? Camus s’est défendu de toute appartenance à ce mouvement et la rupture avec Sartre qui voit l’existentialisme au clocher de Saint-Germain des près ou plutôt à la terrasse du Café de Flore dans la France de l’après guerre sera effective en 1952 et le clou plus enfoncé encore en 1956 avec La Chute même si au passage Camus se blesse lui-même avec le marteau d’un texte jugé pessimiste.


La déchirure algérienne

1956 dans le monde de Camus, c’est bien évidemment l’insurrection de Budapest, la crise de Suez mais surtout la montée de très vives tensions en Algérie, la visite qualifiée de désastreuse de Guy Mollet reçu par des jets de tomates et puis le sang coule, la violence s’installe, les attentats se multiplient. Un malheur personnel pour Camus dans les pages de l’Express où il signe plusieurs articles. Il ira même à Alger pour un appel à la réconciliation mais l’enfant du quartier algérois de Belcourt est plus seul que jamais. La guerre fait flamber toutes les déraisons et attise les passions à blanc. Les Français d’Algérie, les pieds-noirs méprisent Camus tandis que les Algériens lui reprochent ses positions jugées trop tièdes. La blessure est profonde et la cicatrice durable. L’année suivante est celle du Prix Nobel de littérature pour Albert Camus. Ce n’est pas une grande surprise car son nom circulait avec insistance depuis plusieurs années déjà mais La Chute, un an plus tôt, achève de convaincre les indécis, Camus est choisi « pour son importante œuvre littéraire qui met en lumière, avec un sérieux pénétrant, les problèmes qui se posent de nos jours à la conscience des hommes. » A l’occasion de la remise du prix, Camus se souviendra de son instituteur Louis Germain et lui rendra un vibrant hommage.

Manuscrit de l'Envers et l'Endroit. In Le Monde Hors-série M 08392- Déc 2009


En 1958, publication des Discours de Suède après l’Exil et le Royaume. Camus achète une maison dans le sud du Luberon à Loumarin sans doute parce que la lumière et le ciel lui rappellent un bonheur perdu au delà de l’horizon.

"Nous ne vivons vraiment que quelques heures de notre vie…" (Albert Camus, l'Envers et l'Endroit)

Le 4 janvier 1960 vers 14h15, une puissante voiture de luxe, une Facel Vega qui circulait sur la RN 5 en direction de Paris à une vingtaine de kilomètres de Sens quitte brutalement la chaussée et s’écrase contre un arbre. Selon l’information que relate Le Monde : « sous la violence du choc la voiture s’est disloquée. Une partie du moteur a été retrouvée à gauche de la route, à une vingtaine de mètres, avec la calandre et les phares. Des débris du tableau de bord et des portières ont été projetés dans les champs dans un rayon d’une trentaine de mètres. Le châssis s’est tordu contre l’arbre ».

La voiture est celle de Michel Gallimard, neveu de l’éditeur Gaston Gallimard. Albert Camus ayant prévu de se rendre à Paris avait acheté un billet de train lorsqu’il reçut dans sa maison de Loumarin la visite de Michel Gallimard qui tout naturellement lui proposa une place dans sa voiture. Albert Camus sera tué sur le coup, Michel Gallimard succombera à ses blessures quelques jours plus tard. Dans la carcasse du véhicule, on retrouvera la sacoche de l’écrivain contenant le manuscrit en cours d’écriture du Premier homme, son journal, Le Gai Savoir de Nietzsche et Othello. Et son billet de train inutilisé.
Marcel Camus avait 47 ans. Il est enterré au petit cimetière de Loumarin. Francine Faure reposera à ses côtés.

Gérard Conreur


[in:http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2010/albert-camus/]
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Revue de presse
Albert Camus, mal-aimé de la presse algérienne
Par Catherine Gouëset, publié le 04/01/2010
L'anniversaire de la mort d'Albert Camus est assez peu présent, ce 4 janvier dans la presse algérienne de langue française, reflétant le malaise, voire le rejet, suscité par l'auteur de L'Etranger auprès des Algériens.
Beaucoup de journaux sont totalement silencieux sur le cinquantième anniversaire de la mort du Prix Nobel. Pas une allusion dansEl Moujahid, le quotidien gouvernemental. Rien non plus dans Le Quotidien d'Oran, premier quotidien francophone du pays. Liberté, quotidien proche du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), mouvement kabyle, se contente d'annoncer les émissions qui seront consacrées à Albert Camus cette semaine... dans les médias français.
L'Expression, journal proche du président Bouteflika, est le seul à mettre l'anniversaire de la mort de Camus à la une, dans sa rubrique culturelle, mais il ne publie qu'une brève évocation de la vie de l'écrivain signalant que "son appel à la trêve pour les civils lancé en janvier 1956 l'éloigne de la gauche (française), qui soutient la lutte pour l'indépendance algérienne."... sans rien dire de ce qu'en pensent, ou en ont pensé les intellectuels algériens.
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« Jusqu'à quel point un écrivain doit-il porter la responsabilité d'un moment de l'histoire, prendre position pour ou contre l'indépendance ? »
Le quotidien populaire Le Soir d'Algérie, tout aussi succinctement, rapporte que les intellectuels de gauche en France, dont Simone de Beauvoir, disaient que "Camus s'était rangé «du côté des pieds-noirs», et qu'il avait choisi la colonisation contre la guerre d'Algérie." L'auteur de l'article estime que le non-engagement de Camus en faveur de l'indépendance ne doit pourtant pas "occulter ce que fit l'écrivain au regard de l'œuvre dimensionnelle et grandiose qu'il a laissée entre philosophie de la vie ou la condition humaine."
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Camus, sa mère et la justice
Alors qu'il reçoit le prix Nobel de littérature en 1957 à Stockholm, Albert Camus, interrogé par un étudiant algérien, sur le caractère juste de la lutte pour l'indépendance, il répond : "Si j'avais à choisir entre cette justice et ma mère, je choisirais encore ma mère." Cette phrase, revient comme un leitmotiv dans la presse algérienne.
Albert Camus vénérait sa mère qui vivait alors à Alger dans un quartier très populaire, particulièrement exposé aux risques d'attentats.
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El Watan ("Le pays"), journal de référence, dont le directeur, Omar Belhouchet, a été condamné plusieurs fois à la prison, est le seul à consacrer un véritable dossier, avec des opinions contrastées, au prix Nobel. Le journal rappelle que jusqu'à sa mort accidentelle le 4 janvier 1960, Albert Camus resta fidèle à la même position, continuant ses interventions discrètes en faveur des condamnés à mort algériens, tout en gardant le silence sur la guerre de Libération.
El Watan donne la parole à des partisans de l'écrivain comme ce libraire pour qui "Camus fait partie de la littérature algérienne" au même titre que d'autres écrivains pieds-noirs comme Jacques Derrida et Jean Pellegri. "Le procès fait à Camus en Algérie est celui des écrivains et de la littérature. Jusqu'à quel point un écrivain doit-il porter la responsabilité d'un moment de l'histoire, prendre position pour ou contre l'indépendance ?"
Pour Arezki Tahar, libraire lui aussi, Camus n'est pas un écrivain algérien mais un écrivain français d'Algérie : "Il était un humaniste qui n'avait pas choisi la justice, la justice était du côté de ceux qui voulaient libérer leur pays après 130 ans d'une des pires des colonisations."
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« Camus ne s'est jamais débarrassé de ses réflexes primaires bien enracinés dans son inconscient colonial »
Le journaliste Bélaïd Abane, lui, signe un virulent pamphlet contre l'écrivain, "Camus : Entre la mère et la justice". En matière d'introduction, il cite l'écrivain algérien Kateb Yacine : "Je préfère un écrivain comme Faulkner qui est parfois raciste mais dont l'un des héros est un Noir, à un Camus qui affiche des opinions anticolonialistes (sic) alors que les Algériens sont absents de son oeuvre et que pour lui l'Algérie c'est Tipaza, un paysage... " Selon lui, l'écrivain pied-noir ne s'est "jamais débarrassé de ses réflexes primaires bien enracinés dans son inconscient colonial." Il rappelle que Raymond Aron disait de lui que c'était un "colonialiste de bonne volonté". Bélaïd Abane est révolté par les propos qu'aurait tenu Camus dans L'Express en 1958. "Il faut considérer la revendication d'indépendance nationale algérienne en partie comme une des manifestations de ce nouvel impérialisme arabe dont l'Egypte, présumant de ses forces, prétend prendre la tête et que, pour le moment, la Russie utilise à des fins de stratégie anti-occidentale." Le journaliste considère que Camus, qui "ne fait que traduire la propagande du bloc colonialiste en périphrases ampoulées" a fait "preuve d'un aveuglement incurable". (1)
El Watan publie également un long entretien avec José Lenzini, auteur de plusieurs ouvrages sur l'écrivain né à Mondovi. Camus "ne croyait pas à la possibilité des différentes communautés de se retrouver dans l'harmonie d'une indépendance, qui lui paraissait vouée à de grosses contradictions du fait de son «usurpation» par le FLN." Il rappelle qu'au moment du massacre de Sétif, en mai 1945, Camus écrivait, dans Combat : "Je lis dans un journal du matin que 80% des Arabes veulent devenir Français. Je dirai plutôt qu'ils voulaient le devenir, mais qu'ils ne le veulent plus...".
(1) en 1958, Albert Camus n'était plus éditorialiste à L'Express. Nous n'avons donc pas pu retrouver cette citation. Il a collaboré avec notre journal de 1955 à 1956. Pendant cette période, il s'en est effectivement pris au nationalisme arabe et à l'influence qu'exerçait l'Egypte de Nasser dans le monde arabe : "Les Français (...) ne peuvent en tout cas soutenir l'aile, extrémiste dans ses actions, rétrograde dans la doctrine, du mouvement arabe. Ils n'estiment pas l'Egypte qualifiée pour parler de liberté et de justice (...) Ils se prononcent pour la personnalité arabe en Algérie, non pour la personnalité égyptienne. Et ils ne se feront pas les défenseurs de Nasser sur fond de tanks Staline." (28 octobre 1955)
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Les blogs qui évoquent l'écrivain ont une vision plus favorable.
Algérie Pyrénées - de Toulouse à Tamanrasset s'interroge : "Camus l'Algérien ? Camus le Français ? et fournit un rappel détaillé de la relation qu'entretenait Albert Camus avec l'Algérie.
L'auteur rappelle que Camus estimait légitime la dénonciation du colonialisme, de l'attitude méprisante des Français, de l'injustice de la répartition des terres. Il jugeait illégitime en revanche le concept de nation algérienne et vivait comme un véritable déchirement la perspective d'un "divorce" entre l'Algérie et la France. "Il refuse de soutenir l'indépendance, et propose le fédéralisme afin, disait-il, de ne léser ni les Algériens musulmans, ni les Français d'Algérie."
C'est pourquoi il est rejeté à la fois par les nationalistes algériens, contrairement à d'autres intellectuels européens qui soutenaient leur combat (Germaine Tillion, Frantz Fanon, Jean Genet), et par les extrémistes européens, depuis son Appel à la trêve et à l'arrêt des violences contre les civils du 23 janvier 1956.
Mort avant que l'option de la négociation avec le FLN ne soit mise en oeuvre par le général de Gaulle, on ne saura comment il aurait évolué sur la question de l'indépendance, rappelle le blogueur.
Alors qu'en France on se demande si la place de Camus est au Panthéon, l'écrivain Yazid Haddar considère lui que la place d'Albert Camus est au cimetière d'Alger. "Qu'on le veuille ou pas, il fait partie de nous. Le nier, me semble-t-il, c'est nier une partie de notre mémoire". On a tort, selon lui, de trop souvent associer Camus au politique et pas assez à l'écrivain ; Yazid Haddar regrette qu'on "oublie le Camus qui a écrit sur la misère des Algériens, sur les massacres du 8 mai 1945, on oublie ses interventions auprès du Général de Gaulle pour les condamnés à mort."
"Camus est algérien car il est né en Algérie, il a connu la misère comme tout algérien. C'est un enfant qui a dédié un roman à sa mère par cette phrase : "A toi qui ne pourras jamais lire ce livre.", tout comme tous les écrivains algériens de l'époque (Kateb Yacine, Mammeri, Feraoun, Dib, etc.) qui auraient pu dédier ainsi leurs romans à leur mère. Pourquoi l'Algérie n'a-t-elle pas reconnu ce fils exilé ?" conclut-il.
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[In : http://www.lexpress.fr/culture/albert-camus-mal-aime-de-la-presse-algerienne_839869.html]

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La Presse algérienne


El Watan lundi 18 janvier 2010
Le dernier écrit d’Albert Camus sur l’Algérie(*)
II y a cinquante ans, le 4 janvier 1960, Albert Camus faisait route de Lourmarin, village situé dans le sud de la France, vers Paris.

A une centaine de kilomètres de Paris, la voiture dans laquelle il avait pris place, fit une embardée et s’écrasa contre un platane. Albert Camus fut tué sur le coup. On retrouva, dans sa serviette, les feuilles manuscrites d’une œuvre qu’il avait intitulée Le Premier homme, œuvre dont il avait commencé la rédaction et qu’il laissa inachevée. Dans les dernières pages de ce manuscrit, se trouve un texte, d’une vingtaine de lignes, qu’Albert Camus avait écrit, peu auparavant, sur l’avenir de l’Algérie tel qu’il le souhaitait. Ce texte est le tout dernier que Camus ait écrit sur l’Algérie. C’est ce texte que je me propose de vous présenter. Il demeure peu connu parce que Le Premier homme n’a été publié qu’en 1994, soit 34 ans après la mort d’Albert Camus, et que ce texte difficile n’a guère été commenté jusqu’à ce jour (du moins à ma connaissance). Je vous rappelle qu’Albert Camus est un écrivain français, né en Algérie, d’une famille très modeste puisque son père était ouvrier caviste sur une exploitation coloniale. Ce dernier fut mobilisé en août 1914, et dès septembre de la même année, il fut mortellement blessé à la bataille de la Marne. Il mourut peu après. Son fils, Albert, avait moins d’un an, c’est dire qu’il n’a pas connu son père. Dès la mobilisation de son mari, son épouse, Catherine Sintès, d’origine espagnole, était venue s’installer à Alger, chez sa propre mère, dans un appartement situé d’abord au 17 de l’ex-rue de Lyon, puis au 93 de la même rue, dans le quartier de Belcourt. La mère d’Albert Camus ne sait ni lire ni écrire, une maladie de jeunesse l’a rendue sourde et l’a empêchée d’être normalement scolarisée. Elle fit courageusement des ménages chez les autres pour faire vivre sa famille. Albert Camus eut, dès son enfance et durant toute sa vie, une grande admiration pour le courage de sa mère, qui surmontait, sans jamais se plaindre, le lourd handicap de sa surdité, tout en faisant de pénibles journées comme femme de ménage chez les autres. Albert fut scolarisé à l’école communale de son quartier, puis au lycée d’Alger. Il poursuivit ensuite des études à l’université d’Alger où il obtint une licence, puis un diplôme d’études supérieures de philosophie. Plus tard, en une quinzaine d’années, de 1942 à 1956, Albert Camus publia une série d’ouvrages qui lui valurent de recevoir, en octobre 1957, le prix Nobel de littérature. Comme je viens de le dire, il mourut accidentellement le 4 janvier 1960. Il venait d’avoir 46 ans. Vous le savez, sans doute, la position tenue par Albert Camus, concernant l’avenir de l’Algérie, a évolué. Durant les années 1935-1937, inscrit au parti communiste, il soutint l’Etoile Nord-africaine, organisation nationaliste qui militait en faveur de l’indépendance de l’Algérie (cf. AC-JG, 180). Mais plus tard, en 1958, il publia Actuelles III, Chroniques algériennes, ouvrage dans lequel il refuse l’avènement d’une telle indépendance. Il craint que celle-ci ne provoque le départ des Français qui, à ses yeux, étaient, eux aussi, et au sens fort du terme, des « indigènes » (IV, 389), et qui, à ce titre, devaient avoir le droit de demeurer en Algérie. Il craint aussi que le FLN n’installe en Algérie un régime totalitaire, imposant un parti unique et supprimant la liberté d’expression, liberté à laquelle Camus était très attaché. Cependant, doutant de lui, il disait : « Je peux me tromper ou juger mal d’un drame qui me touche de trop près. » (IV, 305). Durant l’année 1959, la situation en Algérie évolua, ce qui provoqua une évolution de la position de Camus sur l’avenir de l’Algérie. En effet, l’opiniâtreté de la lutte des Algériens pour leur indépendance conduisit le général de Gaulle à proposer, en septembre 1959, une sortie de la guerre par le recours à l’autodétermination du peuple algérien. L’avenir politique de l’Algérie sera déterminé par le choix des Algériens eux-mêmes. Albert Camus prit acte des perspectives nouvelles que ce recours à l’autodétermination ouvrait pour l’Algérie. En effet, il apparut, dès cette date, que les Algériens choisiraient l’indépendance de leur pays. Camus accepta cette perspective, en ce sens, du moins, que dans son dernier écrit sur l’avenir de l’Algérie, il ne s’oppose plus à cette éventualité. C’est ce qui apparaît dans ce texte que je vais, à présent, vous présenter, texte dans lequel Camus dit, aussi, son espoir que l’Algérie nouvelle soit édifiée en faveur des plus pauvres. Camus attachait une grande importance à ce texte puisqu’il le fit précéder du mot : Fin. Il estimait, sans doute, qu’il pourrait servir de conclusion à l’œuvre dont il avait commencé la rédaction et qu’il avait intitulée Le Premier homme. Je vous en donne à présent la lecture en la fractionnant en quatre parties.
Première partie
Fin. « Rendez la terre, la terre qui n’est à personne. Rendez la terre qui n’est ni à vendre ni à acheter (oui et le Christ n’a jamais débarqué en Algérie puisque même les moines y avaient propriété et concessions). » (IV, 944). A première lecture, ces lignes ne sont guère compréhensibles. Elles se présentent comme une sommation : « Rendez la terre, la terre qui n’est à personne. » Mais on ne sait pas qui est celui qui parle, ni de quelle terre il parle. On peut penser, et la suite du texte le confirmera, que celui qui parle n’est autre qu’Albert Camus lui-même. De même, on peut penser que la terre dont il parle n’est autre que la terre algérienne, comme, également, la suite du texte le confirmera. A qui faut-il la rendre ? On ne le sait pas. Mais, là encore, la suite dira qu’il faut la rendre aux pauvres. A qui s’adresse cette sommation de rendre la terre ? Elle ne peut s’adresser qu’à ceux qui, en 1959, en détenaient une part sans en avoir le droit, puisqu’on exige d’eux qu’ils la rendent. Camus doit faire allusion, ici, au fait que la terre algérienne a été jadis injustement conquise par les armes et qu’elle a été ensuite confisquée pour être donnée à des colons venus d’ailleurs. L’injuste spoliation initiale perdure, de sorte que beaucoup de ceux qui, en 1959, s’en disaient les propriétaires, l’avaient acquise et la détenaient de façon injuste. Ils devaient donc la rendre. La suite immédiate du texte confirme cette interprétation, car elle fait allusion à la façon illégitime dont des terres algériennes ont été données en concession, notamment à des moines. Nous savons que des moines trappistes venus de France reçurent, en 1843, une concession de 1000 hectares près de Staouéli, pour y fonder un monastère (voir Charles André Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine 1827- 1871, PUF, 1964, p. 243). C’est à cet événement que Camus fait allusion quand il écrit : « Même les moines y avaient propriété et concessions. » Les autochtones musulmans qui vivaient sur ces 1000 hectares en perdirent la propriété ou l’usage. Certains durent partir, tandis que d’autres devinrent des travailleurs au service des moines, pour la mise en valeur d’une terre qui ne leur appartenait plus et qui devint le domaine de la Trappe. (Comme vous le savez, peut-être, ces moines trappistes quittèrent l’Algérie en 1904, leur domaine devint celui de Borgeaud, puis, après l’Indépendance, il devint le Domaine Bouchaoui, tandis que le vin produit sur ce domaine continue d’être dénommé « Vin fin de la Trappe »). Que veut dire Camus quand il ajoute : « Oui et le Christ n’a jamais débarqué en Algérie ? » Il veut dire que le Christ n’y a pas débarqué avec les moines qui se disaient ses représentants. Il n’a pas débarqué avec eux, car, selon Camus, le Christ aurait refusé de prendre part à une telle spoliation. Se disant non-chrétien, Camus avait, cependant, une grande estime pour la personne de Jésus. Pourquoi, toujours selon Camus, la terre algérienne « n’est à personne ? » Pourquoi n’est-elle « ni à vendre ni à acheter ? » C’est parce qu’à ses yeux, la terre algérienne est un espace de beauté et de lumière. Espace qui en raison, précisément, de sa beauté et de sa lumière n’appartient en propre à personne. Camus note qu’en Algérie : « La mer et le soleil ne coûtent rien » (I, 32). En effet, la splendeur d’un coucher de soleil sur la mer ne coûte rien. Elle n’appartient à personne en particulier, car elle est donnée à tous. Pour Albert Camus, je le cite : « Tout ce que la vie a de bon, de mystérieux (...) ne s’achète et ne s’achètera jamais. » (IV, 910). Or, par sa lumière et par sa beauté, la terre algérienne fait partie, à ses yeux, de ce qui est bon, de mystérieux et donc de ce qui ne s’achète et ne s’achètera jamais. Elle fait naître en ceux qui y vivent des sentiments d’émerveillement et d’amour, comme autant de dons que cette terre offre gratuitement. Nous pouvons à présent relire cette première partie. C’est Albert Camus qui parle. Il s’adresse à tous ceux qui, venus d’ailleurs, détenaient (en 1959) une part de la terre algérienne. Cette terre avait été, jadis, conquise injustement par les armes, en sorte qu’elle était, aujourd’hui encore, détenue injustement par certains Français, qui s’en disaient les propriétaires. Elle n’est ni à vendre ni à acheter, car, pour Camus, la valeur de la terre algérienne n’est pas, d’abord, sa valeur marchande. Elle est d’être comme elle l’a été été pour lui : « La terre du bonheur de l’énergie et de la création. » (IV, 379). En effet, par sa beauté et sa lumière, cette terre fait naître du bonheur en ceux qui y vivent, de plus, elle leur donne le désir et, donc, l’énergie de faire de leur vie quelque chose de beau, qui soit en harmonie avec la beauté de cette terre. L’allusion aux moines, qui ont reçu une concession de 1000 hectares dans la région de Staouéli, permet à Camus d’exprimer son indignation : « Même des moines ont participé à cette injuste spoliation ! Mais le Christ n’a pas débarqué avec eux en Algérie, car, lui le juste, n’aurait pas participé à une telle injustice. »
Deuxième partie
Et il s’écria, regardant sa mère, et puis les autres : « Rendez la terre. Donnez toute la terre aux pauvres, à ceux qui n’ont rien et qui sont si pauvres qu’ils n’ont même jamais désiré avoir et posséder, à ceux qui sont comme elle dans ce pays, l’immense troupe des misérables, la plupart Arabes, et quelques-uns Français et qui vivent ou survivent ici par obstination et endurance, dans le seul honneur qui vaille au monde, celui des pauvres, donnez-leur la terre comme on donne ce qui est sacré à ceux qui sont sacrés. » De façon inattendue, nous apprenons que la mère d’Albert Camus ainsi que d’autres personnes aussi pauvres qu’elle sont présentes auprès de Camus. En effet, c’est en les regardant qu’il renouvelle sa sommation : « Rendez la terre. Donnez toute la terre aux pauvres. » Or, Camus était en France quand, peu avant sa mort, il rédigea ce texte. A cette date, sa mère se trouvait en Algérie ainsi que « les autres » qui sont à ses côtés. Ces personnes ne sont donc pas présentes physiquement près de lui, elles sont présentes dans sa pensée. C’est en les regardant, c’est-à-dire en pensant à elles, qu’il renouvelle son appel à rendre la terre et qu’il explicite sa pensée en déclarant qu’il faut la rendre aux pauvres. Qui sont ces pauvres ? Pour Camus, ce ne sont pas les mendiants assis sur les trottoirs de nos rues (même si eux aussi ont droit à notre attention). Les pauvres dont il parle sont des travailleurs courageux, peu payés, telle sa mère qui faisait des ménages pour faire vivre les siens. Les pauvres dont il s’agit sont, écrit-il, « l’immense troupe des misérables, la plupart arabes, et quelques-uns français qui vivent ou survivent (en Algérie) par obstination et endurance. » Des hommes des femmes qui vivent ou survivent ainsi, Camus en a côtoyés dès son enfance, notamment il a vu sa mère. A son sujet, il écrit qu’elle endurait la dure journée de travail au service des autres, lavant les parquets à genoux, ignorante, obstinée. » (cf., IV, 775). Des hommes, des femmes, qui vivent ou survivent par obstination et endurance, Camus en a rencontrés également en Kabylie, région où il se rendit en mai 1939. Il y découvrit, selon ses propres termes, « des hommes courageux, une des populations les plus fières et des plus humaines en ce monde » (IV, 328 et 336). « Lorsque, dans certains villages, les ressources en grains étaient épuisées, les gens survivaient, en se nourrissant d’herbes, de racines et de tiges de chardon » (cf. IV, 309). Et, il en était sans doute ainsi en d’autres régions d’Algérie qui connaissaient, à la même date, des situations semblables. Selon notre texte, ce sont ces êtres courageux et misérables qui ont le droit de posséder la terre algérienne. Ils ont ce droit, précisément, parce qu’ils sont pauvres et courageux. Il faut la leur donner, écrit Camus, « comme on donne ce qui est sacré à ceux qui sont sacrés ». Selon le dictionnaire Le Robert, est sacré ce qui est digne d’un respect absolu. C’est bien ce sens qu’il convient de donner ici au mot « sacré ». Les pauvres qui, en Algérie, vivent ou survivent par endurance et obstination sont sacrés, c’est-à-dire dignes de notre respect absolu.
Nous pouvons même nous humilier devant eux, car ils sont plus courageux que nous. Albert Camus écrivait en 1958 : « Dans le secret de mon cœur, je ne me sens d’humilité que devant les vies les plus pauvres ou les grandes aventures de l’esprit. » (1,35). Avec tous ceux de son milieu familial et social, Albert Camus jugeait que le courage était « la vertu principale de l’homme » (IV, 841-2). Ayant partagé, dans son enfance, la pauvreté de sa famille, Camus reconnaissait la valeur humaine de ceux qui, avec courage et comme les siens, assumaient les situations difficiles qui étaient les leurs. Après avoir reçu le prix Nobel, qui est la plus haute distinction à laquelle un écrivain puisse prétendre, Camus se disait certain « d’être moins que le plus humble, et rien en tout cas auprès de sa mère », laquelle n’était rien aux yeux du monde (IV, 910). Dans ce texte, la terre algérienne est reconnue également comme sacrée et donc digne de notre respect absolu. En quel sens l’est-elle ? Avant tout en ce sens qu’elle a été pour Camus, ce qu’elle peut être pour d’autres : « La terre du bonheur, de l’énergie et de la création » (IV, 3). Camus a reconnu que, dans son enfance, il avait été élevé dans le spectacle de la beauté qui était sa seule richesse et qu’il avait commencé par la plénitude (cf. III, 609). Cette terre a éveillé en lui, comme elle peut l’éveiller en d’autres, l’amour et l’admiration ainsi que l’énergie. L’énergie, c’est-à-dire le désir et la volonté de faire de sa vie quelque chose de beau qui soit en harmonie avec la beauté de cette terre. (A suivre)
(*) Conférence à la Maison diocésaine d’Alger, le vendredi 8 janvier 2010 (à l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort d’Albert Camus)
Références des citations :
Les sigles, ci-dessous, suivis du numéro de la page de la citation, renvoient aux ouvrages suivants :
1- A. Camus, Œuvres complètes, Gallimard, 2006, Bibliothèque de la Pléiade, tome l, 1931-1944.
II- A. Camus, Œuvres complètes, Gallimard, 2006, ’Bibliothèque de la Pléiade’, tome II, 1944-1948.
III- A. Camus, Œuvres complètes. Gallimard, 2008, Bibliothèque de la Pléiade, tome III, 1949-1956.
IV- A. Camus, Œuvres complètes, Gallimard, 2008, Bibliothèque de la Pléiade, tome IV, 1957-1959.
AC-JG A. Camus Jean Grenier, Correspondance 1932 -1960, Gallimard, 1981.
Todd Olivier Todd, Albert Camus une vie, Gallimard et Olivier Todd, 1996.

Par François Chavanes
El Watan mardi 19 janvier 2010
Le dernier écrit d’Albert Camus sur l’Algérie (2éme partie et fin)
Après avoir réclamé que la terre algérienne soit rendue et donnée aux pauvres, comme on donne ce qui est sacré à ceux qui sont sacrés, Albert Camus écrit :

Troisième partie
« Et moi alors, pauvre à nouveau et enfin, jeté dans le pire exil à la pointe du monde, je sourirai et mourrai content, sachant que sont enfin réunis sous le soleil de ma naissance la terre que j’ai tant aimée et ceux et celles que j’ai révérés. » Camus sait qu’il ne pourra pas venir s’installer dans l’Algérie nouvelle et cela pour plusieurs raisons. Une de ces raisons est que, grâce à l’argent du prix Nobel, il a pu acquérir une maison dans le sud de la France à Lourmarin, village dont la lumière et la beauté lui rappellent son Algérie natale, et où il dispose de bonnes conditions de travail. Une autre raison est qu’on est sur le point de lui confier la direction d’un théâtre à Paris où il devra donc résider une partie de l’année. On sait que le jour de sa mort, le 4 janvier 1960, une lettre lui fut adressée du ministère français des Affaires culturelles, confirmant l’octroi d’une telle direction (cf. Todd, 753). C’est à cette obligation de résider à Paris, cette pointe du monde, que Camus fait allusion, lorsqu’il se voit « jeté dans le pire exil à la pointe du monde ».
En France, il se sentira en exil, car loin de l’Algérie dont il disait qu’elle était sa « vraie patrie » (III, 596). A l’inverse, sa mère et les siens, qui n’ont jamais pu s’habituer à vivre en France, pourront, espère-t-il, demeurer dans l’Algérie nouvelle. Lorsqu’il tenta de faire venir sa mère en France, elle ne s’y sentit pas à l’aise. Elle dit à son fils : « C’est bien, mais il n’y a pas d’Arabes » (C3, 182). Il n’y a pas d’Arabes comme à Belcourt et en Algérie où elle vit depuis toujours, où elle se sent chez elle. Ainsi, Albert Camus prévoit-il de demeurer en France où il pense partager son temps entre Lourmarin et Paris, avec périodiquement des voyages à Alger pour y revoir sa mère. Il espère cependant, que, même vivant loin de sa « vraie patrie », il sourira et mourra content, car il saura que sont réunis, sous le soleil de sa naissance, la terre qu’il a tant aimée et ceux et celles qu’il a révérés. Cet avenir entrevu par Albert Camus pour l’Algérie est un souhait, un vœu qu’il fait pour elle.
Un peu comme au début de chaque année, nous adressons des souhaits de bonheur, de santé, de réussite aux personnes que nous aimons, tout en sachant que ces souhaits ont peu de chance d’être réalisés et que, sans doute, l’année à venir ne sera guère meilleure que l’année qui vient de s’écouler. Et, cependant, ces vœux sont sincères car vraiment, nous voulons du bien aux personnes que nous aimons et auxquelles nous adressons nos vœux les meilleurs. On sait que, peu avant sa mort, Albert Camus adressa ses vœux de nouvel an à sa mère qui avait soixante-dix-sept ans. Il lui écrivit : « Chère maman, je souhaite que tu sois toujours aussi jeune et aussi belle et que ton cœur, qui d’ailleurs ne peut changer, reste le même, c’est-à-dire le meilleur de la terre. » (Todd, 751). Or, au cours de la prochaine année, sa mère vieillira d’un an, de sorte que son visage prendra, sans doute, quelques rides supplémentaires.
Cependant, Camus est sincère quand il souhaite à sa mère, parce qu’il l’aime d’être toujours aussi jeune et aussi belle. De même, Albert Camus formule pour l’Algérie future un souhait qui peut paraître irréel, et qui, cependant, exprime ce qu’il espère de mieux pour sa terre natale qu’il a tant aimée. Son souhait serait que la terre algérienne soit enlevée à ceux qui l’ont injustement accaparée, et qu’elle soit donnée aux pauvres. Ce souhait, même irréel, est sa façon de dire un « oui » à l’Algérie nouvelle : l’Algérie qui sortira des urnes lors du vote d’autodétermination, lequel, comme vous le savez, n’intervint que deux ans et demi après la mort d’Albert Camus. Je lis à présent la quatrième et dernière partie de ce texte. Il s’agit d’une courte phrase mise entre parenthèses.
Quatrième partie
(Alors le grand anonymat deviendra fécond et il me recouvrira aussi - je reviendrai dans ce pays). Quel est ce grand anonymat ? Pour répondre à cette question, il faut se rappeler que, dans ses dernières années, Albert Camus avait entrepris des recherches pour savoir qui était son père, ce père qu’il n’avait pas connu. Au terme de ses recherches, qui furent vaines, il écrivit : « Non, il ne connaîtra jamais son père. » Pourquoi ne le connaîtra-t-il jamais ? Parce que son père, comme la plupart des hommes, n’a laissé aucune trace de son passage sur terre, de sorte qu’à son sujet, il peut écrire : « C’était bien cela que son père avait en commun avec les hommes (. . .). Cela, c’est-à-dire l’anonymat. » (IV, 860).
Tous, comme son père et comme lui-même un jour, ont ou auront, la même destinée : celle d’entrer dans cet anonymat des morts sans nom. Pour Camus, qui ne croit pas en une vie au-delà de la mort, la mort est un anéantissement. Ceux qui nous ont précédés sombrent progressivement dans un immense oubli, sans laisser de traces, si ce n’est, peut-être, celle d’une inscription qui, peu à peu, devient illisible sur des pierres tombales (cf., IV, 859). Tous, dans le futur, sont destinés au même avenir : celui de retourner à ce grand anonymat qui est le destin commun. Et lui-même y retournera, car la mort le ramènera auprès de son père et des siens dans cet anonymat qui le recouvrira à son tour. Mais comment cet anonymat peut-il devenir fécond ? Je ne pense pas que, pour Camus, l’anonymat des morts sans nom puisse devenir fécond. Cependant, à ses yeux, il est un autre anonymat qui, lui, peut devenir fécond, c’est celui des pauvres.
De 1935 à sa mort, Albert Camus a noté, sur des cahiers, des réflexions personnelles. L’une des premières concerne l’univers de la pauvreté dans lequel il a vécu. Il écrit : « Le monde des pauvres est un des rares, sinon le seul, qui soit replié sur lui-même, qui soit une île dans la société » (II, 795). Or, dans leur retrait du reste du monde, ces pauvres sont, dès cette vie, des anonymes, car ils ne laissent aucune trace, jour après jour, de ce qu’est leur vécu quotidien. C’est ainsi que Camus évoque, « le mystère de la pauvreté qui fait les êtres sans nom et sans passé » (IV, 937). Des êtres sans nom et sans passé sont, à proprement parler, des êtres qui vivent dans l’anonymat. Cependant, cet anonymat peut devenir fécond, dans la mesure où ces êtres pauvres détiennent de vraies valeurs qu’ils sont capables de transmettre à d’autres. C’est ce qui se passa pour Albert Camus qui reconnut que les siens, « qui manquaient de presque tout et n’enviaient à peu près rien », lui donnèrent des exemples de noblesse et de courage, qui l’ont moralement aidé à vivre.
Camus a exprimé cela en ces termes : « Par son seul silence, sa réserve, sa fierté naturelle et sobre, cette famille qui ne savait même pas lire, m’a donné alors mes plus hautes leçons, qui durent toujours. » (1, 33). Détenteurs de valeurs authentiques, les pauvres les transmettent à d’autres, et c’est ainsi que leur anonymat devient fécond. Lui-même a bénéficié de cette fécondité. Il a tenté, ensuite, de transmettre à d’autres ce qu’il avait reçu des siens. Les études universitaires qu’il a faites, puis son travail d’écrivain ne l’ont pas coupé de ses racines familiales et sociales. « Pour moi, écrivait-il en 1958, je sais que ma source est (. . .) dans ce monde de pauvreté et de lumière où j’ai longtemps vécu » (1,32). C’est auprès des siens et dans l’Algérie de son enfance qu’il a puisé son inspiration littéraire et qu’est né son désir de prendre la défense des humbles. Cette défense fut une de ses motivations d’écrivain. En 1953, il déclarait : « De mes premiers articles jusqu’à mon dernier livre (il s’agit de L’Homme révolté) je n’ai tant, et peut-être trop, écrit que parce que je ne peux m’empêcher d’être tiré du côté de tous les jours, du côté de ceux, quels qu’ils soient, qu’on humilie et qu’on rabaisse. » (III, 454).
Conclusion
En conclusion, il apparaît que ce dernier texte de Camus sur l’avenir de l’Algérie fait apparaître une double évolution de sa pensée par rapport à celle qu’il avait exprimée en 1958. Tout d’abord, dans ce dernier texte, il ne s’oppose plus à l’indépendance de l’Algérie. Il accepte cette éventualité. Il sait qu’une Algérie nouvelle va naître, il souhaite qu’elle soit édifiée en faveur des pauvres. Pourquoi en leur faveur ? Parce que les pauvres, du moins ceux qu’il a connus dans son milieu familial et social, lui paraissent être les plus aptes à posséder et à faire fructifier la terre algérienne. Ils en sont les plus aptes, car ils détiennent, et sont capables de transmettre, des qualités de courage, d’obstination et de générosité, lesquelles assureront la réussite de l’Algérie de demain.
En second lieu, Camus qui, en 1958, affirmait le droit des Français à demeurer en Algérie ne leur reconnaît plus ce droit. Il déclare, au contraire, que les Français, même nés en Algérie, n’y sont pas chez eux. Le pays n’est pas à eux, et il n’a jamais été à eux, car, jadis, ils l’ont acquis injustement par la force des armes. Camus rejoint, à présent, la pensée de Mouloud Feraoun qui, en 1956, écrivait dans son journal : « Dites aux Français que le pays n’est pas à eux, qu’ils s’en sont emparés par la force et entendent y demeurer par la force. Tout le reste est mensonge et mauvaise foi. » (p. 76).
On ne devrait plus considérer, aujourd’hui, que la position tenue par Camus en 1958, et publiée par lui dans Chroniques algériennes, a été et demeure sa position définitive. Même en 1958, Camus avait douté de lui-même quand il s’était exprimé sur l’avenir de l’Algérie. Il avait craint, disait-il, de se tromper et de juger mal d’un drame qui le touchait de trop près (cf. IV, 305). Il n’est pas étonnant que des évènements nouveaux l’aient conduit à modifier sa position. C’est ce que révèle ce dernier texte écrit par Camus peu avant sa mort accidentelle. Dans ce texte, comme nous l’avons vu, il ne s’oppose plus à l’avènement d’une Algérie indépendante. Il reconnaît que les Français n’avaient aucun droit de posséder la terre algérienne, ils n’en avaient pas le droit parce que, jadis, ils l’avaient conquise injustement par la force, et que, ensuite, le pouvoir colonial en avait disposé injustement en la donnant en concession à des gens venus de l’extérieur, fût-ce à des moines, qui n’avaient aucun droit de la posséder. C’est pourquoi, affirme-t-il, cette terre doit être donnée à ceux qui en ont été dépossédés.
Annexe
Pourquoi Camus a-t-il choisi d’habiter à Lourmarin plutôt qu’en Algérie ? Il est une question que beaucoup se sont posée. Quand Albert Camus a reçu l’argent du prix Nobel, pourquoi n’a-t-il pas choisi d’habiter en Algérie dont il disait qu’elle était sa vraie patrie, au lieu d’acheter une maison à Lourmarin en France, pays où, disait-il, il se sentait en exil ? Jean Grenier, son ancien professeur de philosophie devenu son ami, lui posa cette question, sans doute, durant la période où Camus cherchait une habitation dans le sud de la France. II lui demanda : « Pourquoi ne choisissez-vous pas d’habiter une belle maison à la campagne ou au bord de la mer en Algérie ? » Jean Grenier relate, en ces termes, la réponse qu’il reçut de son ancien élève : « Il me répondit, d’un air contraint : c’est parce qu’il y a les Arabes, ne voulant pas dire que les Arabes le gênaient par leur présence mais par le fait qu’ils avaient été dépossédés. » (J. Grenier, Albert Camus (Souvenirs), Gallimard, 1968, p.170-171).
Ce témoignage est très intéressant car, dans cette réponse, Camus reconnaît que les Algériens autochtones ont été dépossédés de leur terre par la colonisation française de sorte qu’aujourd’hui encore, ils en demeurent dépossédés. Cette réponse est conforme au souhait que Camus formulait, peu avant sa mort, dans son dernier écrit sur l’avenir de l’Algérie. Ce souhait, rappelons-le, était que ceux qui, en 1959, détenaient injustement une part de la terre algérienne devaient la rendre à ceux qui en avaient été injustement dépossédés. En formulant ce souhait, Camus reconnaissait que la spoliation initiale de la terre algérienne avait provoqué une transmission toujours injuste de cette même terre aux Français qui, par la suite, avaient été faussement reconnus comme étant les propriétaires d’une terre qui, de fait, ne leur appartenait pas. On comprend qu’en conscience Albert Camus n’ait pu accepter l’idée d’acquérir une habitation en Algérie sur une portion de terre dont les possédants légitimes avaient été dépossédés.
A l’époque où Camus allait s’installer à Lourmarin, il pouvait estimer que le moment n’était pas encore venu, pour lui, d’exprimer clairement sa nouvelle position, car certains de ses proches ne l’auraient, sans doute, pas comprise. Il l’a exprimée « d’un air contraint » à Jean Grenier car, lui, pouvait la comprendre. Il l’a exprimée, à nouveau, peu avant sa mort, dans les dernières pages des Annexes de son ouvrage posthume. Il l’a fait, il est vrai, en termes peu compréhensibles. Mais il est probable qu’il n’aurait pas publié ce texte en l’état où il se trouve actuellement. II l’aurait réécrit pour l’intégrer, peut-être en final, de l’ouvrage dont il avait commencé la rédaction, et qu’il avait intitulé Le Premier Homme.
Références des citations :
Les sigles, ci-dessous, suivis du numéro de la page de la citation, renvoient aux ouvrages suivants :
1- A. Camus, Œuvres complètes, Gallimard, 2006, Bibliothèque de la Pléiade, tome l, 1931-1944.
II- A. Camus, Œuvres complètes, Gallimard, 2006, ’Bibliothèque de la Pléiade’, tome II, 1944-1948.
III- A. Camus, Œuvres complètes. Gallimard, 2008, Bibliothèque de la Pléiade, tome III, 1949-1956.
IV- A. Camus, Œuvres complètes, Gallimard, 2008, Bibliothèque de la Pléiade, tome IV, 1957-1959. AC-JG A. Camus Jean Grenier, Correspondance 1932 -1960, Gallimard, 1981. Todd Olivier Todd, Albert Camus une vie, Gallimard et Olivier Todd, 1996.

Par François Chavanes
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Le Quotidien d’Oran 24 décembre 2009
50ème anniversaire de sa mort: Sur les traces de Camus
A l'instar de plusieurs villes européennes, Oran compte commémorer le cinquantième anniversaire de la mort d'Albert Camus. L'initiative est de l'association Bel Horizon en collaboration avec le Centre culturel français. Cette dernière institution offrira à son public la pièce «La chute» tirée d'un des ouvrages de Camus. Quant à Bel Horizon, il proposera le 16 janvier prochain, dans le cadre d'une manifestation intitulée «Sur les traces de Camus», un circuit des lieux qu'avait fréquenté le prix Nobel de la littérature durant son séjour à Oran. Notons que Camus est venu à Oran en 1939 et le 4 janvier 1960 il est mort dans un absurde accident de voiture entre Lyon et Paris. Ce circuit, nous indique Kouider Metayer, est établi sur demandes de plusieurs chercheurs universitaires venus d'Europe, notamment des milanais, des suisses et des espagnols venus déterrer les traces de l'auteur à Oran où il a rédigé son oeuvre magistrale «La Peste».

Par ailleurs, l'on apprendra que des journalistes du Figaro ont fait le déplacement à Oran dans le cadre de la préparation d'un numéro spécial que ce magazine prépare sur Camus à l'occasion du cinquantième anniversaire de sa disparition. Actuellement, un journaliste de la radio France Inter séjourne à Oran pour exactement le même but. La présence d'Oran dans les écrits de Camus, qui lui a valu l'animosité et l'agressivité des pieds-noirs à l'époque, explique le regain d'intérêt pour le séjour oranais de Camus.

Le circuit tracé par Bel Horizon, le second du genre après celui consacré à Emmanuel Roblès, démarrera de la maison qu'il a habitée au 67, rue d'Arzew. Il couvrira quelques cafés de cette rue où le philosophe de l'absurde avait l'habitude de s'attabler. Il passera par la salle de boxe de l'ex-rue du Fondouk devenue par la suite rue Marcel Cerdan. Avant de prendre fin à la Promenade de Létang, le parcours passera la Maison du Colon, devenue Maison de l'Agriculture et actuellement Palais de la culture et la Mairie.

Kouider rappellera que Camus avait jugé de «prétentieuse» la présence des deux lions devant le siège de la mairie. Les animateurs de ce circuit relateront à coup sûr les propos jugés durs de Camus à l'endroit d'Oran. Mais ils évoqueront aussi ses descriptions de certains sites de la ville et surtout certaines de ses déclarations jugées actuellement de prémonitoires. Mais l'occasion serait bonne pour remettre sur le tapis les positions de Camus par rapport à la guerre de libération nationale et d'autres questions encore pendantes jusqu'ici.
Ziad Salah
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El Watan Accueil > Edition du 2 janvier 2010


Extrait. Le premier chapitre du premier roman d’Albert Camus
La mort heureuse
Lorsque le 4 janvier 1960, il y a 50 ans, à deux jours près, sa voiture s’encastra dans un arbre d’une petite route de France, Albert Camus a-t-il pensé une fraction de seconde au titre de ce roman, « La Mort heureuse », le premier qu’il écrivit et qui fut publié post mortem ? Nous en publions ci-contre le premier chapitre, avec l’autorisation des éditions Gallimard. Cette « première entreprise romanesque » a été conçue entre 1936 et 1938. C’est en la remaniant que « L’Etranger » se forma dans son esprit et il abandonna « La mort heureuse » pour le roman qui fit et fait encore sa gloire mondiale. La similitude du nom du personnage, Mersault, une certaine écriture et une ambiance bizarre,ont laissé penser qu’il s’agissait donc du brouillon de « L’Etranger ». Les spécialistes de Camus pensent qu’il serait faux ou exagéré de l’affirmer même si chaque première œuvre contient en clair ou en creux les éléments d’une identité littéraire future. En 2010, il est certain que le sujet Camus, vie et œuvre, prendra encore une importance marquée dans le monde où le Prix Nobel 67 est incontournable. Il est à espérer qu’en Algérie où son œuvre est très lue et suscite de nombreuses passions, liées notamment à son rapport à la Guerre d’indépendance, des débats puissent avoir lieu dans les universités et les milieux culturels. Le Centre Culturel Algérien de Paris a déjà lancé une caravane intellectuelle à travers la France et l’on annonce pour début janvier la mise en librairie par Edif 2000 de l’ensemble de ses œuvres à des prix « très abordables ». De quoi découvrir ou redécouvrir un écrivain majeur pour qui l’absurde était au centre de l’écriture, peut-être aussi de sa vie, car le 4 janvier fatidique,on trouva dans sa poche le ticket de train qu’il avait acheté…

Il était dix heures du matin et Patrice Mersault marchait d’un pas régulier vers la villa de Zagreus. À cette heure, la garde était sortie pour le marché et la villa était déserte. On était en avril et il faisait une belle matinée de printemps étincelante et froide, d’un bleu pur et glacé, avec un grand soleil éblouissant mais sans chaleur. Près de la villa, entre les pins qui garnissaient les coteaux, une lumière pure coulait le long des troncs. La route était déserte. Elle montait un peu. Mersault avait une valise à la main, et dans la gloire de ce matin du monde, il avançait parmi le bruit sec de ses pas sur la route froide et le grincement régulier de la poignée de sa valise.
Un peu avant la villa, la route débouchait sur une petite place garnie de bancs et de jardins. De précoces géraniums rouges parmi des aloès gris, le bleu du ciel et les murs de clôture blanchis à la chaux, tout cela était si frais et si enfantin que Mersault s’arrêta un moment avant de reprendre le chemin qui de la place descendait vers la villa de Zagreus. Devant le seuil il s’arrêta et mit ses gants. Il ouvrit la porte que l’infirme faisait tenir ouverte et la referma naturellement. Il s’avança dans le couloir et, parvenu devant la troisième porte à gauche, il frappa et entra. Zagreus était bien là, dans un fauteuil, un plaid sur les moignons de ses jambes, près de la cheminée, à la place exacte que Mersault occupait deux jours auparavant. Il lisait, et son livre reposait sur ses couvertures tandis qu’il fixait de ses yeux ronds, où ne se lisait aucune surprise, Mersault maintenant arrêté près de la porte refermée.
Les rideaux des fenêtres étaient tirés et il y avait par terre, sur les meubles, au coin des objets, des flaques de soleil. Derrière les vitres, le matin riait sur la terre dorée et froide. Une grande joie glacée, des cris aigus d’oiseaux à la voix mal assurée, un débordement de lumière impitoyable donnaient à la matinée un visage d’innocence et de vérité. Mersault s’était arrêté, saisi à la gorge et aux oreilles par la chaleur étouffante de la pièce. Malgré le changement du temps, Zagreus avait allumé un grand feu. Et Mersault sentait son sang monter aux tempes et battre l’extrémité de ses oreilles. L’autre, toujours silencieux, le suivait des yeux. Patrice marcha vers le bahut de l’autre côté de la cheminée et sans regarder l’infirme, déposa sa valise sur la table. Arrivé là, il sentit un tremblement imperceptible dans ses chevilles. Il s’arrêta et mit à sa bouche une cigarette qu’il alluma maladroitement à cause de ses mains gantées. Un petit bruit derrière lui. La cigarette aux lèvres, il se retourna.
Zagreus le regardait toujours, mais venait de fermer son livre. Mersault, pendant qu’il sentait le feu chauffer ses genoux jusqu’à la douleur, lut le titre à l’envers : L’Homme de cour, de Baltasar Gracian. Il se pencha sans hésiter vers le bahut et l’ouvrit. Noir sur blanc, le revolver luisait de toutes ses courbes, comme un chat soigné, et il maintenait toujours la lettre de Zagreus. Mersault prit celle-ci dans sa main gauche et le revolver de la droite. Après une hésitation, il fit passer l’arme sous son bras gauche et ouvrit la lettre. Elle contenait une seule feuille de papier grand format couverte sur quelques lignes seulement de la grande écriture anguleuse de Zagreus : « Je ne supprime qu’une moitié d’homme. On voudra bien ne pas m’en tenir rigueur et trouver dans mon petit bahut beaucoup plus qu’il ne faut pour désintéresser ceux qui m’ont servi jusqu’ici. Pour le surcroît, j’ai le désir qu’il soit consacré à l’amélioration du régime des condamnés à mort. Mais j’ai conscience que c’est beaucoup demander. »
Mersault, le visage fermé, replia la lettre et à ce moment la fumée de sa cigarette vint piquer ses yeux tandis qu’un peu de cendre tombait sur l’enveloppe. Il secoua le papier, le posa bien en vue sur la table et se tourna vers Zagreus. Celui-ci regardait maintenant l’enveloppe, et ses mains, courtes et musclées, étaient demeurées autour du livre. Mersault se pencha, tourna la clef du coffre, prit les liasses dont on voyait seulement la tranche à travers leur enveloppe de papier journal. Son arme sous le bras il en emplit régulièrement sa valise d’une seule main. Il y avait là moins d’une vingtaine de paquets de cent et Mersault comprit qu’il avait pris une valise trop grande. Il laissa dans le coffre une liasse de cent billets. La valise fermée, il jeta sa cigarette à demi consumée dans le feu et, prenant le revolver dans sa main droite, s’approcha de l’infirme.
Zagreus maintenant regardait la fenêtre. On entendit une auto passer lentement devant la porte, avec un bruit léger de mastication. Zagreus, sans bouger, semblait contempler toute l’inhumaine beauté de ce matin d’avril. Lorsqu’il sentit le canon du revolver sur sa tempe droite, il ne détourna pas les yeux. Mais Patrice qui le regardait vit son regard s’emplir de larmes. Ce fut lui qui ferma les yeux. Il fit un pas en arrière et tira.
Un moment appuyé contre le mur, les yeux toujours fermés, il sentit son sang battre encore à ses oreilles. Il regarda. La tête s’était rejetée sur l’épaule gauche, le corps à peine dévié. Si bien qu’on ne voyait plus Zagreus, mais seulement une énorme plaie dans son relief de cervelle, d’os et de sang. Mersault se mit à trembler. Il passa de l’autre côté du fauteuil, prit à tâtons la main droite, lui fit saisir le revolver, la porta à hauteur de la tempe et la laissa retomber. Le revolver tomba sur le bras du fauteuil et de là sur les genoux de Zagreus. Dans ce mouvement Mersault aperçut la bouche et le menton de l’infirme. Il avait la même expression sérieuse et triste que lorsqu’il regardait la fenêtre. À ce moment, une trompette aiguë résonna devant la porte. Une seconde fois, l’appel irréel se fit entendre.
Mersault toujours penché sur le fauteuil ne bougea pas. Un roulement de voiture annonça le départ du boucher. Mersault prit sa valise, ouvrit la porte dont le loquet luisait sous un rayon de soleil et sortit la tête battante et la langue sèche. Il franchit la porte d’entrée et partit d’un grand pas. Il n’y avait personne, sinon un groupe d’enfants à une extrémité de la petite place. Il s’éloigna. En arrivant sur la place, il prit soudain conscience du froid et frissonna sous son léger veston. Il éternua deux fois et le vallon s’emplit de clairs échos moqueurs que le cristal du ciel portait de plus en plus haut. Un peu vacillant, il s’arrêta cependant et respira fortement. Du ciel bleu descendaient des millions de petits sourires blancs.
Ils jouaient sur les feuilles encore pleines de pluie, sur le tuf humide des allées, volaient vers les maisons aux tuiles de sang frais et remontaient à tire-d’aile vers les lacs d’air et de soleil d’où ils débordaient tout à l’heure. Un doux ronronnement descendait d’un minuscule avion qui naviguait là-haut. Dans cet épanouissement de l’air et cette fertilité du ciel, il semblait que la seule tâche des hommes fût de vivre et d’être heureux. Tout se taisait en Mersault. Un troisième éternuement le secoua, et il sentit comme un frisson de fièvre. Alors il s’enfuit sans regarder autour de lui, dans le grincement de sa valise et le bruit de ses pas. Arrivé chez lui, sa valise dans un coin, il se coucha et dormit jusqu’au milieu de l’après-midi. »
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El Watan 31 décembre 2009
Camus : Entre la mère et la justice
Au moment où Nicolas Sarkozy, président de la République française, non sans quelques arrière-pensées politiques pour les prochaines échéances électorales (régionales de 2010 et présidentielles de 2012), s’apprête à faire entrer l’écrivain Albert Camus au Panthéon, imitant en cela son prédécesseur Jacques Chirac, qui honora durant ses mandats André Malraux et Alexandre Dumas, il paraît utile pour nous Algériens de revisiter la « pensée » de cet écrivain pied-noir qui a assisté, bouche cousue, ou à tout le moins avec une certaine désinvolture, au martyre du peuple algérien.

Colonialiste de bonne volonté ?
Une phrase de Kateb Yacine, au demeurant pleine d’indulgence à l’égard de l’écrivain pied-noir, résume à elle seule la place qui est faite aux « indigènes » dans l’œuvre de Camus : « Je préfère un écrivain comme Faulkner qui est parfois raciste mais dont l’un des héros est un Noir, à un Camus qui affiche des opinions anticolonialistes (sic) alors que les Algériens sont absents de son œuvre et que pour lui l’Algérie c’est Tipaza, un paysage... » Concernant la revendication de liberté et d’indépendance de l’Algérie, le summum du délire camusien est atteint dans L’Express en 1958. « Il faut considérer la revendication d’indépendance nationale algérienne en partie comme une des manifestations de ce nouvel impérialisme arabe dont l’Egypte, présumant de ses forces, prétend prendre la tête et que, pour le moment, la Russie utilise à des fins de stratégie anti-occidentale. » Même s’il ne fait que traduire la propagande du bloc colonialiste en périphrases ampoulées auxquelles il a habitué ses lecteurs, Camus fit preuve d’un aveuglement incurable tant sont patents et insupportables la misère et l’écrasement du peuple algérien.
La lutte nationale arrivée à maturité n’avait nul besoin de cette « main étrangère » derrière laquelle se camoufle l’establishment colonial pour occulter un siècle d’abaissement subi sans relâche par les Algériens non sans de nombreuses tentatives de résistance. « L’impérialisme arabe... I’Egypte présumant de ses forces » ! Du bla-bla proféré moins de deux ans après l’offensive de l’impérialisme franco-britannique, réel celui-là, et la déroute égyptienne devant l’agression israélienne. « Colonialiste de bonne volonté », disait de lui le philosophe Raymond Aron ! Colonialiste, certainement. De bonne volonté ? Même pas, comme nous allons le voir. Le plus sardonique est cependant dans la littérature camusienne, qui regorge de poncifs et de clichés racistes. Les livres d’Albert Camus, qui en sont subtilement imprégnés, ont contribué à les propager de manière insoupçonnée. Il est temps de le souligner, l’œuvre de Camus est trempée dans le déni et le mépris colonial envers les indigènes.
Ainsi, dans La peste, « les Arabes » ne sont jamais nommés. Dans L’Etranger, ils apparaissent sous la caricature de « l’Arabe fourbe », « sans densité et sans famille » , une lame effilée à la main. Comme des ombres floues et menaçantes dans L’Exil et le Royaume. Dans la femme adultère (L’Exil et le Royaume), Camus évoque les « piétinements incompréhensibles » des « Arabes ». Narrant les tribulations de Janine, son héroïne, dans le Sud algérien, il écrit : « Elle s’arrêta, perçut un bruit d’élytres et derrière les lumières qui grossissaient, vit enfin d’énormes burnous sous lesquels étincelaient des roues fragiles de bicyclettes. Les burnous la frôlèrent... » L’écrivain pied-noir a incontestablement participé à la fabrication de cette imagerie réductrice et caricaturale de « l’Arabe », et a l’incrustation dans l’imaginaire du Français métropolitain de ces représentations coloniales dévalorisantes ou négatives qui résistent encore à l’usure du temps : l’indigène, tantôt burnous ou djellaba en toile de fond, tantôt individu impénétrable et louche, toujours potentiellement dangereux. Il y a pire que le mépris et le déni, la « bestialisation ».
Dans la bouche du colon qu’indispose la promiscuité, les indigènes « pullulent ». « Le langage du colon quand il parle du colonisé, écrit Fanon dans les Damnés de la terre, est un langage zoologique. On fait allusion... aux émanations de la ville indigène, aux hordes, à la puanteur, au pullulement, au ‘’grenouillement’’, aux gesticulations. Le colon, quand il veut bien décrire et trouver le mot juste, se réfère constamment au bestiaire. » Les mots du bestiaire ne sont cependant pas propres au colon. Albert Camus qui ne manquait pourtant pas de ressources ni de ressort littéraires, n’y échappait pas. Dans sa description de la Misère de la Kabylie, l’écrivain pied-noir évoquait « ces montagnes (qui) abritent dans leurs plis une population grouillante », et osera un parallèle avec les pays d’Europe dont « aucun ne présente un tel pullulement ».
Un « philosophe » à la posture communautariste
Le meilleur viendra cependant après le déclenchement de l’insurrection algérienne, notamment durant le paroxysme de « La Bataille d’Alger ». L’aveuglement de l’écrivain pied-noir nobélisé est total, tant la posture est communautariste aux antipodes de l’universalisme sartrien. Légitimement préoccupé par « le destin des hommes et des femmes de (son) propre sang », l’écrivain pied-noir se refusera à « donner un alibi au fou criminel (sic) qui jettera sa bombe sur une foule innocente où se trouvent les miens ». Evoquant « les représailles et les pratiques de torture » commises par son camp - « de notre côté », écrit-il - Camus les qualifiera de « fautes incalculables... qui risquent de justifier les crimes que l’on veut combattre ». Empêtré dans ce style pompeux qu’il affectionne, l’écrivain pied-noir ajoutera : « Et quelle est cette efficacité qui parvient à justifier ce qu’il y a de plus injustifiable chez l’adversaire...
La torture a peut-être permis de retrouver trente bombes au prix d’un certain honneur mais elle a suscité du même coup cinquante terroristes nouveaux qui, opérant autrement et ailleurs, feront mourir plus d’innocents encore. » Soucieux de la réputation et de l’honneur français, Camus ajoutera : « Même acceptée au nom du réalisme et de l’efficacité, la déchéance ici ne sert qu’à accabler notre pays à ses propres yeux et à ceux de l’étranger. » Froidement pragmatique, Camus propose de « supprimer ces excès (sic) et de les condamner publiquement pour éviter que chaque citoyen se sente responsable personnellement des exploits (resic) de quelques-uns ». Et l’écrivain d’expliquer avec un sens certain de la prémonition - une fois n’est pas coutume - que « ces beaux exploits préparent infailliblement la démoralisation de la France et l’abandon de l’Algérie ».
Conception étroite et partisane, que celle d’Albert Camus. Ainsi, la torture, les disparitions, les exécutions sommaires, la répression collective dans le bled, toutes ces atrocités, aussi réelles et ô combien plus massives que celles du FLN, Camus les enveloppait dans l’euphémisme de « beaux exploits ». Il ne les déplorait pas au nom de la justice et du droit, ni au nom des valeurs qui fondent l’universel français, ni même au nom de la morale et de l’humanisme, mais pour des raisons d’« efficacité » et de prestige national. Du reste, même quand il lui arrivait d’exprimer quelques récriminations, il prend bien soin de les délayer dans un pur concentré de langue de bois, avec, il faut le lui reconnaître, beaucoup de savoir-faire. Comme en 1951 déjà, au moment où Claude Bourdet dénonçait sans détours ces pratiques de « la Gestapo en Algérie », appliquées à des militants nationalistes n’ayant encore commis aucune violence, Camus ne trouvait alors rien de mieux à faire que d’adresser au président du tribunal une lettre où la manière de noyer le poisson est digne de figurer dans une anthologie du bla-bla. Jugeons en : « La cause de la France en ce pays, si elle veut garder un sens et un avenir, ne saurait être que celle de la justice absolue. Et la justice, en cette occasion, pour être absolue, ne peut se passer de certitudes absolues. Et une accusation qui aurait la faiblesse de s’appuyer sur des sévices policiers jetterait immédiatement un doute sur la culpabilité qu’elle prenait en charge, pourtant de démontrer. » Evoquant le terrorisme du FLN, Camus le qualifiait de « crime qu’on ne saurait ni excuser ni laisser se développer ». « Quelle que soit la cause que l’on défend, ajoute-t-il, elle restera toujours déshonorée par le massacre aveugle d’une foule innocente où le tueur sait d’avance qu’il atteindra la femme et l’enfant. » Morale à sens unique, car Camus demeurera aveugle, sourd et muet quand il s’agit de crimes commis par les siens.
Où était-il donc ce 10 août 1956, quand « l’horrible provocation » - pour reprendre une expression par lui utilisée après l’insurrection du Nord Constantinois - fut commise par les siens sur les habitants de La Casbah, mêlant sous les gravats enfants, femmes et vieillards dans le sang et la mort ? Camus redoutait, on se demande pourquoi, « l’humiliation des 1 200 000 (sic) Français » que ne manqueraient pas de générer, selon lui, la négociation avec le FLN et l’indépendance de l’Algérie. Le même Camus préférera pourtant détourner la tête de l’abaissement subi par les Algériens depuis plus d’un siècle. Pis, ses livres qui magnifient le paysage méditerranéen de l’Algérie, sont littéralement expurgés de ces fausses notes que semblaient être à ses yeux, les autochtones, quand ils n’apparaissaient pas sous les traits de spectres menaçants et malfaisants.
Camus regrettera également que les Algériens n’aient pas emprunté la voie de la non-violence active et de la non-coopération, pratiquée par le Mahatma Gandhi. « Gandhi, écrit-il, a prouvé qu’on pouvait lutter pour son peuple et vaincre, sans cesser un jour d’être estimable. » L’écrivain pied-noir ne demande pas au cavalier intraitable d’alléger un peu la charge, c’est à la « monture » éreintée qu’il recommande de continuer à supporter un peu plus, de patienter un peu plus longtemps. Le courage attendu du philosophe qu’il est censé être aurait été naturellement, au nom de la franchise qu’on leur doit, d’interpeller les siens et de les rappeler à l’ordre. Clairement, sans circonlocutions prudentes, sans périphrases tortueuses. Même si « la justice » importe moins que « la mère », le meilleur moyen de préserver cette dernière est parfois de la protéger contre elle-même, de ses propres excès. Car, côté algérien, on n’a d’autre choix que de se « cabrer » avec l’énergie du désespoir pour tenter de se libérer. Cela peut faire mal. C’est sans doute cela qu’a voulu exprimer Sartre, dans son élan provocateur, avec l’allégorie de « l’homme mort et de l’homme libre ».
Au demeurant, comme le rappellera Robert Barrat, que de fois les Algériens ont eu recours à cette voie gandhienne que conseille Camus : « Qu’avaient fait d’autre... les Algériens depuis cent trente ans... Refus de l’impôt, de la conscription et de l’école française ? Qui sait en France que lors de la guerre contre l’Emir Abdelkader, des volontaires de la mort se présentaient à nos troupes, enchaînés l’un à l’autre comme les Bourgeois de Calais ? Ces moussebiline s’offraient à la vindicte des conquérants, espérant désarmer leur fureur. Mais la race des Bayard et des Turenne était déjà éteinte chez les soldats de l’époque. Ils décapitaient proprement ces martyrs de la non-violence pour s’occuper ensuite en toute quiétude de leurs femmes et de leurs biens... On a vu quel sort l’administration française réserva en 1957 au vaste mouvement de résistance passive déclenché par le FLN avec la campagne de fermeture des boutiques et la grève scolaire. Les enfants de La Casbah furent embarqués de force en camions vers les écoles au son des orchestres militaires... Les rideaux de fer des boutiques musulmanes étaient arrachés par la troupe, le contenu des boutiques dispersé dans la rue et la foule européenne invitée au pillage... De semblables mesures ont-elles jamais été prises contre des fonctionnaires européens grévistes ? »
L’étranger et l’inconscient colonial
En vérité, Camus ne s’est jamais débarrassé de ses réflexes primaires bien enracinés dans son inconscient colonial. Par une de ces formules alambiquées dont il a le secret, il stigmatise « cette partie de notre opinion (les anticolonialistes, ndlr) qui pense obscurément que les Arabes ont acquis le droit d’égorger et de mutiler... des enfants européens ». Diable ! Il ne manquait aux Arabes que ce « droit » non encore inscrit dans le code de l’indigénat. Englué dans le cliché raciste de « l’Arabe égorgeur » qu’il a tant contribué à enraciner dans l’opinion, avec notamment cette « imposture littéraire » —L’Etranger — qui lui a valu le prix Nobel, Camus, étranger lui-même au malheur séculaire des Algériens, éludera toute réflexion, se détournera de toute analyse sur les racines profondes de la question algérienne. Alors que « les exploits » de la 10e DP étaient sur la place publique, était-il aveugle au point de marteler à Stockholm, ce 14 décembre 1957, sa « conviction la plus sincère qu’aucun gouvernement au monde ayant à traiter le problème algérien ne le ferait avec des fautes aussi minimes » ? Etait-il absent ? Non, puisqu’il ne cessera de condamner « le terrorisme qui s’exerce dans les rues d’Alger et qui, un jour, peut frapper (sa) mère et (sa) famille ».
Même s’il dit croire à la justice, Camus raisonnait comme un citoyen lambda pour qui il était normal de préférer les siens aux indigènes et de « défendre sa mère avant la justice ». Comme le lui reprocheront ses amis, le pied-noir avait pris le pas, dès le départ, sur le philosophe, l’esprit communautariste sur l’idéal universaliste. Camus avait-il d’ailleurs jamais senti ou voulu sentir de quel côté soufflait l’oppression ? Il n’est pas incongru aujourd’hui de se poser la question devant le mutisme sélectif d’un philosophe qui demeurera « étranger » aux violences massives subies par le peuple algérien depuis le début de la « pacification », et surtout aux cris déchirants des suppliciés des caves d’Alger, durant l’année 1957. Ses contorsions intellectuelles, ses jongleries rhétoriques et sa compassion forcée sur « les injustices faites au peuple arabe », un prêche dans le désert. Inaudible pour les Algériens, lassés par les discours creux et les promesses d’un avenir sans contours. Inaudible, comme l’était sa « trêve civile », auprès des siens dont une bonne partie n’y retrouvait pas, il est vrai, ses aspirations à la guerre à outrance.
L’écrivain pied-noir ne trouvera pas grâce, même aux yeux de l’intellectuel de droite, « nationaliste de rétraction » qu’est Raymond Aron. Même ce pragmatique, ni juste ni moral, lui reprochera de n’avoir jamais pu « s’élever au-dessus de l’attitude du colonisateur de bonne volonté ». Un immense fossé sépare l’universalisme libérateur de Sartre, de Jeanson, de Curiel et de tant d’autres « justes » réfractaires à une liberté sélective à deux vitesses, des pulsions grégaires d’un Albert Camus frileusement recroquevillé dans le giron de son ethnie. Les inconditionnels de la prose camusienne continueront cependant de s’extasier sur les « ruines de Tipaza » et de présenter comme le summum de l’humanisme, un soi-disant « cri de révolte sur la misère de la Kabylie ».
B. A. : Professeur de médecine auteur de L’Algérie en guerre,
Abane Ramdane et les fusils de la rébellion L’Harmattan 2008
Références :
Kateb Yacine. Un homme, une œuvre, un pays, entretien à Voies multiples, Laphomic, 1986. Edouard W. Saïd, Albert Camus ou l’inconscient colonial, Le Monde diplomatique, novembre 2000. Chroniques algériennes, Gallimard. Idem. Ibid. Dans sa préface à un ouvrage de Frantz Fanon (Les damnés de la terre, Maspero, 1961), Sartre qui est sans doute avec Francis Jeanson, l’intellectuel français qui a le mieux saisi les mécanismes de l’oppression coloniale, écrit : « Abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé ; restent un homme mort et un homme libre. » Journaliste anticolonialiste proche de la cause algérienne.
L’expression est de Sartre. On ne sait si le philosophe existentialiste critiquait le mode de construction à l’américaine de L’Etranger, son écriture au passé composé, ou s’il doutait du caractère authentiquement fictif de l’œuvre. Avait-il connaissance de ces étranges affinités entre ce roman bizarre qui a rendu célèbre l’écrivain pied-noir, et l’œuvre géniale d’un écrivain juif autrichien, Stefan Zweig. Bizarres autant qu’étranges, en effet, ces similitudes entre Meursault, l’étrange héros assassin de Camus, et le personnage récurrent, L’Etranger, de l’œuvre de Zweig. Selon Leïla Benmansour (El Watan des 23 et 24 avril 2006), L’Etranger serait non pas une création fictive, mais une construction sur la base des cinq nouvelles de Stefan Zweig (Le joueur d’échec, Amok ou le fou de Malaisie, Lettre d’une inconnue, Ruelle au clair de lune et Vingt-quatre heures de la vie d’une femme).
Pour l’universitaire algérienne, le remords aurait tourmenté Camus au point de « le plonger dans un malaise grandissant, atteignant la dépression, alors que tout lui souriait ». Camus n’aura pas le courage d’évoquer l’œuvre de Zweig. Mais, en parlant de son prix Nobel, lors d’une conférence à Stockholm sur le mensonge dans l’art, il lancera à une assistance intriguée, cette phrase énigmatique : « Cette récompense dépasse mes mérites personnels. » Sartre aurait raillé « la philosophie facile » « pour classes terminales » de Camus. Ce sont des pieds-noirs qui huent Camus, le menacent et torpillent sa conférence sur la trêve civile au début de l’année 1956 à Alger. Jean Jacques Gonzales, Une utopie méditerranéenne. Albert Camus et l’Algérie en guerre. ln Mohammed Harbi et Benjamin Stora, La guerre d’Algérie. La fin de l’amnésie, Robert Laffont, 2004.

Par Bélaïd Abane
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El watan 28 décembre 2009

Les racines algériennes d’Albert Camus
Cinquante ans après sa mort, le 4 janvier 1960, Albert Camus est plus vivant que jamais. Une floraison livresque vient saluer à nouveau l’éternité de son œuvre l Stéphane Babey est parti en Algérie sur les traces du prix Nobel et donne Camus, une passion algérienne. Catherine, fille de « L’homme révolté », ouvre pour la première fois l’album de famille pour Camus, solitaire et solidaire.

Lyon
De notre correspondant
Commençons par le lointain. Stéphane Babey, journaliste, écrivain n’en finit pas de revisiter les racines improbables de son existence. Fils d’un Algérien qu’il n’a jamais connu et d’une Française, il avait découvert tardivement sa filiation, il la revendique maintenant fermement. Il avait cru en solder la troublante incidence sur sa vie dans un formidable roman intitulé Les assassins de la citadelle, paru à Perpignan, en 2007 (Cap Béar éditions). Quelques mois après, en 2008, il récidive avec L’inconnu d’Alger, où il se réapproprie son héritage algérien qui ne demandait qu’à prospérer en lui. Une belle et difficile histoire d’amour. L’ouvrage a été publié par une nouvelle maison d’édition parisienne, au nom qui ne s’invente pas : « Koutoubia ».
Dans son imaginaire d’une Algérie qu’il fait sienne, sa personnalité s’affirme dans la douleur et la recherche. Cela donne de merveilleuses pages d’un homme entre deux passages. Un funambule sur la corde raide. Comme Camus ! Son éditeur lui demande alors de faire un voyage initiatique pour retrouver le fil de ses ancêtres en marchant sur les chemins heurtés d’Albert Camus. Qui mieux que Stéphane Babey, hybride qui s’ignorait, pouvait amorcer cette remontée du temps pour découvrir l’être déchiré qu’était l’auteur de L’Etranger.
Camus avait vécu, jusqu’à la blessure profonde dans son âme d’artiste, ses appartenances multiples. Peu de gens peuvent comprendre lorsque le feu de l’histoire brûle la lucidité devant la nécessité de l’action. Babey est donc reparti sur les traces réelles et imaginaires de Camus. Côté littérature, il a refait la route vers Rovigo, aujourd’hui Hadjout, où Mersault, le triste héros de L’Etranger part enterrer sa mère. Belcourt, où le jeune Camus a vécu, la rue de Lyon… A Oran, tableau de La Peste… Annaba enfin, et Dréan le hameau natal du philosophe romancier. Babey ne s’arrête pas aux lieux, il va jusque dans les fibres de l’Algérie de Camus et celle qui transpire de tous ses pores aujourd’hui.
Pour donner la vitalité à Camus, il passe par le meilleur des truchements qui soient, la libre parole algérienne, expressive, poétique, joyeuse, pétillante d’aspiration au bonheur, comme l’était Camus, engoncé parfois dans son refus, ou sa difficulté, de redescendre de ces limbes célestes où le parfait lui donnait la mesure. Camus, avant de mourir, n’était peut-être déjà plus de ce monde, Babey l’y fait revenir par le biais d’une nourrissante et parfois dérangeante parole algérienne dans un magnifique Albert Camus, une passion algérienne. Catherine Camus, fille de, et gardienne de l’héritage littéraire du maître, sort pour la première fois de sa légendaire réserve et ouvre l’album de famille.
Un beau livre publié par les éditions Michel Lafont, pour le cinquantenaire de la mort par accident de Camus le 4 janvier 1960, à l’âge de 46 ans. Qui mieux qu’elle pouvait le faire ? Dans l’introduction de ce somptueux livre d’images commentées, Albert Camus, solitaire et solidaire, dont certaines complètement inédites, elle écrit : « Travaillant depuis trente ans à la gestion de son œuvre, j’ai reçu des milliers de lettres venant du monde entier. Quelles que soient les civilisations, les cultures ou les sujets abordé, ces lettres ont un point commun, un amour fraternel pour Camus ».
Les images, qui retracent la vie de celui qui a obtenu le prix Nobel de littérature en 1957, sont accompagnées non pas de commentaires décalés dans le temps, mais de citations de son œuvre, ce qui fait de cet ouvrage une vraie œuvre littéraire d’époque, que Camus aurait pu signer. On y redécouvre aussi ses manuscrits, qui achèvent de redonner l’éclat éternel de la plume du poète.
* La Caravane Albert Camus
Le livre de Stéphane Babey sortira le 5 janvier. En partenariat avec le Centre culturel algérien, une caravane va visiter cinq villes de France : Paris, Montpellier, Nîmes, Perpignan, Uzès, et, en avril, sept d’Algérie : Alger, Annaba, Béjaïa, Tizi Ouzou, Tipaza, Tlemcen et Oran. Le livre sera présenté, en présence de Yasmina Khadra, le 14 janvier au CCA.

Par Walid Mebarek
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El Watan 25 décembre 2009
Sofiane Hadjadj (Éditeur à Barzakh) : Camus fait partie du patrimoine littéraire algérien
Pour nous, les pères fondateurs de la littérature algérienne sont les Mohamed Dib, Kateb Yacine, Assia Djebbar, Jean Senac... Mais le patrimoine littéraire algérien n’est pas simplement le fait de la littérature post-indépendance : aujourd’hui on peut dire que Saint Augustin est dans le patrimoine culturel algérien, et y compris donc cette génération d’écrivains pied-noirs comme Jean Pellegri, Jacques Derrida ou Albert Camus.

C’est à nous de les revendiquer et de les inscrire dans cette histoire. Pour moi, Camus est pleinement un écrivain algérien. Il n’était pas un ultra de l’Algérie française. Il a appelé à la trêve civile. Il a travaillé sur le monde ouvrier, la misère en Kabylie : il connaissait la réalité algérienne. C’était quelqu’un qui était déchiré, et c’est pour cette raison qu’il est précieux. Camus n’était certes pas pro-FLN ni pro-OAS, mais dans un entre-deux. On le compare souvent à Jean-Paul Sartre, mais ce dernier n’avait pas de lien direct avec l’Algérie. Camus oui, jusqu’a sa mort. Sa mère vivait toujours en Algérie.
Certes il a dit, après l’obtention de son prix Nobel en 1957, « entre la justice et ma mère, je choisi ma mère »… mais je pense que l’on s’est trop attaché à cette phrase, alors que Camus était partagé entre deux patries. Le procès fait à Camus en Algérie est celui des écrivains et de la littérature. Jusqu’à quel point un écrivain doit-il porter la responsabilité d’un moment de l’histoire, prendre position pour ou contre l’indépendance ? Le propre de la littérature est d’être dans l’ambiguïté, dans le paradoxe. Finalement ce que nous enseigne Camus, c’est le sens de la nuance, de la complexité et du paradoxe. Pour moi, la question du paradoxe est fondamentale, les choses ne sont pas toujours claires.
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El Watan 25 décembre 2009
Arezki Tahar (Libraire à Espace Noun) : Camus, écrivain français d’Algérie
J’ai fait le lycée Emir Abdelkader à Alger. Albert Camus avait fréquenté le même établissement, mais à son époque, il s’appelait lycée Bugeaud.

En seconde, notre prof de français nous avait emmenés visiter les ruines romaines à Tipaza. Nous étudions, à cette époque, Noces à Tipaza de Camus. Un jour, alors que je me baladais à la rue Didouche Mourad, un bouquin de Camus à la main, je croise un de mes oncles. Il me demande : « C’est quoi ce livre ? ». Je réponds : « C’est Camus ». Il me rétorque : « Mon fils, il faut faire attention à ce que tu lis ! ». Interloqué, je lui réponds : « Tu sais, c’est une première expérience, donc laisse moi faire mon expérience de Camus. » J’ai compris mon oncle quelque années plus tard : Camus n’était pas en odeur de sainteté, car il n’avait pas soutenu la guerre d’indépendance de notre pays. Certains parlent aujourd’hui de Camus l’Algérien, mais l’Algérie a été libéré par le sang de son peuple, par une guerre, pas grâce à Camus.
Au contraire, dans ses Chroniques algériennes en 1958, Camus a clairement dit qu’il n’était pas pour l’indépendance de l’Algérie, même si Camus a loué sa terre natale, l’Algérie, sa lumière. Il était un humaniste qui n’avait pas choisi la justice, la justice était du côté de ceux qui voulaient libérer leur pays après 130 ans d’une des pires des colonisations. Pour moi, qui suis un enfant de 1954, cela ne passe pas. Camus l’Algérien c’est une expression que je ne partage pas du tout. Je préfère la dénomination « Camus écrivain français d’Algérie » !
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El Watan 25 décembre 2009
Camus et la guerre de libération
Durant cette longue période, Albert Camus ne se fit remarquer que par son silence public, contrastant avec son soutien fréquent à des demandes de grâce de condamnés à mort algériens.

Ce silence lui fut reproché par un étudiant algérien, lors de son acceptation du prix Nobel de littérature en décembre 1957 à Stockholm, et il lui répondit qu’il défendrait sa mère avant la justice. Peu après, il décida de publier sous le titre de Chroniques algériennes (ou Actuelles III) une sélection de ses principaux textes sur l’Algérie, en faisant connaître sa position définitive dans l’introduction et la conclusion.
Ce livre, paru à la fin mai 1958, donna l’impression d’un ralliement à la politique d’intégration qui semblait alors triompher, et peu d’intellectuels comprirent la valeur de l’exigence morale qui lui interdisait de renoncer à défendre les siens contre le terrorisme, tout en condamnant la torture. Jusqu’à sa mort accidentelle le 4 janvier 1960, Albert Camus resta fidèle à la même position, continuant ses interventions discrètes en faveur des condamnés à mort algériens, tout en gardant le silence. L’infléchissement de la politique algérienne du général de Gaulle, par le discours sur l’autodétermination, conforta son attitude, car il y vit une solution équilibrée proche de ses voeux. C’est ce qu’illustre sa lettre du 19 octobre 1959 à Nicola Chiaromonte, citée dans la nouvelle édition des Œuvres complètes dans la « Pléiade » (t. IV, p. 1408, note 1).
Mais selon les témoignages concordants de Roger Quilliot et d’André Rossfelder, il était prêt à prendre publiquement position contre le FLN et l’indépendance, et dans cette dernière éventualité, il était résolu à quitter la France pour aller vivre au Canada. On ne peut donc pas suivre son ami Jules Roy qui, dans La Guerre d’Algérie, paru en 1960, se prononça pour l’indépendance en sollicitant son approbation posthume. On ne peut pas affirmer non plus qu’il aurait suivi le même itinéraire que son autre ami André Rossfelder : la semaine des barricades (24 janvier-1er février 1960) et le putsch des généraux (22-25 avril 1961) entraînèrent celui-ci à rejoindre en 1962 les derniers jusqu’au-boutistes de l’Organisation armée secrète-Conseil national de la Résistance (OAS-CNR), qui tentèrent d’assassiner le général de Gaulle.
Mais on peut au moins supposer que la « communauté algérienne des écrivains », à laquelle voulait croire Albert Camus, se serait vraisemblablement coupée en deux, et que sa prise de position contre l’identification de l’Algérie au FLN aurait eu un poids non négligeable.
Par Guy Pervillé, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Toulouse (France). Dictionnaire Albert Camus, Robert Laffont, Paris, 2009. (Texte reproduit avec l’aimable autorisation de l’éditeur).
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El Watan 25 décembre 2009
Albert Camus
Documents : Extraits de manuscrits d’Albert Camus, dont Noces, extrait de naissance, numéro d’Alger Républicain. Source : Albert Camus, solidaire et solitaire, par Catherine Camus. Le 4 janvier 1960, Albert Camus disparaissait dans un accident de voiture. Cinquante ans plus tard, El Watan Week-end revient sur ce géant de la littérature et sur les polémiques suscitées de son vivant jusqu’à aujourd’hui sur sa relation avec l’Algérie.

« Albert Camus ? C’est un acteur ? » En parcourant la rue Belouizdad (ex-rue de Lyon), les Belcourtois interrogés vous regardent avec des yeux ronds. Dans leur grande majorité, ils n’ont jamais entendu parler d’Albert Camus et savent encore moins qu’il a grandi et vécu son adolescence chez sa grand-mère maternelle, dans cette rue d’Alger. A la recherche de la maison où il a grandi, nos questions laissent perplexes les habitants du quartier. « Vous savez, les Algériens ne lisent pas, alors vous et votre Camus... », lance l’un d’eux. Un autre poursuit : « Regardez là, ce snack. Avant c’était une librairie. Le propriétaire écoulait un livre en vingt jours, il a donc décidé de tout vendre. Le nouveau propriétaire en a fait un snack. Il est toujours plein... » Belcourt est un quartier populaire, à l’époque aussi. « C’est dans cette vie de pauvreté, parmi des gens humbles et vaniteux que j’ai le plus sûrement touché à ce qui me paraît le sens de la vraie vie », écrivait Camus.
Direction le 124, rue Belouizdad, l’adresse qui figure sur l’acte de baptême d’Albert Camus, selon l’Archevêché d’Alger. Mustapha, le propriétaire n’est pas surpris de nous voir. « Avant vous, des Allemands, des Japonais sont venus. La dernière délégation était coréenne. Tous des écrivains pour visiter ma maison, voir où vivait Albert Camus. C’est un petit deux-pièces, vous voyez. J’ai dû renvoyer ma femme et mes enfants chez la voisine », lâche Mustapha, dépité devant nos questions. « Vous savez, ils me demandent tous des informations sur Camus, mais moi je le connais pas. Mon père a racheté l’appartement, mais je n’ai aucune trace de Camus et pour être clair, avec la société algérienne d’aujourd’hui, les prix qui flambent et une famille à nourrir, j’ai d’autres chats à fouetter.
Les gens viennent ici les mains vides, ils boivent des cafés, prennent des photos de la maison de Camus et me laissent ensuite, sans aucun dédommagement. J’ai contacté le consulat de France pour qu’il rachète la maison en y mettant une plaque commémorative, mais sans suite. »Aucune preuve matérielle, à part ce baptême de l’Archevêché. En inspectant la bâtisse, on remarque quand même de grandes similitudes avec les souvenirs de l’écrivain. Dans L’Envers et l’endroit, Camus écrit à la troisième personne : « Ce quartier, cette maison ! Il n’y avait qu’un étage et les escaliers n’étaient pas éclairés. Maintenant encore, après de longues années, il pourrait y retourner en pleine nuit. Il sait qu’il grimperait l’escalier à toute vitesse sans trébucher une seule fois. Son corps même est imprégné de cette maison. Ses jambes conservent en elles la mesure exacte de la hauteur des marches. Sa main, l’horreur instinctive, jamais vaincue, de la rampe d’escalier. Et c’était à cause des cafards. »
La rampe existe toujours, les cafards aussi. Au cercle du CRB, en face, quelques anciens papotent. Albert Camus était gardien de but au Racing d’Alger, l’occasion de demander à ces anciens footeux s’ils ont entendu parler de l’écrivain footballeur. « Jamais, répond cheikh Slimane. Le Racing d’Alger était un club universitaire et nous, à l’époque coloniale, on ne pouvait espérer atteindre les bancs de la fac… » L’apostrophe est cinglante. Entre Camus l’enfant de Belcourt et Camus le prix Nobel de littérature, une guerre d’indépendance se préparait.

Par Adlène Meddi, Ahmed Tazir
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El Watan 25 décembre 2009
José Lenzini. Auteur de l’ouvrage Les Derniers Jours de la vie d’Albert Camus : « Camus comme bouc émissaire de la bonne conscience politique »
Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, dont trois consacrés à Camus, dont le dernier Les Derniers Jours de la vie d’Albert Camus (Actes Sud) réédité chez Barzakh éditions à Alger, Lenzini porte un regard actualisé sur l’auteur de L’Etranger.

Dib voyait en Camus un « écrivain algérien », Mouloud Feraoun parle de lui comme une « gloire algérienne », mais vous écrivez aussi que les « Algériens attendaient plus de Camus ». Qu’attendaient-ils exactement ? Pourquoi a-t-il été incapable de répondre à leur attente ?
Les Algériens attendaient, sans doute, de Camus qu’il soit aux côtés des révolutionnaires qui, à partir de novembre 1954, luttèrent pour l’indépendance. Deux raisons au moins faisaient qu’il ne pouvait se joindre à eux... D’abord, il ne croyait pas à la possibilité des différentes communautés de se retrouver dans l’harmonie d’une indépendance, qui lui paraissait vouée à de grosses contradictions du fait de son « usurpation » par le FLN. Camus croyait plus à une fédération, qui aurait une autonomie avec la France et qui pourrait s’en détacher progressivement. En cela, il se sentait beaucoup plus proche des thèses de Messali Hadj dont il fut proche, entre 1935 et 1937, alors qu’il militait au PCA.
Il quitta le parti estimant que le PCF était beaucoup trop en retrait par rapport aux aspirations des Algériens, celles d’une réelle égalité des droits. Il trouvait indécent que le projet Violette -qui d’ailleurs n’arriva pas au Parlement- se contentait de proposer la nationalité française à 60 000 Arabes « méritants » alors que le pays en comptait 6 millions. D’autre part, la mère de Camus vivait à Belcourt et ne voulait pas quitter ce « quartier pauvre » auquel Albert Camus était également très attaché. Il savait qu’elle pouvait être victime d’un attentat aveugle et ne pouvait imaginer (qui l’aurait d’ailleurs fait ?) d’aider ceux dont les armes auraient pu tuer sa mère. Il a dit, juste après l’obtention du Nobel : « j’aime la justice mais je défendrai ma mère avant la justice ». Qui donc d’entre nous aurait pu faire un choix différent ? Interrogé à propos de cette fameuse phrase, le président algérien Bouteflika avait répondu : « n’importe lequel d’entre nous aurait fait la même réponse. Ce qui prouve que Camus est des nôtres ».
A la fameuse lettre de Kateb Yacine du 17 octobre 1957, Camus ne réserve aucune réponse, même si Kateb n’en souhaitait pas une. Pourquoi selon vous ? Qu’avait pensé Camus de cette missive ?
Il m’est difficile de me mettre à la place de Camus. A celle de Kateb également. Tous deux aimaient l’Algérie d’une même force, d’un même espoir. Tous deux partageaient les mêmes angoisses vis-à-vis de l’avenir du pays. Kateb était sans doute un peu trop dur et dogmatique pour un Camus, qui devait craindre que le dialogue n’était pas possible avec cet autre homme révolté qu’était Kateb... Il aurait sans doute préférer dialoguer avec des interlocuteurs en recherche de paix et d’harmonie comme Saïd Kessous. Et, pour vous dire le fond de ma pensée, je me suis souvent demandé si Kateb ne demandait pas à Camus ce que lui-même n’avait su donner à ce pays... Lui qui n’était revenu que sur le tard.
Lui qui avait vécu les « événements » de Sétif mais qui ne se souvenait pas de la mise en garde de Camus qui, dès le 10 mai, dans Combat écrivait : « Je lis dans un journal du matin que 80% des Arabes veulent devenir Français. Je dirai plutôt qu’ils voulaient le devenir, mais qu’ils ne le veulent plus... ». Le constat était on ne peut plus lucide. Et les mots sont aussi des armes dans le combat pour l’équité, la démocratie. Words, words, words... Kateb voulait des actes. Les siens aussi passaient par le verbe, le théâtre, le roman...
Edward Saïd, dans un article publié par le Monde Diplomatique « Albert Camus, ou l’inconscient colonial », évoque l’incapacité de Camus de sortir de l’héritage « impérial » dans ses écrits. Est-ce une thèse qui tient la route, connaissant l’engagement humaniste de Camus ?
Je trouve que cette affirmation fait montre d’une méconnaissance de l’oeuvre de Camus. Sauf à penser que l’illustre Edward Saïd se soit inscrit dans une forme de dogmatisme résolu, définitif... Avec cette tendance sartrienne à placer l’histoire au centre de tout, à ne faire de l’homme qu’une de ses émergences... La fin ne justifie pas les moyens. Douter n’est pas refuser de s’engager. Il est sans doute plus facile d’affirmer ses certitudes comme des références irréductibles. Il se trouve que l’homme rattrape souvent cette histoire qui bégaye jusqu’à nucléariser ses théoriciens du grand soir ou du néant... Les deux souvent se confondant !
Le silence n’est pas une démission. Comme le résumait fort bien Roger Quilliot dans La Mer et les Prisons : « la tragédie algérienne ne faisait que souligner quelques-unes des constantes de la pensée de Camus avec leur grandeur et leur faiblesse : l’horreur d’un monde de violence, le dégoût d’un sang versé inutilement, faute de réformes opportunes, la répulsion instinctive devant l’intolérance et le fanatisme, un vieux fonds de pacifisme libéral, mal adapté sans doute à ces temps de nationalisme, à ces cycles de révolte et de répression auxquels le monde moderne semble condamné. Exilé, Camus l’était désormais non seulement dans son propre pays, mais dont son propre siècle, et d’autant plus douloureusement qu’il en partageait les passions. »
Aucune place ni rue ne porte le nom de Camus en Algérie. Y a –t-il, selon vous, une volonté de l’effacer « officiellement » ?
J’ai tendance à penser qu’un certain « malentendu » s’est installé pendant la guerre d’indépendance avec la mise en place par Jeanson du réseau des « porteurs de valises ». C’est à cette période-clé que les intellectuels de gauche vont reprocher à Camus son manque de courage et d’engagement. Camus est devenu une sorte de bouc émissaire de la bonne conscience politique et de sa foi dans le communisme triomphant. Les leaders de l’Algérie indépendante vont utiliser Camus et les autres... parmi lesquels Dib, Kateb, Mammeri, Ferraoun et tant d’autres ayant commis une oeuvre littéraire dans la langue de Molière. Une aubaine pour les nouveaux maîtres du pouvoir qui doivent justifier, alors, les « sacrifices » nécessaires à construction du pays, légitimer le parti unique va désormais -et pour longtemps- gérer le pays.
Sans partage. Le pouvoir occulte des pans entiers de son histoire, en utilise d’autres à son profit… Camus est enseigné dans les lycées comme dans le supérieur mais, restera longtemps cet Etranger qui n’a pas choisi le bon camp. A preuve ce roman raciste, à l’image de son auteur assimilé au peuple de petits blancs peu soucieux de l’existence de l’indigène et de son devenir. Mais, je crois que l’Algérie a vécu une véritable mutation, lors du match qui a opposé son équipe nationale de foot à celle de l’Egypte. Tout a commencé au Caire… Là, où s’était décidé le lancement de la guerre de libération. Ce vendredi 12 novembre 2009, des débordements ont déchaîné les foules face à ce peuple frère d’hier qui, en quelques heures, était devenu l’ennemi...
Celui qu’il fallait éliminer. Jusqu’au plus profond de la mémoire algérienne ressurgissaient ces temps douloureux, où le leader du panarabisme avait dépêché en Algérie ses enseignants les moins qualifiés pour participer à l’arabisation d’un pays qui hériterait du même coup des Frères musulmans et autres intégristes dont la terre des Pharaons voulait se débarrasser. L’Algérie découvrait alors un autre visage du panarabisme et de sa discutable fraternité. Sans doute, étaient-ils rares celles et ceux qui, dans cette exubérante renaissance, faisaient un lien avec la passion de Camus pour le foot et sa méfiance pour le panarabisme. Pourtant, sans le savoir, l’Algérie renouait alors avec l’un de ses fils. Et qu’importe qu’il ait une rue ou une place à son nom, qu’il entre ou pas au Panthéon. Nous comprenions alors, tous ce qu’il voulait dire quand il écrivait : « je me révolte, donc nous sommes... »

Par Adlène Meddi
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El Watan 09 décembre 2009
Albert Camus au Panthéon ?
Ce serait un symbole extraordinaire » de faire entrer Albert Camus, auteur entre autres de La Peste, des Justes ou de L’homme révolté, au Panthéon, un demi-siècle après la mort accidentelle du prix Nobel de littérature, le 4 janvier 1960, estimait, la semaine dernière, le président Sarkozy.

Mais, pour ce faire, l’accord de ses enfants est nécessaire. Or ces derniers sont partagés. Selon le monde.fr, qui cite l’entourage du fils d’Albert Camus, Jean Camus, frère jumeau de Catherine, estime qu’un transfert de son père au Panthéon serait « un contresens » et qu’il s’opposerait à une telle décision. Il craindrait, écrit le journal sur son site internet, une « récupération » de son père par le chef de l’Etat français. Pour Catherine Camus, « la question n’est pas simple ». Reconnaissant sur France Inter que l’auteur de L’Etranger n’aimait pas les honneurs, elle a dans le même temps observé qu’il pourrait s’agir d’un « beau symbole » dans la mesure où l’écrivain avait « essayé de parler pour tous ceux qui n’avaient pas la parole ». « C’est une question qui me dépasse, je me sens très petite. J’admire ceux qui ont une idée très arrêtée, moi je n’ai que des doutes », « je suis vraiment dépassée par cela ». « Je pense à tous ceux qui sont de la même origine que mon père, c’est-à-dire très pauvres, et à ma grand-mère qui était femme de ménage et peut-être que c’est aussi un hommage qui lui est rendu à elle, et que de ce point de vue là, c’est peut-être aussi un symbole pour tous ceux pour qui la vie est très dure », a-t-elle ajouté. « Je préfère qu’on laisse Camus à Lourmarin. Ce n’est pas par antisarkozysme. C’est un lieu qu’il avait étudié, chanté, qui l’avait rapproché d’Algérie », déclare, pour sa part, au Monde, Jean Daniel. Le fondateur du Nouvel Observateur se dit contre le transfert de sa dépouille au Panthéon, comme le propose Nicolas Sarkozy.
Soirée hommage de Coup de soleil
L’association Coup de soleil rendra hommage à l’écrivain Albert Camus, mercredi de 18 h à 22 h à la Maison de l’Amérique latine, à Paris. Au programme de cette soirée, la projection du film (55 mn) de Jean Daniel et Joël Calmettes : Albert Camus, la tragédie du bonheur ; d’une table-ronde avec Catherine Camus, Jean Daniel, Maïssa Bey et Jacques Ferrandez ; vente du film, vente et dédicace des livres de Catherine Camus (Albert Camus, solitaire et solidaire, Michel Lafon), de Jean Daniel (Avec Camus : comment résister à l’air du temps, Gallimard), de Jacques Ferrandez (L’hôte, d’après Albert Camus, Gallimard) et du hors-série de Télérama ( Camus, le dernier des justes).

Par N. B.
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El Watan 14 novembre 2009
Parution-Les dernièrs jours de la vie d’Albert Camus : Arbre fatal
En prélude au cinquantenaire de la mort de Camus, le livre de José Lenzini présenté dans six villes d’Algérie.

On dit qu’au moment ultime de la vie, tout ce qui a été vécu par un homme ressurgit dans sa conscience à une vitesse astronomique. La science ne l’a pas prouvé, mais la croyance en est répandue. C’est peut-être ce qui a initialement inspiré José Lenzini pour écrire, non pas les dernières secondes, mais Les derniers jours de la vie d’Albert Camus qui vient de paraître aux éditions Barzakh*. Le 3 janvier 1960, Albert Camus, au volant de la voiture qui le mène à Paris en perd le contrôle. Dérapage fatal. Sortie de route. Accident mortel qui ne sera pas traité en fait divers mais à la une des journaux, non seulement en France mais dans le monde entier. Alors que « l’actualité algérienne » est déjà un sujet permanent des médias, c’est le Prix Nobel de littérature 1957 qui vient de décéder brutalement, l’auteur de L’Etranger, best-seller international, le journaliste brillant qui dirige la rédaction de L’Express.
D’emblée, José Lenzini, cinématographiquement, établit le lien entre l’accident et l’Algérie : « La voiture glisse à nouveau. Blanche et silencieuse comme les grands voiliers qui quittaient le port d’Alger, toisant les gamins flottant sur leurs grosses chambres à air noires festonnées de rustines. Feulement, grincement du tramway cahotant dans les tournants Rovigo. Encore un rocher… La grosse voiture est soulevée par une vague invisible. Craquements de l’arbre et de la tôle mêlés ». On croirait voir la première scène de L’Arrangement d’Elia Kazan, quand le coupé de Krik Douglas entre sous le châssis d’un camion. Mais quand, dans ce film, le héros l’a cherché et en réchappe, Camus, lui, passe à trépas. A quoi pouvait-il bien penser à ce moment et dans ceux qui l’ont précédé ? C’est ce mystère inaccessible qui forme la trame du texte de José Lenzini et qu’il a choisi d’imaginer en se fondant sur ce que nous savons d’Albert Camus à l’acmé de son existence, le compteur arrêté à quarante-sept ans.
Il est au faîte de la gloire littéraire et journalistique, riche, séduisant, incontournable en maints domaines, dont notamment celui de l’Algérie alors à feu et à sang. Il est au midi de sa vie, un midi qui, par les raccourcis du destin et ceux des routes provinciales de France, en deviendra le minuit. Il est aussi rongé intérieurement. La guerre d’Algérie le préoccupe. Journaliste à Alger Républicain, il a dénoncé la misère des populations mais, quand les choix devinrent étroits, sinon binaires, il imagina un futur algérien qui lui servit à lire le présent et à ignorer le passé. Il eut ces mots qui le poursuivent encore, ceux d’une alternative entre sa mère et sa patrie et, finalement, du choix pour la première. Mots symboliques et donc peu précis, peut-être justement un arrangement avec sa conscience déchirée. Car si on peut, dans un camp ou l’autre, lui reprocher son attitude, on ne peut lui dénier cette déchirure. Sa « nobélisation » a été accompagnée et suivie par une polémique. Il n’est pas sur une route, ce 3 janvier, mais dans un carrefour intérieur grouillant de monde, peuplé de fantômes innombrables, cerné par ses détracteurs, balisé par ses certitudes et ses hésitations.
De ce point, José Lenzini reconstitue moins la scène de l’accident que celle d’un parcours de vie qui, de la pauvreté auprès d’une mère condamnée aux ménages, aboutit aux ors de Stockholm qui sont les sunlights hollywoodiens de la littérature. Par couches successives de flash-backs, l’auteur tisse dans un langage sobre et moderne le long cheminement vers un arbre fatal. Dans cette entreprise qui met l’accent sur la vie de Camus à Alger, car ce sont les années de son émergence d’homme et d’écrivain, José Lenzini ne cache pas son empathie, voire sa fascination. Son écriture puise aux faits mais également, ce qui est naturel pour une œuvre de fiction, aux sources de sa propre expérience et de son propre lien avec l’Algérie.
Né à Sétif en 1943, José Lenzini avait donc deux ans quand eurent lieu les évènements du 8 mai 1945 et la répression terrible qui s’en suivit. Journaliste, il a beaucoup écrit sur l’Algérie, articles et reportages, et il y séjourne régulièrement au titre de son attachement personnel. Ecrivain, il en est aujourd’hui à son troisième ouvrage sur Camus dont il est considéré comme un spécialiste. Il est ainsi déjà l’auteur d’un Albert Camus (Ed. Milan, 1996) et d’un Camus (Ed. Milan, 2002) et, sur l’Algérie, on lui connait l’étonnante histoire de Aurélie Picard, princesse Tidjani (Ed. Presses de la Renaissance, 1990), Alger, Asri et les oiseaux (Ed. Transbordeurs, 2008), et Barberousse (Ed. Actes Sud, 1999, bientôt chez Barzakh). Vivant dans le midi de la France, il enseigne à l’Ecole de journalisme et de la communication de Marseille. Avec une quinzaine de titres, il présente le profil d’un écrivain éclectique, aussi à l’aise en littératures que dans les essais. Il a d’ailleurs défrayé la chronique avec un livre-enquête sur la scientologie, Vol au dessus d’un nid de gourous (Ed. Plein Sud), et l’an dernier avec Mai 68 : Baden, la mort du gaullisme (Ed. Transbordeurs).
Actuellement, il est en tournée en Algérie pour présenter son dernier ouvrage et rencontrer les lecteurs algériens. Il était avant-hier à Tizi Ouzou et hier à Béjaïa, il sera à Constantine, Alger, Oran et Tlemcen (aux CCF, les 15, 17, 19 et 22 novembre). Avec cette parution, les éditions Barzakh introduisent judicieusement le débat sur la vie et l’œuvre d’Albert Camus qui ne manquera pas d’avoir lieu l’an prochain à l’occasion du cinquantenaire de sa mort. Des dizaines d’activités sont prévues en France et dans le monde : hommages, séminaires, conférences, publications, émissions... Il est indispensable que les chercheurs, auteurs et historiens algériens y prennent part pour qu’Albert Camus puisse être abordé selon des points de vue émis à partir du pays qui l’a vu naître et grandir.
"Les derniers jours de la vie d’Albert Camus" de José Lenzini. (Actes Sud, oct./Barzakh, nov. 2009). 144 pages. 400 DA.

Par A. F.
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El Watan 5 novembre 2007
Albert Camus
Une plaque commémorative dans sa maison natale à Dréan (Annaba) ?
La maison d’Albert Camus prix, Nobel de littérature, tient toujours debout. 94 ans après la naissance de l’illustre écrivain. C’est à Dréan, ex-Mondovi, à quelques encablures de Annaba, que l’auteur de L’étranger a fait ses premiers pas.

Le professeur Denis Fadda, lui même natif de la ville, a proposé, lors du colloque de Perpignan consacré à Camus et Kateb Yacine que la demeure de l’écrivain soit conservée : « Je pense que pour les gens de Dréan, c’est une grande fierté de savoir que Camus est né dans leur village et je crois qu’il ne doivent pas laisser échapper cette chance qu’ils ont d’avoir eu Camus comme un des leurs, cette chance est double puisque cette maison existe encore et elle aurait pu disparaître. C’est une pauvre maison, très modeste car le père d’Albert Camus était ouvrier agricole. Pour le village, avoir cette maison et surtout ne pas la laisser disparaître, c’est un devoir. On pourrait y mettre une plaque, ‘’Ici a vécu Albert Camus, prix Nobel de littérature, né à Mondovi le 13 décembre 1913’’. » Pour cela, Denis Fadda estime qu’il faudrait au minimum qu’elle soit classée comme patrimoine. « Ainsi, elle ne pourrait pas être détruite. Il y a le risque qu’un bulldozer, un jour, la rase d’un seul coup de pelle. Aussi, en deuxième temps, elle pourrait être aménagée en musée et ce serait un attrait touristique pour ce village. » Denis Fadda est un haut fonctionnaire international (Nations unies), il est président de France-Afrique (membre du bureau du Comité de liaison des associations nationales des Rapatriés) et élu à l’Académie des sciences d’Outre-mer : « Je suis de la sixième génération de Bônois (Ndlr : son père André a été l’un des derniers maires de Bône, (Annaba) et c’est dommage pour ma terre natale de laisser échapper cette opportunité de faire connaître Camus. » Avec un groupe de personnes et de façon informelle, un certain nombre de démarches ont été entreprises auprès de la wilaya : « Il faut surtout une prise de conscience pratique sinon cela sera difficile » . C’est peu de le dire.

Par Walid Mebarek
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El Watan 08 octobre 2007
Camus et les dissidents de l’Europe de l’est
L’histoire revisitée
A Lourmarin, la 24e édition des Rencontres méditerranéennes Albert Camus, organisée par l’association du même nom, portait sur : « Albert Camus, dissidences et liberté ».

Les interventions de Camusiens venus d’Allemagne (ex-RDA), de Lettonie, de Hongrie, de Russie (ex-URSS) et de Roumanie ont révélé, aux côtés de leurs homologues français, un homme en avance sur son temps, dénonçant avec une vigueur redoublée au fil des ans, l’horreur et l’impasse du totalitarisme soviétique. De 1953 jusqu’à sa mort, Camus, homme « révolté », a dénoncé l’oppression sous toutes ses formes, parlant en 1956 des « martyrs » du « génocide » du peuple hongrois lors du soulèvement avorté. Tendant la main aux exilés, il fut l’ami de beaucoup d’entre eux, dont Boris Pasternak. Il le soutint jusqu’au bout dans l’exigence de la publication en France du Dr Jivago, ce qui fut fait en 1958, puis en fut proche dans son exil. Dans ces pays sous chape de plomb, Camus fut dès lors étudié, souvent en clandestinité, comme un auteur qui donnait du sens à la révolte et à la soif de liberté. Le romancier essayiste lui donnait corps et âme. En retour de cet espoir, Camus considérait que la lutte des dissidents, l’« empêchait de désespérer » du monde, que la justice et la liberté brimée ne sauraient être autre chose qu’une parenthèse. « Il faut dénoncer la torture aussi méprisable à Alger qu’à Budapest », disait-il. Et, à Saint-Etienne, devant un parterre ouvrier en 1953 : « Non, on ne construit par la liberté sur les camps de concentrations, ni sur les peuples asservis de colonies ni sur la misère humaine ». Ces propos qui semblent aujourd’hui naturels l’étaient moins à l’époque, mais Camus disait que c’était de « ces choses élémentaires ». L’histoire lui donnera raison.

Par W. M.
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El Watan 18 juin 2007
Il y a 50 ans, le prix Nobel de littérature décerné à Albert Camus
A Lourmarin, dans le Vaucluse, là où Albert Camus avait établi sa demeure, les rencontres méditerranéennes auront en 2007 un goût particulier. On pensera très fort au prix Nobel de littérature, distinction décrochée le 17 octobre 1957.

Vaucluse : De notre correspondant
Camus était alors âgé de 44 ans. Cette consécration, écrit le journaliste Jean Daniel, qui l’a connu aux débuts du magazine l’Express, allait à « un jeune roturier venu des faubourgs ouvriers d’Alger et dont la mère a longtemps fait des ménages. Tous ceux qui l’ont précédé à Stockholm étaient de grands bourgeois, parfois assez fortunés pour se permettre d’attendre avec confiance d’être reconnus. Alors, pourquoi Camus ? Les jurés du prix Nobel ont-ils eu la prescience que leur jeune lauréat mourrait trois ans après ? Il avait 44 ans, le plus jeune lauréat après Kipling, 47ans, lorsqu’un accident de voiture sur une route déserte, droite et sèche mit un terme à une vie lumineuse ». Le thème des retrouvailles annuelles autour de la mémoire du romancier se déroulera les 5 et 6 octobre sous l’intitulé : « Albert Camus : Dissidences et liberté ». « L’œuvre de Camus, dans sa diversité, a permis à des citoyens — notamment de l’ancien bloc de l’Est — de trouver du réconfort, de l’espoir et du courage », estiment les organisateurs, « pour accéder à une liberté qui, si elle n’a pas toujours été parfaite, était préférable à des jougs plus ou moins tolérés par les pays à vocation démocratique, et pour faire connaître cette liberté à leur pays. Toutes les fois qu’il l’a pu, Camus a été en contact avec les dissidents et leur engagement a été commun et résolu ». Des témoins, des écrivains, des chercheurs débattront pendant deux journées, dans un colloque dont l’entrée sera libre. Avant cela, pendant tout l’été, une exposition se tiendra sur ce même thème, à la salle d’exposition de la bibliothèque de la petite commune vauclusienne, à partir du 5 juillet et jusqu’au 26 août. Pour les vacanciers dans le sud de la France, un détour s’impose…

Par Walid Mebarek
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El Watan 14 mai 2007


Bibliothèque nationale d’Algérie
Camus revisité par Jean Daniel
Le directeur du Nouvel Observateur, Jean Daniel, de son vrai nom Jean Daniel Bensaïd, a présenté, hier, à la Bibliothèque nationale (Alger), son dernier ouvrage Avec Camus : Comment résister à l’air du temps.

Le grand journaliste explique que cet ouvrage n’est pas un mode d’emploi mais une invitation et une introduction. Introduction à l’une des plus belles œuvres du XXe siècle français, celle d’Albert Camus. Mais aussi une invitation au doute et à l’exigence morale sur fond de réflexion sur ce que peut être le journalisme. Pour Camus comme pour Jean Daniel, il n’est pas de journalisme qui ne se sépare d’une culture comprenant la philosophie et la littérature. Le journaliste doit exiger la vérité. Mais, cette vérité, comme nous le fait remarquer Jean Daniel, n’est-elle pas propre à chacun ? Seuls nous restent alors le doute et la négation de l’absolu. Nous voici donc face à une invitation à la réflexion, au rejet de l’absolu, au doute journalistique, à l’exigence de vérité morale nécessairement vacillante. Ainsi, Jean Daniel, qui s’est fait remarquer dans les années 1950, par ses reportages sur la Guerre d’Algérie dans lesquels il dénonce la torture, nous invite ici, dans un langage toujours éclatant, à rencontrer Albert Camus journaliste, évidemment indissociable de l’auteur de Caligula ou du Mythe de Sysiphe. Camus c’est aussi l’homme de ces citations qui raisonnent parfois de manière inquiétante dans le creux de nos oreilles : « Un pays vaut souvent ce que vaut sa presse » ou encore : « Un journal, c’est la conscience d’une nation ». Le livre est riche d’un plaidoyer pour l’information critique qui, selon Camus, est d’abord « le pari passionné que l’on peut intéresser et fidéliser le lecteur en lui donnant à penser, même et surtout en le distrayant, sans jamais flatter son goût pour la paresse ou la vulgarité ». Pour Jean Daniel, Camus journaliste est synonyme du refus de la violence sachant que celle-ci est inévitable et injustifiable. C’est aussi le doute constant qui dénigre toute forme d’absolu. Refus du totalitarisme, du colonialisme, de la terreur. L’élève de Camus explique : « Sans aucun doute ce fut parce qu’il naquit dans une famille pauvre d’Algérie qu’il ne devait rien à l’intelligentsia parisienne, et qu’il dut rompre avec cette dernière pendant cette guerre qui déchira la France. » Il y a alors ces mots, que l’on a toujours mal interprétés parce que jamais cités dans leur intégralité : « En ce moment, on lance des bombes sur les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, alors je préfère ma mère. » Une phrase qui a suscité une vive polémique autour de Camus. L’ouvrage de Jean Daniel, pour sa part, n’a pas laissé indifférent la famille intellectuelle algérienne. Ainsi, l’écrivain Rachid Boudjedra livre son appréciation, en attendant la lecture du livre : « Je peux dire que Jean Daniel était clair dans son engagement pour l’indépendance de l’Algérie. Pas le même cas pour Camus qui, durant toute sa vie, est resté déchiré. C’est un homme faible et fragile. Je peux dire que Camus a raté sa vie. Dans cet ouvrage, Jean Daniel tente d’expliquer, voire justifier la démarche de Camus. » A noter la présence d’un panel de personnalités, à l’instar de Lakhdar Brahimi, Hamid Mehri, Rédha Malek, Chérif Rahmani.

Par Mustapha Rachidiou
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El watan 25 janvier 2007
Parution. Camus revisité
La pérennité d’une œuvre
Il y a 50 ans, Albert Camus recevait le prix Nobel de littérature. Nous y reviendrons. Ici, lecture à la fois enthousiaste et critique du livre que lui a récemment consacré Jean Daniel.

Il est difficile de séparer les deux figures, Albert Camus, prix Nobel de littérature, et Jean Daniel, militant de la liberté, deux écrivains-journalistes, Algériens, Franco-Algériens, ou Français d’Algérie, comme on les dénommait à l’époque, dont les destins se sont croisés. Jean Daniel, directeur de l’hebdomadaire le Nouvel Observateur, vient de publier un ouvrage qui fera date, intitulé Avec Camus, Comment résister à l’air du temps, éditions Gallimard 2006. C’est à la fois un récit, dans la tradition hagiographique, un livre d’histoire immédiate et un essai-témoignage qui se lit comme un passionnant roman. Les contextes de la trame sont multiples. Premièrement, celui « immoral de la colonisation », précise l’auteur. Deuxièmement, celui de la crise des idéologies et enfin, celui du règne du conformisme porté par le capitalisme. Comment expliquer, se demande Jean Daniel, la stupéfiante pérennité de l’œuvre d’Albert Camus ? Grâce au souvenir si vivace de ses rapports avec l’auteur de Sisyphe, l’homme révolté et l’Etranger, qui était directeur du journal Le Combat, puis collaborateur à l’Express, Jean Daniel, en journaliste et intellectuel qui ne cesse de réfléchir sur le difficile et passionnant métier de journaliste, à la lumière des défis de l’heure et de la modernité, propose de nous faire découvrir une éthique du journalisme et une vision du monde qui s’oppose à l’air du temps. Démarche salutaire, car notre sombre et dure époque est compliquée par les jeux troubles que certains acteurs du redoutable quatrième pouvoir pratiquent ou subissent à travers le monde. Jean Daniel réussit à nous faire redécouvrir une vision originale, une morale qui s’oppose à la fois aux va-t-en-guerre, aux politiciens et au moralisme. La ligne de Camus est celle d’un solitaire solidaire, parfois déroutante ou marquée par des limites, notamment à nos yeux d’Algériens qui légitimement n’avons pas admis son fameux : « Je préfère ma mère à la justice. » Jean Daniel écrit : Camus a été certainement le premier, dans ce XXe siècle, à avoir prophétisé l’époque où l’on ne pourrait plus se réfugier dans les projets d’avenir, où l’on ne pourrait plus s’adosser aux modèles du passé… où l’on serait obligé d’avoir une vie verticale, avec une lucidité constante et quasi inhumaine sur un destin qui se joue à chaque seconde ». Ne pas considérer l’autre comme ennemi est un principe fort des deux journalistes écrivains. C’est ce qui devrait lier tous les êtres de bonne volonté. L’Algérie belle et rebelle, comme dit le poète, leur terre natale, une et multiple, comme pour d’autres grands esprits, tels Jacques Berque et Jacques Derrida, a marqué leur vie, leur pensée et leur rapport au monde. Jean Daniel s’interroge sur l’attitude de Camus, ce génie du roman moderne, mais non point philosophe, marquée par une forme de désespoir de vivre, de révolte, d’absurde, qui n’est pas le contraire de la croyance, décrivant les hommes pas heureux, mais disant : « Il faut imaginer Sisyphe heureux. » La conception tourmentée de Camus au sujet du sens de la vie, et du caractère bon ou mauvais des hommes, selon les circonstances, traverse son œuvre. Pour Camus, nous dit Jean Daniel, « l’innocence, c’est la nostalgie d’un manque ». Il révèle un écrivain lié à Gide et qui puise sa confiance en l’humain, et son inspiration originale dans nombre d’auteurs du XIXe siècle, comme Dostoïevski. Les idées, les positions et l’écriture de Camus restent, en effet, à redécouvrir, tant pour en tirer des leçons toujours d’actualité, que pour les critiquer, les interpréter, les remettre à l’ordre du jour, comme le fait le directeur du Nouvel Observateur. Au regard de la guerre de Libération nationale, Albert Camus, journaliste engagé, ne préconisait pourtant pas, contrairement à la position de Jean Daniel, une négociation avec le FLN, mais une trêve, tout en recherchant une formule de cohabitation entre les différentes communautés. Cependant, il ne croit plus, nous dit Jean Daniel, à : « L’Algérie française… notamment depuis les événements de Sétif et de Guelma… ». Il s’opposait au racisme, à tous les ultras, à toutes les violences, au colonialisme rapace qui appauvrissait le peuple, car sa condition sociale de fils d’ouvriers très modestes, vivant à Belcourt, ne pouvait le placer au côté des exploiteurs. Jean Daniel nous dit : « Camus recherchait, et avec quelle angoisse, une position juste dans le drame algérien. » Camus, précise-t-il : « Veut que la guerre s’arrête, qu’une solution intervienne pour maintenir des liens étroits…. » Plus encore, Jean Daniel, qui utilise parfois une terminologie qui peut dérouter, ou que nous ne partageons pas toujours, et c’est un autre débat, nous restitue de manière fort émouvante et explicite des paroles profondes de Camus au sujet du peuple algérien musulman : « La vitalité et la force de la personnalité musulmane en Algérie. Je ne l’ai jamais pour ma part ni sous- estimée, ni méprisée. Au contraire. » La force de Camus s’exprime avec éclat, de manière exemplaire, témoin et non point juge, nous raconte Jean Daniel, dans l’écriture journalistique, dans le métier d’informer, sans rien concéder aux pressions de toutes natures, aux dérives et aux intérêts étroits : « Le journalisme est le plus beau métier du Monde », avait écrit Camus. Un journalisme qui bannit toutes les formes de mensonges et de servitudes, une vocation à l’information critique pour donner à penser, sans jamais flatter le goût à la paresse, à la démission et à la vulgarité. C’était l’époque de l’écrivain journaliste engagé, guide et porteur de messages. En ces temps où certains dans le monde hurlent avec les loups, participent au retour de la haine raciale et religieuse, montant les peuples les uns contre les autres, alimentant la propagande du choc des civilisations, se souvenir de l’idéal de Camus et comprendre le noble métier d’informer reste instructif, pour les journalistes, mais aussi les acteurs de la vie intellectuelle et politique, de tous les pays, attachés à la démocratie, c’est ce que nous rappelle ce livre pédagogique de Jean Daniel.

Par Mustapha Cherif
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El watan 92 décembre 2006
Polémique : Albert Camus, est-il une chasse gardée ?

Lettre ouverte à Madame Agnès Spiquel
J’ai eu la surprise de constater que vous mettez en ligne à l’intention des camusiens et des internautes (camusgeneralinfo.html) votre lettre adressée au quotidien El Watan le 25 mai 2006, et ce, à la suite de mon article scientifique intitulé « La vérité sur L’étranger d’Albert Camus, le coauteur Stefan Zweig » paru dans l’édition de ce journal du 23-24 avril 2006, ce qui relève de votre liberté. Mais à travers ce site, vous ne mâchez pas vos mots allant jusqu’à qualifier mon article de pernicieux et de délirant. Non seulement cela, mais votre lettre adressée à El Watan est complétée par des propos non exprimés en premier chef et donnés comme tels. Comme si votre lettre du 25 mai 2006 n’avait pas calmé votre colère injustifiée, vous voilà persistant dans le dénigrement et l’insulte, pointant du doigt ce que vous appelez ma malhonnêteté intellectuelle et mon manque de modestie. Cette nouvelle version de votre lettre adressée à El Watan, à travers laquelle vous m’accusez d’avoir voulu « tuer » Camus et me déniant la qualité de chercheur, plus précisément disons en littérature : « Quant à Madame Benmansour, elle est ‘’docteur en communication’’ et nous lui reconnaissons des talents de romancière, mais la ‘’recherche’’ en littérature implique une rigueur et une honnêteté dont elle semble bien dénuée. » Madame, si votre lettre du 25 mai 2006 relevait de votre droit à la liberté d’expression, cette dernière doit-elle être agression, et pourquoi aujourd’hui cet acharnement à travers camusgeneralinfo ? Au nom du droit de réponse (El Watan du 31 mai 2006) je vous avais dit ce que je pensais de votre lettre du 25 mai 2006, qui n’avait en rien ménagé le labeur du chercheur, et qui plus est avait été insultante à l’égard de la femme que je suis. L’affaire était close, mais la vérité sur L’étranger d’Albert Camus continue à faire des vagues, et tant mieux qu’il en soit ainsi, car c’est cela qui la fera vivre. Mais la manière dont vous la ravivez, vous personnellement, en modifiant le contenu de votre lettre adressée à El Watan, démontre que cette vérité vous reste en travers de la gorge. Lorsqu’on a fait une thèse sur Victor Hugo, comme c’est votre cas Madame, on est mal placé pour juger celle dont la thèse traitait d’Albert Camus. Je ne veux pas dire par là qu’il faille rester confiné dans le sujet d’une thèse, et heureusement ! Et si vous pensez que je suis arrivée à Stefan Zweig comme par enchantement, vous vous trompez lourdement. L’intuition a joué son rôle, certainement (et le chercheur n’est-il pas guidé le plus souvent par son intuition), il y eut par la suite un travail de fourmi que seul un chercheur chevronné est capable de mener. Vous mettez en avant mon manque de modestie. Mais Madame, ce travail post-thèse a pris des années de ma vie, il est normal que je tire fierté du travail bien accompli. Et pourtant, il ne me semble pas avoir exprimé quoi que ce soit en ce sens. Je ne connais pas un seul livre sur L’étranger d’Albert Camus qui ne soit pas venu avec sa vérité, et je n’ai pas lu un seul livre où il ne fut pas mentionné que L’étranger reste une énigme, pour ne citer que Mariel Morize qui dit dans un passé récent soit en 1996 : « Tout a été écrit sur L’étranger, et pourtant l’œuvre résiste. Plus de 50 ans ont passé et le lecteur naïf, comme le plus renseigné, referme la dernière page sur le sentiment qu’il n’est pas venu à bout de son étrangeté. » (L’étranger de Camus col repères. Hachette) Et j’ai lu plusieurs ouvrages où il est fait mention de certaines influences, dont Camus se serait imprégné dans l’écriture de son roman. Pour seul exemple l’influence de Kafka pour le procès. On ne les a pourtant pas cloués au pilori ! L’on se demande Madame, quel est vraiment l’objet de votre courroux ? Cette vérité est criante et les camusiens ne sont pas dupes. Il est à coup sûr certain que nombre d’entre eux ont vérifié cette vérité et ont constaté que le lien Camus-Zweig est l’évidence même, et il n’y a que « les aveugles » que Camus dénonce à travers La chute qui ne veulent pas voir. Mon aptitude à la recherche académique, ne vous en déplaise Madame, a été reconnue en haut lieu. Et la compétence en ce domaine ne relève pas d’une fonction au sein d’un organisme, mais par les preuves que l’on donne du travail accompli. Vos confrères (preuves à l’appui) au sommet de la recherche scientifique française qui, ont eu à me lire avant la publication de cet article, ont été les premiers à me dire que « cette vérité mérite d’être connue et non seulement lue ». Vous pointez du doigt une certaine malhonnêteté intellectuelle. Est-ce être malhonnête que de chercher la vérité, de la trouver et de la dire ? Comme l’a si bien dit Jean Jaurès : « Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire. » Et j’ajouterai : « La lâcheté, c’est de la nier. » Votre réaction, celle du justicier, venu sauver Camus de l’assassinat programmé, prouve que la recherche sur Albert Camus est une chasse gardée. Mais, Madame, l’œuvre d’Albert Camus est universelle, et la recherche qui la concerne n’est la propriété privée de personne. Quant à dire que la recherche en littérature ne revient qu’aux spécialistes en littérature, c’est une hérésie. Vous m’obligez à revenir à ma thèse où cherchant à démontrer si le livre est un média ou un hors média, j’ai pris pour base de travail des œuvres littéraires (dont L’étranger de Camus). Et mon travail de thèse apporte la preuve que la littérature peut contribuer, à l’instar d’autres disciplines, à la recherche sur les médias (et vice-versa). Robert Escarpit n’avait pas cessé depuis les années 1960 de le clamer, mais jusqu’à ma soutenance de thèse, personne n’avait pris le risque d’essayer de le démontrer. En déniant la portée scientifique à mon article, qui est la suite logique de mon travail de thèse, où j’avançais déjà l’hypothèse selon laquelle le jeu d’échecs expliquerait l’énigme de L’étranger, pointeriez-vous du doigt la compétence de ceux qui ont statué sur ma thèse, me reconnaissant apte à la recherche académique (attestation à l’appui) ? Si chaque discipline s’enfermait sur elle-même, la recherche, Madame, n’irait pas loin. « C’est dans la différence que naît la créativité. » Ce qui a jusqu’ici enrichi la recherche sur Albert Camus et son œuvre, c’est bien parce que des chercheurs de diverses disciplines et de divers pays sont venus chacun avec sa compréhension des choses, pour éclairer l’œuvre et le combat de l’homme. La recherche en communication n’a trouvé son salut que grâce à Marshall Mac Luhan, pourtant historien, et que beaucoup ont moqué, jusqu’au jour où son « médium, c’est le message » est devenu la bible des spécialistes en communication. Et puisque vous montrez du doigt mon manque de modestie, je vais aller dans le sens de vos propos pour vous rappeler qu’Albert Camus lui-même a dit à l’intention des Parisiens : « Vous pouvez comprendre Meursault, mais un Algérien rentrera mieux dans sa peau. » Albert Camus cité in Camus L’étranger. Pierre Louis Rey, éd. Hatier 1970. Et si L’étranger de Camus a été la réussite que l’on sait, c’est après avoir fait maintes tentatives avec La mort heureuse, ensuite abandonnée (car si la plume du journaliste coulait de source, celle du romancier a eu du mal à émerger) pour donner naissance à ce roman hors normes qu’est L’étranger, parce que Camus était animé par un défi, celui de donner à Stefan Zweig, interdit d’écriture par les nazis, la place qui lui revient de droit dans la littérature mondiale. Et cela au nom de la fraternité universelle et au nom de la liberté d’expression. C’est ce qui lui a donné la foi, c’est ce qui explique ce coup de génie. Albert Camus, plus que quiconque, savait ce que voulait dire la censure. Lui interdit d’écriture en Algérie à la suite de ses articles dérangeants sur la misère en Kabylie, exilé à l’ouest de l’Algérie, condamné à enseigner (alors qu’en premier chef, on le lui avait refusé prenant pour cause sa maladie, la tuberculose). Interdit de pratiquer cette noble profession pour laquelle il était doué, il ne pouvait qu’être sensible à la terrible censure infligée à Stefan Zweig parce que juif. Je ne vois pas en quoi, Madame, cette vérité nuirait au souvenir d’Albert Camus, puisqu’elle le rehausse à plus d’un titre ? Il fallait du courage en 1942, pour braver le nazisme, alors que la France est sous occupation allemande, pour véhiculer l’œuvre de Stefan Zweig, brûlée par les nazis, et donc condamnée à l’extinction. Tout possesseur de son œuvre risquait la peine de mort. Madame, c’est l’humaniste qui a bravé le danger en véhiculant l’œuvre de Zweig à travers L’étranger afin de lui permettre de perdurer, car en 1942, personne ne croyait encore que l’Europe sortirait victorieuse des nazis. Albert Camus comme tout le monde. Vous me conseillez de lire la pléiade pour mieux comprendre pourquoi Camus se trouvait à Paris en 1940. Permettez-moi à mon tour de vous conseiller de lire ma thèse, vous apprendrez ce que vous semblez méconnaître sur Albert Camus, avec tout le respect que je dois à votre haute fonction en tant que présidente de la société des camusiens. Mais je vous conseille surtout de lire l’œuvre de Stefan Zweig ainsi que tout ce qui a été écrit sur lui, vous apprendrez certainement beaucoup de choses (du moins je l’espère), ainsi que les vraies raisons qui ont fait que Camus et Zweig se trouvaient au même moment et au même endroit en avril 1940. Et vous découvrirez plus encore, que non seulement Albert Camus mais probablement d’autres écrivains ont été protecteurs de l’œuvre de Stefan Zweig, pour la sauver, et ceci est tout à leur honneur. Mais pour arriver à ce résultat, il vous faudra passer des années de votre vie dans les bibliothèques comme je le fis. Que sont devenus ces manuscrits de Stefan Zweig confiés pour protection ? Albert Camus les aurait-il rapportés avec lui à Paris en 1942, ou bien les aurait-il laissés derrière lui en Algérie ? Que sont devenus ceux confiés aux autres protecteurs ? Ces manuscrits confiés pour protection n’expliqueraient-ils pas le suicide de Stefan Zweig au Brésil le 22 février 1942 ? Est-ce que la nouvelle Le joueur d’échecs de Stefan Zweig faisait partie des manuscrits confiés ? Ce sont là, Madame, les vraies questions auxquelles la recherche se doit de répondre, et non un règlement de compte, au nom de je ne sais quelle cause au sujet du résultat d’une recherche qui, loin de nuire à Albert Camus ou à qui que ce soit, est une nouvelle brèche ouverte pour la recherche sur cet écrivain prestigieux dédoublé d’un homme d’honneur. Mais aussi une bouffée d’oxygène pour la recherche sur Stefan Zweig quasi inexistante en France.
L’auteur est Docteur en communication

Par Leïla Benammar Benmansour
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El Watan 12 juin 2006
A propos d’Albert Camus

Dans El Watan du 15 mai, j’ai lu dans l’article titré « Mgr Duval-Albert Camus : deux hommes dans la tourmente », la phrase suivante : « Auparavant, l’écrivain (il s’agit de Camus), en raison de ses positions anticolonialistes, fut exclu du parti communiste et poussé à l’exil. » Il aurait été utile de préciser l’origine de cette information, car tous les livres retraçant la biographie de Camus parlent du « départ » ou de l’exclusion du parti communiste. Un seul parle d’« exclusion » et un autre de « départ » en juillet 19371. Il faut savoir aussi que Camus a adhéré en 1935, non pas au Parti communiste algérien (PCA) mais à la fédération d’Algérie du Parti communiste français. Le PCA a tenu son premier congrès constitutif en octobre 1936. Camus a quitté le communisme en juillet 1937, c’est-à-dire au moment où les communistes adoptent et appliquent des positions plus nationales. Il n’est pas non plus inutile de rappeler que c’est le PCF qui a été à l’origine de la création en France de « l’Etoile nord-africaine » avec à sa tête Abdelkader Hadj Ali. De même, à l’époque, c’est la fédération d’Algérie du PCF qui a lancé, par un texte signé Bartel, le mot d’ordre de l’indépendance de l’Algérie. Que faut-il penser aussi de la raison donnée de la démission de Camus du parti communiste ? Dans la plupart de ses biographies, on prétend que c’est parce que le PC a édulcoré ses positions anticolonialistes. Que penser alors de la déclaration suivante faite par Marcel Dufriche2 en novembre 1951 au procès de militants et cadres nationalistes. Rappelant « la tradition constante de solidarité du mouvement ouvrier français en faveur des victimes du colonialisme », Dufriche poursuit, malgré la colère du président du tribunal : « Le peuple de France est aux côtés de ceux qui luttent pour leur indépendance bafouée, des patriotes... » Au mot « patriotes », le président du tribunal apostrophe les accusés : « Bande de salauds ! Je vous arrangerai la cravate. »3 C’est à ce même président de cette même caricature de tribunal qu’Albert Camus et Jean-Marie Domenach4 ont écrit pour lui demander une « clémence entière » en faveur des accusés. Cela ne veut pas dire qu’au cours d’un combat difficile et complexe, surtout dans une colonie de peuplement comme l’Algérie, des erreurs n’ont pas été commises. Elles l’ont été par tous les partis nationaux, y compris par le PCA, et par le PCF. De là à faire d’Albert Camus une sorte de héros de la lutte anticoloniale en calomniant les communistes, il y a un pas qui ne devrait pas être franchi. C’est pourquoi il serait utile d’y revenir plus longuement.
1 Albert Camus. œuvres complètes. Tome I.
2 Marcel Dufriche était membre de la direction du PCF et de la commission administrative.
3 La guerre d’Algérie, sous la direction d’Henri Alleg, Tome I, pages 358 et 359.
4 Rédacteur en chef de la revue Esprit.
- Boualem Khalfa Ancien dirigeant du PCA et du PAGS, ancien directeur d’Alger républicain
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El Watan 31 mai 2006
La vérité d’Albert Camus
La journaliste Catherine Simon, à travers le quotidien français Le Monde, édition du 5 mai 2006, me fait un procès d’intention, selon lequel j’aurais « accusé Albert Camus d’avoir plagié l’écrivain juif Autrichien Stefan Zweig » et d’un autre côté, la société des études camusiennes, par la plume de sa présidente, Agnès Spiquel, à travers El Watan du 25 mai 2006, ainsi que d’autres critiques qui ne méritent pas d’être citées ici et ceci au sujet du résultat d’une de mes recherches intitulée La vérité sur L’étranger d’Albert Camus.

Le coauteur Stefan et publiée dans les éditions du quotidien El Watan du 23 et 24 avril 2006. Le résultat de cette recherche, on ne peut mieux, dire dérange. Et pourquoi cela ? Et pourquoi n’aurai-je pas le droit de m’écarter des sentiers battus pour aller sur d’autres dimensions ? Jusqu’à la publication du résultat de ma recherche à travers El Watan, aucune interprétation de L’étranger et certaines des plus loufoques, n’a été l’objet de critiques acerbes, si ce n’est celle, il y a quelques années, de l’Anglais Conor Cruise O’Brien qui avait qualifié Albert Camus de raciste, ce qui lui attira la foudre des camusiens. Que ces derniers se rassurent, ils n’ont rien à m’apprendre sur Albert Camus, ce Belcourtois comme moi, ni sur son œuvre, ni sur tout ce qui fut dit et écrit à son encontre, ou par lui-même. Et en tant que spécialiste en communication, mon travail de thèse avait pour base L’ étranger et de ce fait, j’ai fait le tour de ce que j’ avais à apprendre sur Albert Camus et son œuvre. Et s’il en est qui portent cet auteur prestigieux en leur cœur et bien j’en suis. Et s’il en est qui ont défendu sa part d’algériannité, et bien j’en suis (et pourtant le sujet est bien sensible !) Mais de là à avoir un regard réducteur ou moqueur sur le résultat de ma recherche de manière à lui enlever sa substance scientifique, pas d’accord ! L’étranger est bel et bien une construction, comme le dit Albert Camus lui-même et selon notre démonstration, il l’est effectivement sur la base de l’œuvre de Stefan Zweig. Dire aujourd’hui le contraire, c’est verrouiller les portes de la recherche, à l’instar de Brian. T. Fitch qui voulut déjà les refermer en 1972. Lorsque la vérité est criante et qu’elle a échappé aux mieux placés, il ne faut pas s’étonner que son détenteur soit l’objet de procès d’intention. Si les Camusiens pensent m’apprendre à écrire, il me revient de leur apprendre à lire. Car, assurément, ils ne savent pas lire, puisque notre démonstration n’accusait en rien Albert Camus de plagiat, mais d’avoir véhiculé l’œuvre de Stefan Zweig à travers L’étranger afin de lui permettre de perdurer, étant menacée d’extermination par les nazis. Une noble attitude. L’humaniste n’a pas failli. Quand au reste, ce rendez-vous top secret et les manuscrits de Stefan Zweig confiés pour protection, ce ne sont bien sûr que des hypothèses. Si la recherche ne pose pas d’hypothèses, que fait-elle donc ? Comme c’est facile de venir, avec quelques lignes mal intentionnées, détruire un travail de longue haleine ! Mais, il est évident que ceux qui n’ont pas connu l’extase que procure le résultat d’une recherche, ne peuvent savoir le prix que vaut cette vérité sur L’étranger d’Albert Camus avec son coauteur Stefan Zweig. Il faut être parmi les élus. Ne l’est pas qui veut ! Tout compte fait, la réaction de la société des Camusiens à ma vérité sur L’ étranger, m’honore au plus haut point, car ne dit-on pas qu’ « il n’y a que la vérité qui blesse » ? Le branle-bas de combat fait autour du résultat de cette recherche prouve que cette vérité ne laisse pas indifférent et donc qu’elle est « vraie » . Le chercheur s’attendait bien sûr à se heurter à l’incompréhension et cela est dans l’ordre des choses, lorsque l’on sait qu’Albert Camus lui-même, à la publication de ce fameux roman, s’est heurté à l’incompréhension des siens (les Français d’Algérie), qui l’ont fustigé de leur haine. Et ensuite, son exil à Lourmarin avait bien pour cause le dénigrement des siens (les Français de France), qui n’ont pu comprendre certains de ses engagements. Et ce sont bien les siens qui ont qualifié Albert Camus de philosophe pour Classe terminale (Jean-Jacques Brochier). Le regard réducteur sur l’œuvre d’Albert Camus a d’abord commencé par ceux-là mêmes qui, aujourd’hui, fustigent celle qui n’a rien fait d’autre qu’essayer de découvrir cette vérité que l’auteur criait de ses vœux (voir Les carnets), afin qu’elle soit enfin dite. L’heure est venue, voilà tout.
Docteur en communication

Par Leïla Benmansour
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El Watan 25 mai 2006
Camus-Zweig, où est le lien ?
De l’art d’inventer un mauvais roman
Dans El Watan des 23 et 24 avril dernier, Leïla Benmansour raconte longuement comment elle aurait trouvé « la vérité sur l’Etranger », qui ne serait qu’un montage de textes de Stefan Zweig.

Experte en communication, elle noie dans le brillant récit de ses investigations quelques pauvres arguments : chez Camus comme chez Zweig, un prisonnier fait le point dans sa cellule et inverse le jour et la nuit ; un homme simple répète plusieurs fois le même mot ; un étranger arrive dans une ville ; un être voit sa vie bouleversée en quelques heures. Peu probant, qu’à cela ne tienne : il suffit d’adopter la même typographie pour un personnage de Zweig et pour le titre du roman de Camus et, prenant, par un sophisme bien connu, la conclusion comme argument dans la démonstration, on accrédite l’idée que le premier aurait inspiré le second. Pour le reste, il s’agit surtout de faire glisser des énoncés du statut d’hypothèses à celui d’affirmations, alors que rien n’a été prouvé : Mme Benmansour a l’intuition que l’Etranger a été construit sur le jeu d’échecs ; dont la « construction » dont parle Camus à propos de son roman (selon un parallélisme rigoureux entre les deux parties) est un montage à partir du joueur d’échecs et de quelques autres nouvelles de Zweig ; entre deux, quelques variations sur les chiffres et les carrés noirs et blancs tiennent lieu de démonstration, soutenues par la bonne vieille méthode Coué : « Nous avons été assez convaincants »... Surtout - pièce maîtresse du roman policier - Zweig aurait, en 1940, donné à Camus « un rendez-vous top secret » à Paris, pour lui confier son manuscrit et le mettre ainsi à l’abri de ses poursuivants nazis. Mais qui, en 1940, connaissait Albert Camus hors d’Alger ? Par quel « ouï-dire » Stefan Zweig l’aurait-il choisi comme dépositaire ? Et si L. Benmansour se demande vraiment pourquoi Camus vient à Paris en 1940 (au lieu de « partir en Amérique »), elle devrait lire les excellentes biographiques que nous avons de Camus. L’hypothèse - invraisemblable - du manuscrit confié étant devenue, par un tour de passe-passe, la prémisse de la démonstration, les réinterprétations tous azimuts s’accumulent : les épisodes dépressifs de Camus, l’admiration de ses contemporains pour son premier roman, tout viendrait d’un emprunt indélicat, que notre Zorro féminin arrive pour dénoncer enfin... Nous conseillons à Mme Benmansour de lire la (toute récente) nouvelle édition des œuvres de Camus dans la Pléiade et quelques essais sur la genèse de l’Etranger : elle y apprendra que ce roman écrit en quelques semaines a été préparé par des années de tâtonnements qui ont donné entre autres La mort heureuse ; Camus savait travailler, lui...
Par Agnès Spiquel, Professeur de littérature française Président de la société des études camusiennes.
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El Watan 15 mai 2006

Mgr Duval-Albert Camus : deux hommes dans la tourmente
Les événements tragiques qui ont accompagné le déclenchement de la guerre de Libération ont mis Mgr Duval et l’écrivain Albert Camus devant un choix qu’ils ne pouvaient faire.

Il y a, certes, une différence d’appréciation entre les deux hommes. La divergence se résume à peu près comme suit : le premier s’est prononcé, dès le départ, pour l’autodétermination et le second pour la fédération des populations d’Algérie en abrogeant le statut colonial. Cependant, entre ces deux monuments, il y avait également des ressemblances qu’on pourrait qualifier de frappantes. En effet, depuis la première étincelle jusqu’au débordement de la violence, ces deux hommes, qui n’aimaient guère les salves d’artillerie, voulaient empêcher le désastre en refusant la logique déraisonnable de l’affrontement. Camus et Duval pensaient, en pleine tourmente, qu’il y avait, quelle que soit la justesse de la cause, une limite à ne pas franchir : la vie des innocents. Leur dénominateur commun était la dénonciation du colonialisme avec ses atrocités, ses misères, ses humiliations, ses inégalités, ses mépris et ses atrocités. Ils voulaient rendre justice à toutes les populations d’Algérie dans le respect des différences confessionnelles, linguistiques et identitaires. L’écrivain et le dignitaire ecclésiastique voulaient planter des racines communes pour construire une Algérie nouvelle sur les décombres du colonialisme. Une Algérie juste où les populations devaient vivre en paix, et dans l’égalité et la dignité. Les deux parlaient de coexistence et de cohabitation bien que l’archevêque préférait le deuxième vocable. Tout comme Mgr Duval, Albert Camus avait dénoncé, à temps, la répression sauvage, les exécutions sommaires et l’usage banalisé de la torture. Hélas, leurs paroles se heurtèrent au bruit des canons et au vacarme de ceux qui monopolisaient le devant de la scène. Rares étaient ceux qui avaient pris la peine d’écouter ces chantres de la paix. Pis encore, ils étaient désavoués, contestés et persécutés. Ces deux symboles du déchirement de l’Algérie se sont rencontrés au moment où les combats ont atteint un stade ultime. « J’ai rencontré Albert Camus à Alger en janvier 1956, puis plusieurs fois à Paris. Nous avons longuement échangé sur le drame de l’Algérie », a témoigné Mgr Duval dans un entretien avec son vicaire, Denis Gonzalez. A la même période, soit le 22 janvier 1956, Albert Camus avait lancé un appel à la « trêve civile » en présence de ses amis et de nombreuses figures de l’Eglise d’Algérie. Deux jours plus tard, l’archevêque d’Alger rendit public un communiqué lu lors des messes du dimanche. Extrait : « quelque grandes soient nos souffrances, n’oublions pas que la charité fraternelle ne perd jamais ses droits (...) Ne cédez jamais aux sollicitations de la violence (...) C’est par l’amour et dans l’amour que vous devez construire une Algérie communautaire et fraternelle. » L’appel à « la trêve civile » fera partir Albert Camus de l’Algérie, chassé par les siens pour la seconde fois. Auparavant, l’écrivain, en raison de ses positions anti-colonialistes, fut exclu du parti communiste et poussé à l’exil. « Je demeure plein d’admiration devant son attitude profondément humaine. Je tiens à témoigner que, Français, il avait un immense amour pour toute la population d’Algérie dans laquelle il ne faisait aucune discrimination. Je le sentais bouleversé ; son jugement était très lucide ; jusqu’à sa mort, dont j’ai été atterré, il n’a jamais abandonné sa volonté d’intervenir pour qu’une fin soit mise à un conflit qui avait déjà trop duré », avait témoigné Mgr Duval. Aujourd’hui, on ne se souvient que de la fonction ecclésiastique de Mgr Duval. Tout comme l’histoire médiatique n’a retenu d’Albert Camus que sa formule lapidaire prononcée le 13 décembre 1957 à Stockholm après la remise du Prix Nobel : « Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. » L’histoire est parfois ingrate.

Par Benchabane A.
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El Watan 4 mai 2006

Albert Camus, au centre d’une rencontre internationale à Alger
Une figure littéraire en débat
Lorsque la figure d’Albert Camus est convoquée à Alger, l’événement ne laisse pas indifférent. En moyenne, plus d’une centaine de personnes, enseignants et étudiants, ont assisté au colloque international qui s’est tenu à Alger la semaine dernière.

La symbolique de cet événement scientifique est forte dans ce qu’il a de positif. L’organisatrice, Afifa Bererhi de l’université d’Alger, secondée par Bouba Tabti et Amina Bekkat, a sélectionné des spécialistes de Camus avec d’autres universitaires qui s’y intéressent de manière indirecte ainsi que des doctorants qui travaillent sur l’auteur. Ils sont venus de partout : Hollande, Autriche, Etats-Unis, Afrique du Sud, Tunisie, Congo, Grande-Bretagne, Brésil, Gambie, France, Algérie. Chacun de ces universitaires a présenté Camus avec ses propres outils critiques, avec sa propre sensibilité littéraire, selon ses visions et ses intérêts académiques. Au bout d’une semaine de riches débats, on ne pouvait que constater combien l’œuvre de Camus peut être inspiratrice d’opinions contradictoires, de lectures différentes, les unes n’excluant pas les autres. L’œuvre de ce prix Nobel est si multiple, dans laquelle l’implicite est si riche d’interprétations, que chaque critique littéraires peut en effet trouver ce qu’il cherche. Cette semaine de travaux universitaires a démontré combien finalement l’œuvre de Camus est universelle et combien elle est ancrée dans ce pays qui s’appelle l’Algérie. Le thème du colloque Albert camus et les lettres algériennes, Albert Camus et l’Algérie a prouvé combien il était absurde et surtout incomplet d’étudier Camus sans parler de l’Algérie, tant ce pays est en effet la matrice indéfectible et fondatrice de toute son œuvre. L’intérêt de cette rencontre est qu’elle a été loin d’être consensuelle vis-à-vis de l’homme, de l’œuvre. Ce n’était pas un hommage à Albert Camus mais une véritable dissection de ses écrits, ce qui a mis en évidence leur complexité. Au fur et à mesure, il devenait évident qu’il était absurde et inconvenant d’avoir une idée tranchée sur l’homme de lettres. L’intertextualité, la métatextualité, l’interdiscours, l’étude des métaphores et des symboles, l’approche philosophique du texte camusien, les études purement narratologiques, les approches thématiques, ont encore une fois prouvé la diversité et la richesse de l’œuvre. L’envers et l’endroit au Premier homme, en passant par La peste, Noces, Les justes, L’Etranger, les textes philosophiques, les textes journalistiques, les essais, ont été passés au crible avec une critique stimulante durant une semaine riche de débats vivifiants. Les témoignages ont été nombreux comme celui de Jean-Pierre Benisti qui a rappelé ses souvenirs d’enfance, les souvenirs de son père, ami d’Albert Camus qui a été à l’origine de l’existence de la stèle en hommage à Albert Camus dans les ruines de Tipaza. Dans ce lieu féérique, il a rappelé la présence et sa rencontre avec Mouloud Feraoun, Emmanuel Roblès, Benisti, père, Mohamed Dib et d’autres qui ont rendu hommage à Camus après sa mort accidentelle. L’homme Camus fascine, indéniablement et son enfance pauvre, loin des colons arrogants et cyniques, ses rapports avec sa mère, alors femme de ménage, avec sa grand-mère, dans le quartier de Belcourt, ont été approchés par le biais de la critique psychanalytique. Les autres textes fondateurs comme L’Etranger et La peste ont été revisités avec diverses approches critiques, y compris celles d’écrivains qui ont évoqué leur réception de l’œuvre de Camus durant leur adolescence. Les termes utilisés alors ont été fulgurance, étonnement, subjugation, reconnaissance de son moi intime dans les textes camusiens. La phrase la plus dite a été : « Mais il parle de l’endroit, du lieu que je connais, des sensations que je connais ». Ces confessions ont été faites par des Algériens ou par des Français d’Algérie. Tous les témoignages ont été émouvants. Ce que ce colloque a aussi démontré au-delà des témoignages, par des travaux sur les textes, c’est aussi l’influence d’Albert Camus sur les écrivains algériens de la deuxième génération, la génération de l’indépendance et qui n’a donc pas connu la colonisation. Malgré un discours réducteur et sclérosant, portant sur le rejet de Camus de la sphère algérienne, il était évident que les jeunes ont lu Camus qu’ils on été imprégnés des œuvres de Camus. Des études comparatives étonnantes de précision ont démontré ce dialogue avec Camus, comme celui de Aziz Chauaki, de Malika Mokadem, de Salim Bachi, de Nina Bouraoui ou de Abdelkader Djemaï. Albert Camus a dépassé aussi les frontières de l’Algérie et son œuvre a été aussi comparée aux Frères Karamazov de Dostoievski, à Don Quichotte de Cervantès. Moi-même, j’ai trouvé une similitude entre Camus Camus et J. M. Coetzee étonnante au niveau du mental des deux écrivains face au fait colonial. Les analyses et les réflexions du théoricien palestinien Edouard Saïd sur Albert Camus ont été anlysées et revisitées avec pertinence. L’originalité de ce colloque est à souligner au niveau des lieux. Il s’est tenu en trois endroits différents d’une portée symbolique particulière. D’abord à Tipaza, sur les lieux de Noces avec une visite au musée et aux ruines de Tipaza, ensuite un retour à Alger, à la salle des actes de l’université d’Alger où Albert Camus a soutenu son DES en philosophie qui se trouve dans les archives de la bibliothèque de l’université. Enfin le troisième lieu a été la Bibliothèque nationale du Hamma, symbole de l’Algérie indépendante, bibliothèque située non loin de Belcourt où a vécu Albert Camus. Par-delà les travaux scientifiques, ce que l’œuvre de Camus a démontré, c’est son amour pour l’Algérie qui ne peut être égalé que par l’amour des Algériens pour leur pays. Ensuite, ce sont les écrits journalistiques qui montrent combien Camus rêvait d’une Algérie où tout le monde devait avoir les mêmes droits et les mêmes devoirs. Ce colloque a rappelé aussi qu’il y avait une autre facette politique de Camus qui a été celle de sa condamnation des massacres de Sétif le 8 mai 1945. La convocation de la mémoire d’Albert Camus a été reliée au présent - une mémoire non nostalgique - mais en prise avec l’Algérie académique d’aujourd’hui qui se veut ouverte à toutes les cultures, qui se veut récupératrice de sa mémoire culturelle et historique, une mémoire multiple, car c’est ce qui devrait faire sa force et sa vitalité afin d’avancer dans la démocratie, le partage, la générosité de tous ses textes littéraires, en sachant qu’un vrai texte littéraire ne devrait plus avoir de frontières. Ce colloque n’a pas accusé Albert Camus. Il ne l’a pas mis sur un piédestal. Le colloque s’est voulu être un lieu de débat sur la liberté d’être, sur le cheminement d’un intellectuel qui avait ses doutes et ses angoisses. Albert Camus a été replacé dans son contexte géopolitique, dans sa psychologie et dans son histoire personnelle, ainsi que dans ses rapports avec le monde colonial de l’époque des années 1940. Ce colloque s’est terminé avec une superbe représentation théâtrale des Justes d’Albert Camus, jouée par une troupe oranaise, mise en scène par Lardjam. Albert Camus, un écrivain de toujours dont l’écriture est ancrée en Algérie.

Par Benaouda Lebdaï
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El Watan 29 avril 2006
Littérature
Les ambivalences de Camus
Jeudi en fin d’après-midi, après la dernière table ronde du colloque « Camus et les lettres algériennes : l’espace de l’inter discours » qui s’est déroulé en deux phases de deux jours chacune à Tipaza puis à Alger, Nadjet Khadda, chargée de faire la synthèse des travaux, déclara d’un ton péremptoire qu’elle n’allait pas le faire.

Il était, il faut le concéder à Mme Khadda, matériellement impossible de synthétiser en un laps de temps somme toute très court, la formidable masse des communications (34, sans compter les deux tables rondes et, au moins un exposé, celui de Jean Daniel, transmis par écrit ; cet auteur n’ayant pu effectuer le déplacement). Cette rencontre, qui a été d’une grande richesse, a permis, comme l’ont fait remarquer plusieurs participants, de lire Albert Camus, de l’analyser, de le critiquer, de l’apprécier et/ou, parfois, de lui reprocher ses prises de position sur le devenir de l’Algérie. Bref, cette œuvre d’une grande fécondité ne laisse pas indifférent et l’essentiel c’est qu’elle suscite encore des réactions, donc de l’intérêt. Rappelons que des écrivains et des universitaires sont venus d’Algérie, d’Afrique australe, du Brésil, d’Europe (surtout de France), d’Amérique du Nord et d’Asie pour participer à un colloque dont le déroulement a été parfait grâce au dévouement des organisateurs. Les textes de Camus ont été comparés à ceux d’autres écrivains alors que des lectures parallèles ont fait appel à d’autres créateurs pour tenter de jeter la lumière sur une œuvre aux facettes multiples. En outre, comme Camus a certainement influencé de jeunes plumes venues plus tard à l’écriture, les analystes ont lu et fouillé des productions dans lesquelles ils ont cru retrouver des impacts ou des intonations camusiennes. L’œuvre littéraire et philosophique de l’auteur de L’Etranger et de Le Premier homme a été soumise à des études parfois très pointues qui ne se sont focalisées que sur un seul titre. Ainsi L’Envers et l’Endroit, La Peste ou encore La Chute, Le Premier homme etc, ont été arpentés phrase par phrase, interrogés, creusés et disséqués même pour tenter de saisir le fond de la pensée du prix Nobel. Globalement, l’opinion dominante s’accorde à affirmer que la production philosophique de l’auteur de Le Mythe de Sisyphe et de L’Homme révolté est plutôt « médiocre » contrairement à sa production littéraire flamboyante. Pour beaucoup d’intervenants, qui laissent entendre avec indulgence qu’ils « comprennent sans condamner », Camus s’est comporté vis-à-vis de la question algérienne comme un petit blanc, épousant d’abord la cause des siens, c’est-à-dire des pieds-noirs, et, par conséquent, de la colonisation. Cette attitude ne se retrouve pas uniquement dans la fameuse phrase dans laquelle il affirme avec conviction faire son choix pour sa mère contre la justice. Cette prise de position se retrouve disséminée dans toute son œuvre à l’exception, peut-être de la dernière Le premier homme, œuvre autobiographique dans laquelle Camus commence à se remettre en cause. Pour le reste et comme l’avait fait remarquer Kateb Yacine, l’absence des Arabes dans l’écriture de Camus procéderait d’une déni d’existence aux indigènes qui, lorsqu’ils entrent en scène, sont soit anonymes soit décrits « sous leurs burnous » comme avec des mines patibulaires. Mais n’est-ce pas là une démarche plutôt compréhensible d’un homme attaché viscéralement à la terre qui l’a vu naître et qui ne veut pas la perdre ? Nous sommes là en présence d’une ambivalence absurde qui malmène sérieusement l’humanisme de Camus tant il est vrai que cette valeur ne peut exister que dans une dimension universelle : on ne peut pas être humaniste et accepter une domination inhumaine sur un peuple ou, pour rappeler la peu glorieuse position de certains Lumières qui parlaient du principe universel de liberté et investissaient cupidement dans le commerce triangulaire de la traite négrière.

Par Ahmed Ancer
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El Watan 25 avril 2006
Colloque international sur la littérature
Tipaza se souvient de Camus
Le colloque international « Camus et les lettres algériennes : l’espace de l’interdiscours », durant lequel sont programmées près d’une quarantaine d’interventions ponctuées de débats et de deux tables rondes, qui a fait accourir de nombreux universitaires et écrivains de plusieurs régions du monde, s’est ouvert hier matin à Tipaza par une évocation de la jeunesse du futur auteur de l’Etranger, intitulée Le jeune Camus et le quartier pauvre, de Mme Agnès Spiquel.

Auparavant la présidente de la séance matinale, Mme Christiane Chaulet Achour a prononcé une courte allocution d’introduction. La rencontre se maintiendra durant une deuxième journée à Tipaza, dont l’auteur a beaucoup aimé la côte. La magie créée par la rencontre de la mer et de la lumière dans un incomparable écrin de verdure se retrouve notamment dans son œuvre Noces. Le colloque se déplacera à Alger (salle des Actes et à la Bibliothèque nationale) durant les journées de mercredi et jeudi. Comme à Tipaza, communications, table ronde et débats alterneront pour poursuivre la réflexion sur cet immense auteur qui sera prix Nobel en 1957. Signalons que ces assises se termineront enfin vendredi soir par une représentation théâtrale de la pièce Les Justes d’Albert Camus. L’attrait qu’exerce Camus sur les femmes et les hommes de lettres ainsi que d’autres intellectuels demeure puissant. La vie et l’œuvre du prix Nobel sont passées en revue sous toutes les coutures. Camus jeune, Camus pauvre, Camus et les lieux où il a vécu, Camus écrivain génial, Camus et l’humanisme, Camus journaliste ou encore philosophe, l’intellectuel engagé, ses déboires politiques, son attitude vis-à-vis de l’Algérie, vis-à-vis des colons ou des petits pieds noirs, rien n’a échappé aux organisateurs qui ont invité à ces travaux de très nombreux participants. D’aucuns de ces derniers travaillent sur l’œuvre camusienne depuis des décennies. Certains, parmi les intervenants, se sont penchés sur un ouvrage donné, d’autres sur la globalité de l’œuvre. Ainsi Bouba Tabti a évoqué la portée de l’Envers et l’Endroit, Guy Basset a décrit avec un grand sens du détail les Connivences et amitiés qu’eurent Camus, Fréminville et Marie Thérèse Blondeau, des retours vers le ou les « royaumes ». François Chavannes a été le dernier à intervenir en fin de matinée avec un exposé sur l’attitude de Camus par rapport à l’indépendance de son pays de naissance, notamment dans son écrit Algérie 1958. On sait que Kateb Yacine avait écrit au prix Nobel pour dénoncer ce refus de l’indépendance. Les Algériens garderont pendant longtemps un ressentiment certain suite à la prise de position de l’auteur hostile à l’indépendance de l’Algérie. Chavannes relira à ce propos certains écrits de Camus, disant qu’il a d’abord refusé cette liberté aux Algériens, puis a accepté l’indépendance de manière négative, c’est-à-dire comme une perte pour lui-même et pour les siens, mais il a fini par se rendre à l’évidence en acceptant cette indépendance de manière positive. A l’issue de l’intervention de François Chavannes, un débat, plutôt assez vif, indiqua que les passions à propos de la position de Camus n’étaient pas encore totalement apaisées.

Par Ahmed Ancer
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El Watan 24 avril 2006
La vérité sur L’étranger d’Albert Camus
Le coauteur Stefan Zweig (Fin)
Dans cette nouvelle, comme dans Le joueur d’échecs, le narrateur est un étranger. Il fera beaucoup de choses en similitude avec Meursault.

Nous retrouvons dans Amok ou Le fou de Malaisie, comme ce fut le cas dans Le joueur d’échecs, l’interversion du jour et de la nuit.
« Finalement, j’intervertis résolument l’ordre des temps et je descendis dans la cabine dès l’après-midi, après m’être étourdi avec quelques verres de bière, afin de pouvoir dormir pendant que les autres dînaient et dansaient. » (Zweig p.27) L’Etranger de Zweig restait donc éveillé la nuit et dormait le jour. Lorsqu’il se réveillait, il guettait le bruit. Meursault dit la même chose dans L’Etranger : « C’est pourquoi, j’ai fini par ne plus dormir qu’un peu dans mes journées et, tout le long de mes nuits, j’ai attendu patiemment que la lumière naisse sur la vitre du ciel... » (Camus p172) Il est fort probable (pour une question de date) que Camus ait fait l’emprunt de Amok ou le fou de Malaisie, plutôt que de la nouvelle Le joueur d’échecs. Mais cela ne nous empêche pas de maintenir la suspision selon laquelle Camus aurait eu en sa possession la dernière nouvelle de Zweig et l’aurait utilisée dans la construction de L’Etranger. Nous verrons plus loin pourquoi. C’est ensuite la répétition d’un mot dans la même phrase. L’Etranger de Zweig dit ou plutôt a le même malin plaisir de répéter plusieurs fois le même mot tout comme Céleste l’un des amis de Meursault : L’Etranger de Zweig :
« Trois fois il redit la phrase. Cette façon sourde et obtuse de répéter les choses me fit frissonner : Le devoir... de montrer quelque bonne volonté... Le devoir d’essayer... Vous pensez donc, vous aussi, qu’on a quelque devoir... Qu’on a le devoir d’offrir sa bonne volonté.. » (Zweig p.36) Céleste dans L’Etranger de Camus :
« Pour moi, c’est un malheur. Un malheur. Un malheur, tout le monde sait ce que sait, ça vous laisse sans défense. Et bien ! pour moi c’est un malheur. » (Camus p.142) Il y a enfin le cercueil de la morte. Le premier chapitre de L’Etranger est consacré au décès et à l’enterrement de la mère. Si la nouvelle de Zweig ne commence pas avec le cercueil, c’est avec lui qu’elle se termine. Ce dernier lui donne cette note finale, lugubre et des plus inattendues : le cercueil qui s’ouvre et le cadavre qui tombe dans l’eau. Une « chute » impressionnante qui rappelle le bruit que fait le corps de la femme en tombant dans l’eau. Histoire racontée par Clamence dans La chute d’Albert Camus. Il y a ici emprunt et nous verrons plus loin que dans Vingt-quatre heures de la vie d’une femme de Zweig, cette histoire de la femme qui se jette d’un pont est exactement racontée de la même manière par les deux auteurs. Mais revenons à ce cercueil afin de rappeler cette phrase écrite par Camus dans l’avion qui le ramenait de Rio vers Paris et qui laissa les camusiens médusés : « Le voyage se termine dans un cercueil métallique entre un médecin fou et un diplomate » (les carnets). Dans Amok ou le fou de Malaisie, un médecin fou qui avait refusé de pratiquer l’avortement sur une femme, qui mourut des suites de cet acte pratiqué par quelqu’un d’autre et dans de mauvaises conditions se retrouve dans un bateau en partance pour l’Angleterre. C’est avec effroi qu’il découvre que le cercueil de la morte ainsi que le mari de la défunte, qui est diplomate, sont aussi du voyage. Une nuit, alors que le bateau accoste à Naples, les marins transbordent un drôle d’engin, le cercueil... Soudain, ce dernier s’ouvre et le cadavre de la femme tombe dans l’eau. C’est la chute (!) Il n’y a aucun doute, en écrivant cette phrase, au retour du Brésil, Camus nommait clairement la nouvelle de Zweig, Amok ou le fou de Malaisie.
Ruelle au clair de lune
Un navire accoste dans une ville, un étranger descend. « Il doit attendre en un lieu étranger... Il se sentait ici étranger ». Il assassine une prostituée. Cette femme est tuée avec un couteau. Regardons de près ce qu’écrit Zweig : « Un éclat de métal brilla dans sa main : je ne pus distinguer de loin si c’était de l’argent ou bien le couteau qui, au clair de lune, luisait perfidement entre ses doigts. » (p.187) Voyons à présent ce qu’écrit Camus : « L’Arabe a tiré son couteau qu’il m’a présenté au soleil. La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante qui m’atteignait au front. » (p 61 à 62) Chez Zweig, c’est le clair de lune qui reflète sur le couteau. Chez Camus, c’est le soleil.
Lettre d’une inconnue
C’est l’histoire d’une femme qui, à un moment donné de sa vie, a une relation amoureuse passagère avec un homme. Elle se retrouve enceinte et garde le secret. Quelques années plus tard, cet homme reçoit une lettre volumineuse. Intrigué, il l’ouvre et se met à lire. C’est une confession. Rappelons que La chute de Camus est aussi une confession. Cette lettre commence par : « Mon enfant est mort hier... » L’Etranger de Camus commence par cette phrase qui a ému le monde entier : « Aujourd’hui maman est morte ». « Cela ne veut rien dire », peut-être. Tout un chacun peut commencer un roman ou une lettre avec une phrase similaire.
Vingt-quatre heures de la vie d’une femme
« Cette nouvelle dont Gorki a pu dire qu’il lui semblait n’avoir rien lu d’aussi profond » (signé A. H. Préface à l’œuvre) Ici aussi, le héros est l’étranger, ainsi toujours nommé par Zweig dans tous ses récits. Cet étranger n’a pas de nom, ici comme ailleurs, il est toujours sans identité. Les héros de Zweig subissent l’oppression (jeu du hasard, prostitution, adultère...) dans une ville étrangère, ils rencontrent des étrangers... Ils sont sans identité. Dans cette nouvelle de Zweig, Vingt quatre heures de la vie d’une femme, l’étranger est un joueur de casino. Au début de l’ouvrage, l’auteur raconte l’histoire d’une femme, Henriette, qui voit sa vie basculer en vingt quatre heures. En effet, cette dernière a un coup de foudre pour un bel inconnu. Ce sentiment de folie soudaine l’empêche d’être maîtresse d’elle-même. En effet, elle suit cet étranger laissant derrière elle un époux éploré et deux fillettes hébétées qui ont perdu leur maman. Alors que le lecteur s’attend à trouver dans les pages suivantes la suite de l’histoire, c’est alors un autre récit qui apparaît supplantant l’autre, le récit dans le récit. Tout comme dans L’Etranger d’Albert Camus. Alors que le lecteur s’attend au procès de l’assassin de l’Arabe, c’est alors le procès du fils indigne. L’affaire d’Henriette est vite oubliée et c’est alors le secret d’une vieille dame anglaise qui intéresse le narrateur. Cette Anglaise, veuve à quarante-deux ans et riche, est en vacances sur la croisette. Au casino, elle est fascinée par un jeune joueur. Mais c’est davantage l’expression changeante qui se dégage du visage du joueur en fonction de la victoire ou de l’échec qui laisse la femme figée à le regarder. Le jeune homme laisse sa fortune sur le tapis vert. Il sort du casino dans un état lamentable, l’Anglaise qui n’avait plus le contrôle sur elle-même le suit, prise dans un tourbillon de folie, sa vie va virer de bord en vingt-quatre heures à cause d’un étranger. N’est-ce pas à cause d’un étranger que Meursault voit sa vie basculer en vingt-quatre heures ? Il ne connaissait pas l’Arabe, il ne l’avait jamais vu auparavant, il ne l’avait pas menacé personnellement et pourtant c’est lui qui fera feu à la place de son ami Raymond que l’affaire pourtant concernait de près, l’Arabe étant le frère de sa maîtresse. C’est dans Vingt-quatre heures de la vie d’une femme (p. 62 à 63) que Zweig raconte l’histoire d’une femme qui se jette d’un pont. Camus la racontera exactement de la même manière dans La chute. Par ailleurs, l’Anglaise est dans le même état d’âme que celui de Meursault après l’assassinat de l’Arabe lorsqu’il prend conscience que tout s’effondre autour de lui. L’Anglaise se rend compte que tout s’effondre autour du joueur, en perdant au jeu, il perd aussi son honneur. Il perd son âme. Malgré tout ce qu’elle fera pour l’aider et le sauver de sa passion du jeu, le jeune homme revient vers le tapis vert. Rappelons que le vert est l’espoir pour Meursault qui s’interroge dans sa cellule. A ce niveau, rappelons aussi qu’une partie des chiffres de L’étranger est relative au jeu du casino. Plus tard, l’Anglaise apprendra que le jeune homme s’est suicidé. Elle restera impassible à l’annonce de la nouvelle, aussi froide et indifférente que le furent les personnages des autres nouvelles de Zweig et aussi froid et indifférent que le fut Meursault devant le cercueil de sa mère. Comme nous venons de le constater, il y a emprunt, mais pourquoi Camus en est-il arrivé là ? Camus n’était pas, bien sûr, à court d’inspiration, la preuve en est. Car pour imaginer une histoire comme celle de Meursault, il ne faut pas seulement avoir des idées et de la suite dans les idées. Cette construction diabolique n’a pu germer que dans l’esprit d’un génie, un homme hors catégorie ! Il n’y a ici aucune philosophie de l’absurde, ce roman hors normes est une construction, mais est-il une création ?
L’Etranger : une construction
Il est intéressant de revenir sur le voyage de Camus à Rio et sur l’analyse qu’en fait F. Baterfeld dans Les Lettres modernes (archives A.C n° 7 ; 1995) et qui précise que « Camus est mal en point, presque tout le long du voyage. Il semble moins s’intéresser au monde qui l’entoure. Impatience. Mauvaise humeur. Sévérité à l’égard d’une ville charmante, mais ce qui surprend davantage ce sont ces ‘’cinq fleuves’’ que ne possède nullement Porto Alegré ». « La lumière est très belle. La ville laide. Malgré ses cinq fleuves. Ces îlots de civilisation sont souvent hideux » Écrit Camus dans son journal. Emporté par la mauvaise humeur, Camus se serait-il laissé aller à des notations sans fondement nourries par une humeur dépressives ? En effet, pas de cinq fleuves, mais cinq nouvelles de Stefan Zweig qui est enterré à Petropolis, à 80 km de Rio et où a été enterré la mère de Meursault ? A Marengo, à 80 km d’Alger. Et lorsque l’on sait que l’on dénomme fleuve, un long récit, en écrivant Cinq fleuves, Camus ne pouvait faire référence qu’à cinq œuvres de Stefan Zweig, Le joueur d’échecs y compris. A penser que nous avons été assez convaincants pour l’emprunt concernant les nouvelles publiées avant 1942, comment convaincre pour celle qui le fut à titre posthume ? Rappelons que l’œuvre de Zweig était brûlée par les nazis et qu’il était interdit d’écriture. Que fait un écrivain dont l’œuvre est menacée d’extermination ? Et bien, il semblerait plus normal et plus juste qu’il cherchât à la protéger. D’où les questions qui suivent : Stefan Zweig aurait-il confié son œuvre pour protection à Albert Camus (directement ou par intermédiaire) ? Si cette question est posée, c’est à bon escient. En effet, les deux écrivains se trouvaient à Paris au même moment, soit en avril 1940. Zweig invité à faire une conférence sur La Vienne d’hier, avant de prendre définitivement la route de l’exil. Camus était venu rejoindre son ami Pascal Pia d’Alger républicain qui fonda Paris Soir et avec lequel il travailla quelque trois mois, puis retourna très vite à Alger du fait que Paris ne tarda pas à être sous occupation allemande. Disons qu’en avril 1940, les Allemands étaient déjà stationnés à Chartres. D’où ces deux questions qui découlent de source : Est-ce qu’une conférence sur La Vienne d’hier méritait que Zweig en face le détour par Paris au risque de sa vie ? Et Albert Camus avait-il vraiment besoin de venir travailler à Paris Soir, alors que les écrivains français fuyaient pour la plupart vers l’Amérique du Nord ou du Sud ? Cela veut autrement dire que Camus et Zweig avaient probablement un rendez-vous top secret à Paris en avril 1940, au sujet duquel Zweig méritait qu’il risquât sa vie : protéger son œuvre. Cela veut-il dire que Camus, à son retour en Algérie, avait dans ses bagages l’œuvre de Stefan Zweig ? Celle publiée nous intéresse peu, car il est fort probable que Camus était lecteur de Zweig. Il ne pouvait pas être passé à côté d’une œuvre aussi saisissante. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir si Camus avait dans ses bagages Le joueur d’échecs et pourquoi il a utilisé l’œuvre de Zweig pour la construction de L’Etranger ? Dès la publication de L’Etranger, Camus avait dit à son ami et maître, Jean Grenier, que L’Etranger est une construction. Et déjà au printemps 1940 plus précisément, il lui écrit une lettre dont la teneur est significative « ...Il y a longtemps que je voulais entamer une certaine œuvre, allongée sur beaucoup d’années et figurée sous plusieurs formes. J’attendais pour cela d’être sûr de moi et de mes moyens. Aujourd’hui, ce n’est peut-être pas cela, mais cela en approche, à tort ou à raison. » Est-ce que Camus a mis davantage son ami dans la confidence ? Nous ne pouvons répondre à cette question, mais ce qui est sûr, c’est que notre démonstration apporte la preuve que L’Etranger est bien une construction sur la base de quatre œuvres de Stefan Zweig (Amok ou le fou de Malaisie, Ruelle au clair de lune, Lettre d’une inconnue et Vingt-quatre heures de la vie d’une femme), la cinquième Le joueur d’échecs reste dans le doute. Et ce qui est étonnant, c’est qu’aucun camusien n’ait jugé utile de s’attarder sur cet aveu de Camus, alors que ses paroles et ses écrits ont été passés au crible. Est-ce voulu, ou bien, est-on vraiment passé devant l’essentiel depuis plus de 60 ans ? Que L’Etranger soit une construction sur la base de quatre (ou cinq) œuvres de Stefan Zweig plus l’histoire de Meursault qui est une création de Camus, est à notre humble avis, tout à l’honneur d’Albert Camus, dans le sens où son humanisme débordant et son courage qui force l’admiration, ont fait de lui un protecteur d’une œuvre dont les nazis menaçaient de mort quiconque l’aurait en sa possession. Il fallait une « tête brûlée » du genre Albert Camus pour accepter. Quant à son utilisation, nous avançons l’hypothèse selon laquelle Camus n’était armé que du besoin en tant que leader d’opinion et conforme à ses idéaux, de véhiculer à travers sa propre œuvre une œuvre condamnée à l’extermination. Il s’agissait de la faire perdurer au nez et à la barbe des nazis. Mais dans tout cela, Albert Camus avait perdu de vue l’imprévisible qui a tout gâché. Albert Camus a été pris au piège du succès inattendu de L’Etranger, et de ce fait, il ne pouvait plus parler. Le prix Nobel a enfoncé le clou. La fameuse dispute, qui a fait date entre Albert Camus et Sartre avait-elle vraiment pour seule origine les camps staliniens et l’indépendance de l’Algérie, ou bien le regard perspicace de Sartre qui n’avait pas cessé de scruter L’Etranger, ne voulant pas s’avouer vaincu, quant à son énigme ; avait-il fini par y détecter la marque talentueuse d’un certain Stefan Zweig ? Ce Stefan Zweig qui se suicida sûrement, non pas à cause de la guerre qui lui était insupportable, mais du fait de savoir son œuvre dans un pays lointain, entre les mains d’un homme qu’il ne connaissait que par oui-dire, convaincu qu’elle était perdue à jamais, l’exil aidant à sombrer dans la dépression. Voilà pourquoi le malaise grandissant de l’un et le suicide de l’autre n’ont qu’une seule et même cause : l’œuvre de Stefan Zweig confiée pour protection. On pourrait penser que le chercheur est arrivé au bout de sa peine. Assurément non, car la recherche a cela de particulier, c’est un engrenage sans fin. Voilà que nous découvrons que Camus, âgé alors de 24 ans, se trouvait en Autriche l’été 1937, exactement à Salzburg, la ville où vivait Zweig... Pas question de remonter la filière. A chaque jour suffit sa peine ! Le malaise d’Albert Camus est élucidé, le mystère de L’Etranger enfin levé. Mais une question taraude l’esprit : est-ce qu’un écrivain dont l’œuvre est menacée d’extermination et afin de la protéger, la confierait à une seule personne au risque qu’elle se perdrait ? Pour nous, il devenait certain que l’œuvre de Stefan Zweig confiée pour protection a été plus que dédoublée et de ce fait confiée à plusieurs personnes. En d’autres termes, l’œuvre de Stefan Zweig a été dispatchée à travers le monde. L’Algérie n’étant qu’une contrée parmi d’autres. Dès lors, nous savions Albert Camus derrière nous et Stefan Zweig désormais l’objet de nos préoccupations.

Par Leïla Benmansour
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El Watan 23 avril 2006
Œuvre littéraire d’Albert Camus
Débats à Tipaza et à Alger
Un panel regroupant des chercheurs, des universitaires et des écrivains se rencontrera à Tipaza et à Alger pour débattre la vie de l’écrivain français Albert Camus et les lettres algériennes. La mère de Camus avait été enterrée au cimetière chrétien de Hadjout (ex-Marengo), à Tipaza.

Le centre touristique Grand bleu du Chenoua (Tipaza) abritera les travaux de ce colloque international du 24 au 26 avril 2006, tandis que la Bibliothèque nationale d’Alger accueillera tout ce beau monde le 27 avril pour participer aux travaux de l’ultime journée de cette manifestation culturelle et scientifique. Cette rencontre s’articulera autour de neuf séances présidées respectivement par Christiane Achour, Catherine Simon, Nour Eddine Sâadi, Bouba Tabti, Hélène Rufat, Amina Bekkat, Michèle Villannueva, Mustapha Trabelsi et Boniface Mongo M’boussa. Plusieurs personnalités algériennes et européennes connues dans l’univers de la littérature universelle se succéderont pour animer des conférences sur l’algérianité d’Albert Camus. Sa philosophie, son humanisme, sa révolte, son silence, ses rapports avec les écrivains algériens, son amour pour l’Algérie sont autant de thèmes parmi tant d’autres qui feront l’objet d’analyses de la part des participants. Les organisateurs de ces retrouvailles autour de l’œuvre d’Albert Camus inviteront les participants à se rendre, le vendredi 28 avril à 19h, à la salle Mougar pour assister à une représentation théâtrale intitulée Les Justes d’Albert Camus, qui avait été mise en scène par Kheïr Eddine Lardjam.

Par M’hamed H.
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El Watan 23 avril 2006
La vérité sur L’étranger d’Albert Camus
Le coauteur Stefan Zweig
Depuis sa publication en juin 1942, la recherche sur L’étranger et son auteur n’a pu lever le voile sur le mystère qui plane de bout en bout de cet ouvrage. Les chercheurs nombreux de par le monde restent jusqu’à ce jour perplexes devant son étrangeté. Sartre lui-même à l’œil pourtant perspicace et sévère a abdiqué devant l’impossibilité de dire si ce livre est un roman ou quelque chose d’autre lui ressemblant et d’inqualifiable.

En effet, si L’étranger d’Albert Camus a été considéré comme le roman de tous les temps, il demeure néanmoins, plus de 60 ans après sa publication, une énigme. D’où le génie d’une grande œuvre. Ce petit livre qui dit en toute simplicité les choses fait pourtant buter le lecteur contre un mur (ou une vitre selon Sartre) quant à sa compréhension. Non seulement cela, mais Albert Camus lui-même est devenu une énigme, suite à la publication de son livre. En effet, au fil des mois et des ans, l’auteur plonge dans un malaise grandissant, atteignant la dépression, alors que tout lui souriait. Un état incompréhensible, d’autant plus que son premier roman l’avait propulsé sous les feux de la rampe, au-devant de la scène internationale, faisant des conférences jusqu’aux Etats-Unis. Devenu la « coqueluche » des cercles mondains, lui le jeune pied-noir, la veille à peine encore un inconnu du reste du monde, si ce n’est une petite célébrité sur la place d’Alger. On a tout expliqué de la souffrance de l’homme, par rapport à son enfance pauvre, par rapport à sa maladie, la tuberculose, par rapport à la question algérienne, par rapport à cette histoire du communisme qui lui fit prendre conscience qu’il avait si peu d’amis, par rapport à la jalousie et à la haine, par rapport à toutes les raisons possibles et imaginaires, qu’il nous semblait impossible que ces raisons-là aussi nobles soient - elles, puissent susciter tout au long de la vie d’un homme un si profond malaise. Ce qui revient à dire que nous étions convaincus que la raison du malaise se trouvait ailleurs. D’autant plus que la panique qui s’en prit de lui à l’annonce du prix Nobel (1957) est des plus troublantes (voir les carnets). Et Albert Camus qui ne trouve rien d’autres comme thème pour ses conférences de Stockholm que Le mensonge dans l’art ! et lançant à l’assistance « Cette récompense dépasse mes mérites personnels ». Le malaise se trouvait effectivement ailleurs. Après une longue prospection, nous avons découvert qu’Albert Camus avait un secret en rapport avec son roman L’étranger, qui engendra une grande souffrance à son auteur. Une souffrance d’autant plus atroce qu’elle l’arrachait des êtres vivants pour ne le laisser dépendre que d’un mort : Stefan Zweig. Qu’a donc de commun, cet écrivain juif autrichien avec l’écrivain « franco-algérien », tant ils vivaient aux antipodes, et tant apparemment rien ne les reliait, et tant il est quasiment sûr qu’ils ne se connaissaient pas, si ce n’est peut être par œuvres interposées ? Et comment en sommes-nous arrivés à relier les deux hommes, et à expliquer le malaise de l’un et le suicide de l’autre pour une seule et même raison ?
Camus le Joueur d’échecs
Lisant et relisant L’étranger, une multitude de fois, nous avions cette intuition impossible à expliquer (et une intuition n’a rien de scientifique) que l’écriture de l’ouvrage avait une relation quelconque avec le jeu d’échecs. Le chiffre 64, le mouchoir à carreaux de Pérez, le chiffre 8 qui revient à maintes reprises, le noir et aussi le blanc (mais ces deux couleurs ne confirmaient rien, car le rouge et le vert faussaient la solution), néanmoins tout cela, pas grand-chose peut-être, mais il y avait aussi nos intuitions, fixèrent une bonne fois pour toutes dans notre esprit que la solution à ce problème de L’étranger, à ce jour non résolu, se trouve dans le jeu d’échecs et rien de plus. A ce niveau, il faut noter que Morvan Levesque à travers son ouvrage Camus par lui-même (1963) soulève cette idée du jeu dans L’étranger mais malheureusement sans aller plus loin. Il écrit en effet : « C’est un jeu et ce n’est pas un jeu » (p 44) Cette question de Camus Joueur d’échecs et qu’éventuellement il aurait construit son roman à partir de la technique de ce jeu devenait obsédante, il fallait donc l’élucider. Mais comment ? Dans aucun livre ni biographie consacrés à l’auteur, il n’est fait référence à un Albert Camus Joueur d’échecs. Du football et un peu de belotte, voilà ce que nous avons trouvé (sauf erreur de notre part). Nous étions prêts à renoncer, car nous n’avions nous-mêmes aucune connaissance du jeu d’échecs, donc pas moyen de vérifier quoi que ce soit si ce n’est de nous y mettre. A la recherche d’un manuel qui nous expliquerait les règles du jeu d’échecs, nous sommes tombés par le plus grand des hasards sur un petit livre intitulé Le Joueur d’échecs, une nouvelle de Stefan Zweig, un écrivain autrichien. Le hasard ne favorise que les esprits préparés. En effet !
Le Joueur d’échecs de Stefan Zweig
Il y a dans cette œuvre (ou plutôt dans ce chef-d’œuvre) de Zweig un état de fait : L’étranger de Camus n’est en rien étranger à L’étranger, le héros Joueur d’échecs de Stefan Zweig. Mais comment l’expliquer ? Nous étions dans une situation inconfortable, car personne jusque-là n’avait jamais parlé de Camus affectionnant le jeu d’échecs, ni de Zweig ayant une quelconque relation avec Camus. Et Camus lui-même n’ayant jamais fait la moindre allusion à Stefan Zweig (sauf erreur de notre part). Mais le fait était là, les deux histoires qui apparemment ne se ressemblent en rien ont pourtant quelque chose en commun : le jeu d’échecs. L’une d’elles (celle de Zweig) se déroule autour d’un échiquier, mais pour L’étranger de Camus sur quoi s’appuyer pour le dire ? Les intuitions n’aident en rien. Et l’on pourrait avancer cette phrase terrible de Meursault qui revient moult fois dans le roman « Cela ne veut rien dire ».Et pourtant il y a le prisonnier qui s’interroge dans sa cellule. L’étranger, héros de Zweig s’interroge dans sa cellule, Meursault fait de même lorsqu’il se retrouve prisonnier après sa condamnation. Ensuite, l’interversion du jour et de la nuit. Dans sa cellule, L’étranger de Zweig intervertit le jour et la nuit. Meursault en fera de même lorsqu’il sera dans sa cellule. De ce fait une question devint incontournable : Albert Camus avait-il en mains Le Joueur d’échecs de Stefan Zweig au moment de l’écriture de L’étranger ? Camus ne pouvait pas avoir eu en mains cette nouvelle de Stefan Zweig, pour la simple et bonne raison que selon les spécialistes de Zweig (très peu nombreux en France d’ailleurs), ce dernier l’aurait écrite en 1941 et au Brésil, où il vécut quelques mois après son exil, et où il se suicida le 22 février 1942. Trop peu de temps nous semble-t-il pour écrire une nouvelle ayant pour thème central un jeu aussi difficile. Et l’état dépressif dans lequel se trouvait Zweig, à la suite du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale qu’il ne supporta pas, d’autant plus qu’il était juif, persécuté par les nazis, son œuvre brûlée et interdit d’écriture, ce qui fut la cause de son exil au Brésil, ne prédisposait pas à la créativité. Mais à penser que si cette nouvelle fut publiée à titre posthume en 1943, traduite en français et publiée en France en 1944. L’étranger d’Albert Camus a été publié à Paris en juin 1942. Donc tout cela ne concorde pas pour affirmer que Camus en écrivant L’étranger avait sous les yeux Le Joueur d’échecs de Stefan Zweig. Pourtant tout porte à croire que si. Poursuivant notre prospection, passant en revue la vie de l’un et de l’autre, nous apprîmes alors que Albert Camus fut invité en 1949 à faire une série de conférences au Brésil. Albert Camus refusa d’abord le voyage, puis se ravisa et accepta. Dans ses carnets, il note : « Ce voyage dont je ne voulais pas ». Pourquoi Camus ne voulait-il pas de ce voyage ? On pourrait répondre : une question d’humeur voilà tout. Il était libre de ses désirs même s’il était au service de l’art. N’oublions pas que le Brésil est un pays lointain, et Albert Camus était de santé fragile. Pourtant, dirait-on, il venait de sillonner l’Amérique du Nord, et son journal témoigne du plaisir qu’il tira de ce voyage. Raison de plus, l’Amérique c’est trop loin. Même s’il en a tiré du plaisir, pas question de recommencer. Finalement, notre auteur ne voulait pas de ce voyage pour des raisons qui ne regardent que lui. Mais ce n’est pas si simple, ici il y va du devenir de 60 ans de recherche sur Albert Camus et son œuvre, et ceci n’est pas rien. Mais lorsque l’on sait que durant son séjour à Rio, Camus a eu un comportement des plus déroutants, « en pleine débâcle psychologique » comme il l’écrit lui-même, au bord du suicide, écrit deux fois dans ses carnets, on comprend dès lors que la souffrance de Camus ne pouvait qu’être en relation avec le mort enterré à 80 km de Rio, exactement à Petropolis, Stefan Zweig. Et l’on comprend dès lors que Camus ne voulait pas de ce voyage au Brésil parce qu’il ne voulait pas de cette rencontre « posthume » « avec cet ami mort sans savoir » (Les carnets) Il ne restait plus qu’à poursuivre la prospection de manière à confirmer ou infirmer cette hypothèse, qui est de savoir si oui ou non Camus avait entre les mains Le Joueur d’échecs de Stefan Zweig. Et comment cela se pouvait-il puisque cette nouvelle a été publiée à titre posthume, soit deux ans après la publication de L’étranger de Camus ? Dans le but d’une objectivité sans failles, nous avons lu l’ensemble de l’œuvre de Zweig, celle traduite en français. Quatre nouvelles ont retenu notre attention. Les trois premières ont été regroupées en un seul volume intitulé Amok, la quatrième Vingt quatre heures de la vie d’une femme, a été publiée à part, selon la volonté de son auteur. Amok, recueil de trois nouvelles a été écrit par Zweig au début du XXe siècle et publié en langue française à Paris, en 1927. Les trois nouvelles dont il s’agit sont : Amok ou le fou de Malaisie, Lettre d’une inconnue et Ruelle au clair de lune. Dans ces quatre nouvelles, Zweig adopte « une forme, celle qui s’apparente au récit dans le récit » (Romain Roland). Camus n’a pas fait autre chose dans L’étranger. Ceci pour ne pas dire qu’il a fait la même chose.
(A suivre)

Par Leïla Benmansour
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El Watan 20 avril 2006
Mouloud Feraoun - Albert Camus, les mots pour le dire
Une amitié franche et sans concession
L’amitié entre Mouloud Feraoun et Albert Camus aura duré peu. Si elle n’avait pas débouché sur une rupture brutale et critique au moment où Camus recevait le Nobel de littérature, elle s’était déroulée dans la sérénité.

Feraoun, pour sa part, publiait Les chemins qui montent, son troisième roman, où la critique du colonialisme est sans appel. Entamée en 1951 par une timide et contrite lettre, la correspondance entre les deux écrivains - dont on n’aura et à ce jour - que la version unilatérale de Feraoun puisque les lettres de Camus à ce dernier sont restées secrètes - un plaisantin affirme qu’elles auraient été affichées dans des maisons de la culture en Kabylie - (ce qui aurait conféré à cet acte un sens intolérable et inadmissible, car Feraoun est un auteur national et non régional encore moins régionaliste)- la correspondance s’interrompt ( !?) pour la seconde fois après la dernière lettre de 1957, c’est-à-dire après les félicitations de Feraoun à Camus et avant la disparition de Camus dans le tragique accident de circulation en janvier 1960 près de Sens. Depuis plus rien, ou du moins, rien ne nous est parvenu à ce jour encore. Dans la toute première lettre de 1951, Feraoun s’adresse à Camus. Mais la déférence n’occulte pas pour autant des vérités crues : « J’ai pensé simplement que, s’il n’y avait pas ce fossé entre nous, vous nous auriez mieux connus, vous vous seriez senti capable de parler de nous avec la même générosité dont bénéficient tous les autres. Je regrette toujours, de tout mon cœur, que vous ne nous connaissiez pas suffisamment et que nous n’ayons personne pour nous comprendre ». (M. Feraoun, Lettre à A. Camus, Taourirt-Moussa, le 27 mai 1951) Etonnante lettre. Feraoun entre en amitié avec Camus sans la moindre complaisance. Mieux encore, cette incompréhension que Feraoun souligne en 1951 et qui plus est s’adresse au célèbre journaliste auteur de l’enquête sur Misère de la Kabylie n’est-elle pas la meilleure preuve de désaveu de cette enquête ou du moins de ses conclusions fort discutables ? Six années plus tard, six années de silence partagé et c’est Feraoun qui brise la camisole que s’était imposée A. Camus en proie à un profond sentiment de stérilité, dont il confie la douleur et la profondeur à son ami René Char. A l’occasion du prix Nobel, Feraoun écrit à Camus sa deuxième lettre que A. Kassoul commente comme suit : « Six ans plus tard, Mouloud Feraoun écrit à Camus le 30 novembre 1957 : ‘’Cher ami, N’attachez aucune importance, aucune signification au silence des écrivains musulmans’’ (Lettre à Camus, 1957, p. 206) Ce jour-là, l’amitié est présente, même si elle reste formelle. Feraoun se soucie de l’état d’esprit de l’exilé parisien. Trois années après le déclenchement de la révolution armée, Camus paraît inquiet du silence des « écrivains musulmans », lui qui avait imposé une inexistence muette aux indigènes musulmans dans l’univers de la création. Ni le reproche ni l’humour ne sont pas présents à ce nouveau rendez-vous épistolaire. Tout se passe comme si - à la faveur de quel événement précis ? -, Mouloud Feraoun venait en aide à un ami en proie au désarroi. « Lorsque Roblès, notre ami commun, me parle de vous, il me rapporte jusqu’à vos secrètes pensées que vous ne lui celez jamais et j’en suis arrivé à être au courant de vos opinions, de votre angoisse, de votre souffrance. Croyez-vous que vos confrères vous connaissent de la sorte, même s’ils vous comprennent et vous apprécient mieux que je ne puis le faire ? » (Lettre à A. Camus, 1957) Les accents de sincérité ne trompent pas et nous rendent encore aujourd’hui, dans toute leur force, la présence d’un homme rayonnant de chaleur humaine et qui, tel un bon maître, poursuit sa leçon. A un Camus souffrant, il raconte l’histoire vraie d’une fille de « terroriste » sauvée par des soldats et des médecins français, tandis que dans la logique de la guerre le père mourait sous la torture. « Des histoires de ce genre, ou d’un autre genre, il y en a des centaines comme vous savez. Elles ont toutes le même caractère, le même visage : l’image de votre pays. Un matin, j’ai vu sur ce visage crispé se dessiner un imperceptible sourire qui n’était pas de douleur, c’était l’annonce du prix Nobel. Alors je me suis précipité à la poste pour envoyer mon télégramme sans en avoir soufflé mot à personne. Avec l’espoir qu’il vous apportera à son tour, ce sourire imperceptible. » (Lettre à Camus, 1957)

Par M. Lakhdar Maougal
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El Watan 30 mars 2006
Mouloud Feraoun, les fils de pauvres, « fellagha » plutôt
Les leçons de la littérature et de l’histoire
Dans le chapitre qu’elle a consacré à Albert Camus et Mouloud Feraoun (in The Algerian Destiny of A. Camus Translated by Philip Beitchman, Academica Press, Nevada (USA), chapitre 7, Mythologies et réalités), Aïcha Kassoul revenant sur l’enquête sur la Misère de la Kabylie (A. Camus, 1939, Essais, La pléiade, Paris 1972. p.903-918) écrit au sujet de l’attitude de Mouloud Feraoun : Le bon maître en vérité !

Doucement, il déroule sa leçon destinée à des « mauvais » élèves qui sont algériens malgré le meurtre littéraire de leurs compatriotes, et qui se doivent, parce qu’ils sont Algériens, de prendre en charge l’Algérie dans toutes ses composantes. La leçon prend une saveur particulière si l’on voit qu’elle s’adresse exclusivement à Camus qui trouve un homme en face de lui, un Algérien qui existe par-delà son absence dans l’œuvre du Français. Mieux encore ! un Algérien qui a décidé d’exister et de se faire connaître à partir du néant fictionnel de La Peste. L’ironie est à son comble, et serait de nature à justifier le long silence qui s’installe entre les épistoliers après ce premier contact. On ne peut croire que Camus n’ait pas senti les flèches qui lui sont décochées par un Feraoun respectueux mais décidé à dire des vérités, à s’engager sur un chemin où le « nous » et le « vous » se rencontreraient et se reconnaîtraient à parts égales d’humanité. La double et fine hypothèse de travail et de lecture de la controverse indirecte Camus / Feraoun oblige à relire Le fils du pauvre comme une réponse du montagnard algérien de Tizi Haibel à l’exilé parisien qui a osé faire une enquête en 1939 à la veille de la Seconde Guerre mondiale à quelques semaines à peine de la remobilisation de la chair à canon pour défendre la France menacée d’invasion par les troupes nazies. Dans un des tous derniers textes de cette enquête (la conclusion, pp.936-938) Camus écrivait confirmant les jugements des ethno-anthropologues et réaffirmant le caractère mortifère de la Kabylie, « Qu’une politique lucide et concertée s’applique donc à réduire cette misère, que la Kabylie retrouve, elle aussi, le chemin de la vie (souligné par nous), et nous serons les premiers à exalter une œuvre dont aujourd’hui nous ne sommes pas fiers » (p. 937). Mouloud Feraoun en réagissant au jugement d’A. Camus semble avoir conçu Le fils du pauvre (1950) comme une réponse directe et sans ambiguïté à l’enquête sur la Misère de la Kabylie (1939). D’abord, dès les premières pages et avec un humour fort caustique, Mouloud Feraoun déconstruit en une sentence proverbiale amusée toute la logique sérieuse et grave que Camus voulait imposer du cliché de la Kabylie, terre de misère et enfer de vie « Notre paradis n’est qu’un paradis terrestre, mais ce n’est pas un enfer. » (M.F. Le fils du pauvre, 1954, Seuil, Point, réédition 1995, p.15) Cette aporie construite sur l’opposition manichéenne de « paradis » et d’ « enfer » ne manque pas de donner l’impression, voire la certitude d’être une réponse à des assertions discutables sur la vie des Kabyles. C’est pourquoi, le texte visé ne pouvait être que celui déjà fort célèbre d’A. Camus qui avait mis la Kabylie sous les feux de la rampe à la veille de la guerre, la grande guerre. Il est d’abord à noter le ton mi-figue mi-olive et fort probablement humoristique du proverbe feraounien. Le texte pourtant sérieux se présente comme une chiquenaude amusée et goguenarde, une boutade un peu bon enfant qui ne vise ni à blesser ni à froisser, mais simplement à contredire et à révéler. Ensuite, le texte décrivant la vie quotidienne dans les villages de Kabylie montre une société traditionnelle certes, archaïque assurément, mais indiscutablement vivante et bel et bien vivante jusque dans les conflits entre frères (Lounis et Ramdane) ou entre voisins et même les voisines et en toute mixité de surcroît (la rixe générale au village). Ce vitalisme naturel dans une communauté est bel et bien un évident signe de vie. Avec le retour de l’émigré (Ramdane) et avec le départ au collège à Tizi d’abord puis à Alger ensuite de Fouroulou débarrassé enfin de la peur et de l’angoisse du villageois, la Kabylie de Feraoun à l’inverse de celle d’A. Camus est véritablement en train de revivre, de renaître, tel un phénix. Ce retour de Ramdane après un exil économique vient répondre aussi et directement aux propositions camusiennes de 1939. Par ailleurs, tout le Sud de la France se dépeuple, et il a fallu que des dizaines de milliers d’Italiens viennent coloniser notre propre sol. Aujourd’hui, ces Italiens s’en vont. Rien n’empêche les Kabyles de coloniser cette région. On nous a dit : « Mais le Kabyle est trop attaché à ses montagnes pour les quitter. » Je répondrai d’abord en rappelant qu’il y a en France 50 000 Kabyles qui les ont quittées. Et je laisserai répondre ensuite un paysan kabyle à qui je posais la question et qui me répondit : « Vous oubliez que nous n’avons pas de quoi manger. Nous n’avons pas le choix. » (A.Camus, op cité p. 932). Mouloud Feraoun démythifie la fatalité de l’exil et l’incontournable nécessité de l’émigration. Enfin, au sujet de l’incompréhension de Camus pour les problèmes de la Kabylie dont Mouloud Feraoun semble lui faire le mesuré reproche ou le grief amical dans ses correspondances (Lettres à ses amis), elle est liée au fait que Camus ne connaissait rien de la Kabylie ni de sa langue et encore moins de sa culture populaire dont s’abreuvait quotidiennement et profondément Feraoun. Le témoignage que rapporte Camus de la bouche d’un paysan kabyle qui parle de résignation à l’émigration (on n’en doutera pas par respect à la parole de Camus qui a fait somme toute un travail de révélation engagé et fort appréciable à l’époque) est par contre catégoriquement démenti par toute la culture de l’enracinement et de « thamourth » dont la chanson populaire kabyle n’aura jamais cessé depuis le début du XXe siècle de se faire l’écho à travers des textes saisissant de beauté, de dignité et de tendresse comme ceux de Cheikh Hasnaoui (lghorva tajrah ouliw, La maison blanche, Njoum Ellil, Rod balek, etc.) ou de Akli Yahiatène, voire de Allaoua Zerrouki *.
• Mokhtari Rachid : Slimane Azem et A. Zerrouki, édition APIC, Alger, 2006

Par M. Lakhdar Maougal
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El Watan 09 février 2006
Albert Camus, à propos de la peste
Une lueur exquise d’éternité
A vrai dire, cela ne m’a jamais fait grand-chose que Camus assassine l’Arabe, l’unique, le fameux anonyme de la plage étrangère, avant d’être lui-même assassiné post-mortem sur une page critique, politiquement nationaliste. Je préfère Camus quand il fait mourir les enfants, un enfant dont l’identité importe peu.

Celui-là mourra de la peste comme tous les Oranais soumis à la loi inflexible d’une mise à mort à huis clos, piégés chez eux, en même temps que les rats porteurs du fléau, tous livrés au vent mauvais qui ne rencontre aucun obstacle sur le plateau où la ville est construite, s’engouffrant dans les rues avec toute sa violence pestilentielle. Dans La Peste, la peste tue indifféremment et massivement jusqu’au moment, moment de grâce dans le récit, où elle atteint le fils du juge Othon. Mordu à l’estomac, l’enfant se tord de douleur, brûlant de fièvre, rejetant ses couvertures. Epouvanté par la flamme qui le brûle, il ramasse ses jambes, tant qu’il peut, sous lui, au fond du lit dévasté. Improbable fœtus. Epuisé par l’assaut. Inconscient. Sous ses paupières fermées, enflammées, de grosses larmes jaillissent tant qu’elles peuvent. En attendant la crise prochaine, son repos ressemble déjà à la mort. Au chevet de l’enfant, je garde en mémoire l’image de deux hommes. Le docteur Rieux accorde son corps aux mouvements du supplicié, souffrant, sentant dans son sang affluer chacun des assauts mortels. En retrait, j’aperçois un autre homme, le prêtre Paneloux, plus distant, plus froid, ressassant un discours surfait à propos de la miséricorde divine qui met en toute chose le bien et le mal, la peste et le salut. Le salut par la peste qui élève et montre la voie. Cet homme-là, je ne l’ai jamais aimé parce qu’il me demandait d’accepter la mort de l’enfant sans comprendre. La colère du docteur Rieux m’allait mieux. Le médecin criait au scandale, il s’insurgeait contre la fatalité « active » prêchée par l’abbé, il jetait un froid sur la conscience du monde en lançant un cri sourd : « Ah ! celui- là, au moins, était innocent, vous le savez bien ! » J’ai relu La Peste. J’y ai trouvé un prolongement de lecture inattendu. En bon écrivain qui préfère la nuance et évite le caractère trop tranché, Camus a peaufiné le portrait d’un prêtre qui, avant la mort de l’enfant, du haut de sa chaire, tient un discours véhément, sec, conforme à sa charge. Après la mort de l’enfant, à la même place, le ton est plus doux et plus réfléchi. Non pas le doute, cela aurait été trop gros. L’incertitude qui ralentit le débit, l’hésitation qui recherche des mots. Il faut aller à l’essentiel au milieu des hommes rassemblés dans l’église parce qu’un enfant venait de mourir après une trop longue agonie, plus longue, plus dure que celle des adultes. Si dure que le prêtre était tombé à genoux, priant Dieu de sauver cet enfant. L’enfant mort, que reste-t-il à dire dans cette église où le prêtre a convié personnellement le docteur Rieux ? « Je voudrais que vous veniez, docteur, le sujet vous intéressera. » Le docteur est là. C’est à lui qu’est destiné le sermon du prêtre. Il y a des choses que l’on peut expliquer et d’autres pas. Il y a, d’une manière générale, le bien et le mal, et la frontière entre les deux est claire. Mais les choses sont plus compliquées à l’intérieur du mal. Don Juan ? Bon pour les Enfers, d’accord. Mais pourquoi foudroyer un enfant ? Quel mal nécessaire ou utile pour justifier le supplice d’un innocent ? Il aurait été facile de répondre en disant qu’une éternité de délices attendait le petit ange, mais le prêtre renonce à la facilité. Il est acculé. Personne ne peut affirmer que l’éternité d’une joie peut compenser la souffrance d’un innocent. Au pied du mur, le prêtre frôle l’hérésie : « Mes frères, l’instant est venu. Il faut tout croire ou tout nier. Et qui donc, parmi vous, oserait tout nier ? » Nous voilà au pied du mur. Le grand malheur, la mort d’un enfant, a la vertu du Tout ou Rien. Il faut rester. Choisir quand l’innocence a les yeux crevés. Perdre la foi ou accepter d’avoir les yeux crevés. Et Camus qui est un bon écrivain, laisse le champ libre à l’incertitude. Quelques jours après l’enfant, le prêtre Paneloux mourra de façon mystérieuse. Les symptômes de la peste ne sont pas francs aux yeux du docteur Rieux, appelé au chevet du malade qui refuse de se faire soigner. Mort qui n’est pas franche. Ne rien faire pour mourir et ne pas perdre la foi. Laisser le Tout s’accomplir. La mort ordinaire qui nous concerne tous et qui est symbolisée par la peste dans la fiction, généralisée sans problème pour tous jusqu’au moment intolérable où un enfant souffre et meurt dans un hôpital, entraînant la mort « douteuse » d’un prêtre qui croyait s’être assuré pour toujours les réponses à la question du bien et du mal. Mes frères, nous voici acculés. Au pied du mur, il faut rester. Veiller une éternité au chevet d’un enfant mort sur le plateau livré au vent pestilentiel et coutumier. Et si vous apercevez « une lueur exquise d’éternité qui gît au fond de toute souffrance », relisez Camus pour rendre utile la mort du prêtre. Après tout, cet homme-là était plus proche de Rieux que je ne le pensais. Tous deux, chacun à sa façon, sont ensemble pour souffrir et combattre le mal et la mort. Dieu lui-même ne saurait les séparer.

Par Aïcha Kassoul
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El Watan 02 février 2006
Albert Camus, une œuvre toujours revisitée
L’Etranger : un criminel innocent ?
la réalité du roman L’Etranger met mal à l’aise le lecteur. Mais d’où vient la force d’impact qui a fait de ce court récit l’objet de tant de commentaires, d’analyses et de réflexions illimitées parmi les critiques littéraires et dans le monde universitaire d’une façon générale ?

C’est le caractère énigmatique du personnage de Meursault qui rend invisible la frontière entre la fiction et la réalité, à travers l’accomplissement d’un meurtre, pas n’importe lequel, celui de l’Arabe. Toute la ligne des commentaires, qui ont inscrit le roman dans la perspective historico-narrative, semblent privilégier cette représentation, comme si derrière cet acte criminel se profilait le crime colonial. Cette orientation a suscité diverses appréciations et a attiré l’attention de beaucoup d’écrivains et non des moindres, tel que le grand intellectuel américano-palestinien, Edward Saïd, qui, dans un livre remarquable - Culture et impérialisme - a démontré que l’auteur Albert Camus ne pouvait échapper à la mentalité coloniale de son temps. A la suite du grand philosophe J-P Sartre, d’autres critiques se sont penchées sur le chemin de la philosophie de l’absurde (suicide) qui imprègne « le mythe de Sisyphe », pour expliquer de façon plus ou moins exagérée les racines de L’Etranger. Si c’est à travers l’expérience du personnage de Meursault que l’écrivain Camus voulait révéler sa visée artistique, cette approche laisse échapper l’affectivité complexe et angoissante du livre, comme le laisse entendre le psychanalyste anglais, Masud R. Khan. Dérangeante, inclassable et irréprésentable, l’expérience criminelle du personnage de Meursault, énigmatique et innommable jusqu’à la méconnaissance du nom de la victime, identifiée par l’unique signifiant de différence culturelle, ne facilite guère ni l’accès ni l’entrée à une compréhension de ce que remue l’auteur dans son roman. Cette expérience a ouvert la voie à des lectures duels qui instruisent beaucoup plus le procès de l’écrivain (réalité) que le procès de vérité esthétique (fiction) à l’œuvre dans le roman. Est-elle indifférente au contexte de la réalité coloniale ? Certainement pas. Mais pour échapper au piège des lectures qui occultent l’interrogation sur les enjeux subjectifs qui poussent le personnage de Meursault à l’accomplissement de cet acte malheureux dans une situation sociale coloniale sans issue, il est peut-être nécessaire d’établir un lien avec le roman La Peste qui a été entamé en 1941, une année avant la publication de L’Etranger, pour n’être publié qu’en 1947, et ce, afin de circonscrire l’opacité et l’impasse criminelle du personnage de Meursault. Dans ce livre, Camus nous livre une figure de style paradoxal pour se représenter un archétype, où l’on peut reconnaître facilement le personnage de Meursault qui attente à la vie de l’Arabe. Voici un extrait de La Peste où l’écrivain déclare une vérité ultime : « J’ai pris le parti alors de parler et d’agir clairement pour me mettre sur le bon chemin. Par conséquent, je dis qu’il y a des fléaux et des victimes, et rien de plus. Si, disant cela, je deviens fléau moi-même, du moins, je ne suis pas consentant. J’essaie d’être un meurtrier innocent. Vous voyez que ce n’est pas une grande ambition. » Dans ce passage, Camus dépeint quelque chose de potentiellement nihiliste, à travers cette catégorie paradoxale du « meurtrier innocent ». Une innocence qui décharge le criminel de la culpabilité subjective et l’accusé de la culpabilité juridique. Cette figure du meurtrier innocent nous permet de réévaluer la sensibilité spécifique et paradoxale du personnage de Meursault afin de comprendre son incapacité d’entrer dans la symbolisation de son crime. Meursault ne manifeste aucune culpabilité, il est l’archétype même du « criminel innocent », pour qui la vie n’est que réalité sensible de pure corporéité, sans rapport d’altérité et sans représentation : « Le corps ne triche jamais ». Menacé par l’indifférenciation et la méconnaissance de l’autre, Meursault n’est que la révélation dramatique d’un personnage dans un contexte social dominé par la logique coloniale. S’il ne parvient pas à élaborer sa culpabilité pour se représenter son crime, c’est que le dogme de la violence coloniale l’enferme dans un duel et dans un non-sens qui l’aident de façon maladive à ne pas se reconnaître coupable : « J’avais remarqué que l’essentiel était de donner une chance au condamné. Une seule sur mille, cela suffisait pour arranger bien des choses. Ainsi, il me semblait qu’on pouvait trouver une combinaison chimique, dont l’absorption tuerait le patient (je pensais : le patient) neuf fois sur dix. » Que renferme cette nouvelle identité qui fait virer le récit où le personnage de Meursault ne se pense pas comme prisonnier, mais en tant que patient ? Le rapprochement a été vite fait par un grand nombre de critiques et par Camus lui-même qui pensait que le meurtre et le suicide sont les deux faces de la même pièce. La philosophie de l’absurde, qui s’est développée autour de ces grandes interrogations que soulève l’auteur, a oublié sinon occulté une grande vérité anthropologique de la tradition romano-canonique occidentale : le suicidé tue quelqu’un. Autre chose de beaucoup plus complexe. Si l’on s’interroge sur le suicide au Moyen Age, le désespoir n’était ni un sentiment ni un état psychique, mais un vice, une maladie. Même si le procureur déclare coupable Meursault d’indifférence filiale, le romancier Camus était loin d’être indifférent aux textes fondateurs de sa généalogie qui épongent la culpabilité.

Par Khaled Ouadah
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El Watan 12 janvier 2006
A propos de Camus d’Algérie
La question d’Albert Camus et son pays de naissance (l’Algérie) a déjà suscité une multitude de réflexions et un nombre incommensurable d’ouvrages, de toutes les contrées du monde. Aucun roman, et nous parlons ici de L’étranger n’a autant accaparé l’esprit des chercheurs en littérature et en diverses disciplines, chacun arrivant avec sa vérité. De son vivant, Albert Camus réfuta toutes les interprétations et se dit victime de l’incompréhension.

Mais depuis son décès, dans un accident de voiture en janvier 1960, les interrogations se ravivèrent aussi bien sur l’homme que sur son œuvre. L’étranger continue d’être, depuis sa publication en 1942, l’obsession des chercheurs. Et s’il l’est, c’est parce qu’il garde encore à ce jour tout son mystère. En effet, si l’on s’est focalisé jusqu’à présent sur « l’Arabe », l’on a au contraire passé sous silence « La mère ». Pourtant, en occultant le procès du crime commis sur la plage, c’est bien la mère qui est l’objet de l’intérêt des juges, et c’est bien parce qu’il a été indifférent à la mort de sa mère, que le héros du roman prénommé Meursault, est condamné pour parricide au nom du peuple français. Cette condamnation des plus étranges (ou des plus absurdes) reste à ce jour un mystère. Et là où justement l’honnêteté intellectuelle de Christiane Chaullet-Achour fait défaut, c’est qu’elle s’approprie cette question de l’algérianité de Camus, alors que cette dernière a été soulevée et a été l’objet de la réflexion de notre thèse soutenue à l’université Panthéon-Assas (Paris 2) en juin 2000 (thèse sur Internet),et l’originalité se trouve justement dans le fait que c’est bien la première fois qu’une recherche de troisième cycle en sciences de l’information et de la communication soulève cette question de l’algérianité de Camus, par rapport au roman algérianiste, qui lui s’approprie d’office cette appartenance, la reniant aux Algériens de souche au nom de critères racistes et antisémites. Si Christiane Chaullet-Achour avait, par honnêteté intellectuelle, cité notre thèse en référence, ou du moins dans sa bibliographie, elle aurait permis d’éclairer le débat, et non pas s’approprier une question soulevée en premier par d’autres et qu’elle passe sous silence. Notre réflexion a pourtant été reconnue hautement académique par des scientifiques de renom, puisqu’elle a obtenu les félicitations à l’unanimité du jury. Loin de nous l’idée de nous mettre en avant, trop humble pour cela. Si tel avait été le cas, nous l’aurions fait bien avant, mais « ce qui revient à César est à César ». L’on se demande dès lors à quoi servent les recherches de 3e cycle si elles sont occultées par ceux-là mêmes qui les dirigent.
Leïla Benammar Benmansour. Docteur en information et communication
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El watan 05 janvier 2006
Christiane Chaulet-Achour, Camus et l’Algérie
L’envers et l’endroit d’un auteur controversé
C’hristiane Chaulet-Achour a publié un essai sur Albert Camus qui mérite le détour en ce début d’année 2006 que je vous souhaite heureuse. Encore un ouvrage sur Albert Camus, diriez-vous ? Certainement, et il ne sera pas le dernier. Alors quel est l’intérêt cette fois-ci ? Christiane Achour aborde la difficile problématique de la relation d’Albert Camus avec l’Algérie et les Algériens ? Est-ce qu’Albert Camus est algérien ou français, est-il algéro-français ? Est-il méditerranéen ? C’est à toutes ces questions à controverse que tente de répondre ce bel ouvrage Albert Camus et l’Algérie, édité chez Barzakh à Alger.

Le premier constat qui est difficile à contourner, même pour ceux qui abordent le texte pour le texte, est l’appartenance d’Albert Camus à ce pays qu’est l’Algérie qui l’a vu naître et qui a nourri son être, son imaginaire et sa sensibilité. En effet, la vie et l’œuvre de cet écrivain hors norme sont profondément ancrés en Algérie. Dès le début de cet essai, il a semblé primordial pour l’auteur d’insister sur ce fait historique et biographique : « L’Algérie est donc une des clefs dont on ne peut se passer pour comprendre l’homme et l’écrivain. » D’ailleurs Christiane Achour rappelle avec pertinence ce que Albert camus écrivait dans la préface de L’envers et l’endroit : « Chaque artiste garde au fond de lui, une source unique qui alimente pendant sa vie ce qu’il est et ce qu’il dit. Pour moi, je sais que ma source est dans L’envers et l’endroit, dans ce monde de pauvreté et de lumière où j’ai longtemps vécu. » Cette déclaration a le mérite d’être claire pour ceux qui occultent ou pour ceux qui en doutent ! Il est vrai que contrairement à certains romanciers français en mal d’exotisme, Albert Camus n’a jamais été l’écrivain de « l’extériorité et du voyage », bien au contraire sa position a été celle de « la résidence et de l’ancrage ». Pour cet homme qui est né un 7 novembre 1913 à Mondovi dans l’est algérien, qui a vécu à Belcourt, qui a étudié au lycée Bugeaud (lycée Emir Abdelkader) à Bab El Oued, dans un milieu plutôt modeste, voire pauvre, pour celui qui a si bien décrit Tipaza, le chemin intellectuel et personnel a été fabuleux. La récompense ultime fut le prix Nobel de littérature qui lui a été attribué en 1957. A Stockholm, après la remise du Prix prestigieux, il a été interpellé par des étudiants sur son silence à propos de l’Algérie et de ce que l’on appelait à l’époque « les événements ». Il répond : « Je me suis tu depuis un an et huit mois, ce qui ne signifie pas que j’ai cessé d’agir. J’ai été et je suis toujours partisan d’une Algérie juste, où les deux populations doivent vivre en paix et dans l’égalité. J’ai dit et j’ai répété qu’il fallait faire justice au peuple algérien. » Cela a aussi le mérite d’être sans ambiguïté, et pourtant ! Albert Camus a été critiqué, voire rejeté dès le début de l’indépendance de l’Algérie par de nombreux intellectuels algériens. Et c’est là où le travail de recherche de Christiane Achour devient, à mon avis, intéressant, car elle ne donne pas son avis sur la question, elle rappelle les écrits des uns et des autres, elle reprend Albert Camus dans le texte et argumente le fait que ce romancier, que cet essayiste a été pour la justice et pour le peuple algérien. Elle démontre les contradictions des propos de certains, en rappelant les écrits avant et après l’indépendance de certains intellectuels algériens comme celui de Taleb Ibrahimi qui écrivait dans sa lettre ouverte à Albert Camus en 1957 : « Pour la première fois, un écrivain Algérien non musulman prend conscience que son pays, ce n’est pas seulement la lumière éclatante, la magie des couleurs, le mirage du désert, le mystère des Casbah, la féerie des souks, bref, tout ce qui a donné naissance à cette littérature que nous exécrions, mais que l’Algérie, c’est aussi et avant tout une communauté d’hommes capables de sentir, de penser et d’agir. » Où se trouve donc la faille qui a provoqué tant de courroux ? C’est la fameuse phrase prononcée d’ailleurs à Stockholm : « Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. » Pour Christiane Achour, cette phrase a été détachée de son contexte pour porter un jugement sans appel sur Albert Camus l’homme, et ceci dans un contexte chargé politiquement et émotionnellement en 1962-1963. En effet, elle écrit avec justesse : « Après 1962, la fermeture du discours officiel autour de la seule identité arabo-islamique a été une autre manière de ne pas prendre en charge la pluralité algérienne. » Dans ce cadre donné, le ton approprié au discours critique sur Camus a été donné, comme la conférence de Taleb Ibrahimi en 1963 à la salle Ibn Khaldoun qui a verrouillé « toute lecture sympathique de l’écrivain ». De nombreuses citations d’écrivains, d’hommes de lettres forment la dernière partie de l’ouvrage, et il est intéressant de lire les différents points de vue qui vont du rejet au commentaire nuancé qui se veut juste comme celui de Mouloud Mammeri dans un entretien avec Tahar Djaout où il estime que le procès vis-à-vis de Camus est dérisoire, dans la mesure où ce dernier n’a fait que décrire une réalité coloniale qui était la négation du colonisé. Ainsi donc, aujourd’hui le contexte et les esprits ont évolué et Albert Camus est présent de manière continue dans la presse algérienne, comme le démontre Christiane Achour. Elle rappelle par exemple les conférences et les prises de parole d’Olivier Todd lorsqu’il a présenté sa biographie d’Albert Camus dans toutes les grandes villes du pays. Ce qui est à souligner, c’est que l’œuvre littéraire a continué à susciter beaucoup d’intérêt auprès des lecteurs algériens, toutes générations confondues. Quant au roman L’étranger, et la fameuse scène du crime de l’Arabe par Meursault sur cette plage algéroise, Christiane Achour propose une lecture sereine du célèbre roman publié en 1942, faut-il le rappeler ! Donc, écrit dans un contexte précis et lu dans ce cadre-là, sans occulter toutes les critiques par rapport à l’absence de personnages algériens, à part l’Arabe qui est assassiné, il est rappelé que ce roman crée une rupture avec le roman « algérianiste », roman à la gloire de la colonisation. Ici, Meursault le Français est jugé parce qu’il a tué un Arabe, même si, dans le fond, le jugement a plutôt porté sur son attitude anti-sociale. Albert Camus réussit à écrire une fiction « à partir d’un matériau algérien, en dépassant les effets propagandistes habituels du roman colonial. Il fait accepter l’Algérie et ses contradictions ethniques à l’humanisme républicain, il fait d’un roman algérois un classique de la littérature française ». La thèse défendue dans cet essai est la nécessité de différencier l’écriture fictionnelle qui utilise l’écriture symbolique pour représenter et dénoncer implicitement une situation coloniale réelle, et les prises de position dans la vie réelle comme dans l’Express où il déclare : « J’ai choisi mon pays. J’ai choisi l’Algérie où Français et Arabes s’associeront librement. » C’était en 1956. De ce point de vue, il est vrai que cet homme de gauche était pris entre sa communauté d’origine et ses convictions. Ses écrits démontrent dans tous les cas l’absurdité de la situation coloniale. Les mythes sont présents dans l’écriture camusienne, le mythe de Sisyphe, Caïn et Abel, les élus et les exclus, ceci pour tenter de démêler sur le plan sémantique et symbolique des situations difficiles pour les plus malheureux, pour les petites gens que Camus défendait, quelle que soit leur origine. L’essai de Christiane Achour apporte toutes les contradictions d’un auteur qui a vécu pleinement son temps en pointant ses contradictions. Ce qui est au fond démontré, c’est son amour pour cette terre qu’est l’Algérie avec tous ses peuples, comme en témoigne sa dénonciation de la misère des paysans dans son « Enquête en Kabylie » dans Alger républicain, appréciée par Mouloud Feraoun en son temps et lieu. Voilà un essai qui remet à plat la critique sur Albert Camus et son rapport avec l’Algérie et les Algériens, à lire.
Christiane Chaulet-Achour, Albert Camus et l’Algérie, Alger. Barzakh, 2005

Par Benaouda Lebdaï
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El Watan 31 octobre 2005
Colloque Albert Camus
L’autre Camus, le conformiste
Le colloque sur l’écrivain controversé pour ses positions sur l’indépendance de l’Algérie s’est transformé très vite en procès. Henri Alleg, ancien directeur d’Alger républicain, a été très peu tendre à l’égard de l’auteur de La peste.

L’homme est prévoyant. Il met en garde l’assistance. « Mon discours ne va pas plaire. Je resterai pour répondre à chacun d’entre vous. J’ai été le dernier directeur d’Alger républicain où Camus avait travaillé. Je ne suis pas là pour parler du style ou du talent d’Albert Camus, mais de son comportement politique qui est loin d’être un modèle », lance Henri Alleg. Le militant communiste à l’engagement jamais démenti ne cache pas que sa présence est motivée par son désir de dépoussiérer le mythe Camus. Le colloque se transforme très vite en procès du prix Nobel de la littérature 1957. L’objectif de ce colloque organisé par l’Association de culture berbère (ACB) était d’aller à la découverte de l’autre Camus. « 40 ans après l’indépendance de l’Algérie, nous devons poser un regard critique sur l’œuvre de Camus et réaliser que ce grand écrivain algérien, dont nous sommes fiers à la fois comme Français et comme Algériens, était opposé au système colonial, non pas pour sa nature mais pour ses dysfonctionnements », notent les organisateurs. Henri Alleg ira au-delà de leurs espérances. Devant une assistance partagée, il s’emploiera à casser Albert Camus l’ancien militant communiste. « Pourquoi a-t-il reçu le prix Nobel ? En 1957, on était en pleine guerre froide. Il s’était engagé contre le monde socialiste au bénéfice de la démocratie occidentale, du capitalisme. » Toujours très en colère contre l’humaniste auquel il ne pardonne pas son manque d’engagement en Algérie, Henri Alleg, tout en refusant de s’immiscer dans le débat littéraire, rappellera que l’enfant de Belcourt avait écrit un formidable reportage sur la misère en Kabylie en 1937. Il encense le journaliste pour mieux critiquer l’homme politique. « Il va à Tizi Ouzou et découvre des tableaux qui l’indignent, des enfants qui se disputent le contenu des poubelles aux chiens pour un morceau de pain ou encore une femme pesant 35 kg. Cette ignorance traduit l’état d’esprit des Européens. Camus proteste et s’indigne. Il proteste en disant : quand est-ce que l’Algérie sera vraiment française ? Camus ne s’est intéressé, même dans ses romans, qu’à l’Algérie française. Il avait dit à un ami à lui que si l’Algérie accédait à l’indépendance, il s’exilerait au Canada ! », s’indigne à son tour Henri Alleg.

Par Rémi Yacine
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El watan 24 octobre 2005
« L’autre Camus », un colloque de l’ACB
L’Association de culture berbère (ACB) organise samedi prochain un colloque sur « L’Autre Camus » au Relais de Ménilmontant, à Paris.

La « lecture de Camus comme lien harmonieux entre colonisateurs et colonisés doit être nuancée. Quarante ans après l’indépendance de l’Algérie, nous devons poser un regard critique sur l’œuvre de Camus et réaliser que ce grand écrivain algérien, dont nous sommes fiers à la fois comme français et algérien, était opposé au système colonial, non pas pour sa nature mais pour ses dysfonctionnements », précisent les initiateurs du colloque qui sera animé par le journaliste et écrivain Arezki Metref et auquel participeront Henri Alleg , journaliste, écrivain et militant anti-colonialiste, l’historien Benjamin Stora, Hacène Hirèche, enseignant de langue et civilisation berbère à l’Université de Paris 8, Denise Brahimi, universitaire, Nabil Farès, écrivain et psychanalyste, Christiane Chaulet-Achour, Nourredine Saâdi qui traiteront respectivement de « Camus et l’anti-colonialisme », « Camus et le nationalisme algérien », « Les émotions dans le texte : ‘‘la misère en Kabylie ‘’ », « L’humanisme méditerranéen de Camus », « Entre littérature et politique, une éthique de l’acte et de l’humain », « Le choc des humanismes : Camus, Roblès, Sénac » et « Camus ou la nostalgie de ce qui n’a pas eu lieu ». Ce colloque est, du point de vue de ses initiateurs, sous-tendu par les interrogations suivantes : « Qu’est-ce qui explique ce retour d’Albert Camus au moment où, en Algérie comme en France, la mémoire commune de la colonisation (colonisés et colonisateurs) s’aiguise dans l’antagonisme ? » « Le fait est que l’œuvre et la vie d’Albert Camus ne cessent d’être interrogées pour essayer d’y trouver la vision prophétique d’une Algérie naufragée sans la France, c’est-à-dire mutilée de son identité historique. Mais le consensus miraculeusement recouvré d’une Algérie autour de l’humanisme de Camus ne relève-t-il pas d’une lecture univoque de son œuvre ? » « Surmontant bien des obstacles structurels légués par le rapport colonial, l’Algérie et la France sont en passe de parvenir à des relations équilibrées. Albert Camus, écrivain solaire et intellectuel déchiré, symbolise sans doute cette fracture d’essence coloniale qui s’est superposée à la Méditerranée. Ses positions humanistes, indécises par rapport à la colonisation, étaient de son temps. Doivent-elles rester du nôtre ? » .

Par N. B.
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El Watan 13 juin 2005
Colloque sur Albert Camus
Regards croisés sur un écrivain à redécouvrir
Le gros des travaux du colloque consacré à Albert Camus, organisé samedi et dimanche au CCF à l’initiative de Yahia Belaskri, s’est déroulé la première journée qui a vu défiler sur l’estrade de la petite salle de conférences nombre d’universitaires et d’écrivains de renom, pour certains.

Une première table ronde a réuni Christiane Chaulet-Achour, Maïssa Bey, Malek Alloula et Nouredine Saadi. La première, ayant déjà publié un ouvrage (Albert Camus, Alger) sur l’auteur de l’étranger, le roman qui allait asseoir sa réputation et le fera rapprocher un moment de Jean-Paul Sartre, a voulu détruire le stéréotype qui stipule, à cause de la Peste, qu’il n’aimait pas cette ville, théâtre d’une œuvre pourtant grandiose. Intervenant sur Albert Camus et Oran, l’universitaire algéroise, maintenant installée en France, a voulu montrer comment cette ville naissait et se créait au fil du récit. Avec Présence de femmes, Maïssa Bey, qui a également déjà publié aux éditions Chèvrefeuille étoilé des réflexions sur Camus intitulées L’ombre d’un homme qui marche au soleil, préfacées par Catherine, fille de l’écrivain, s’est intéressée cette fois aux femmes qui ont croisé le destin de cet homme sacré par une stèle érigée en 1961, un an après sa mort et comportant juste une citation : « Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure. »
Le roman d’oran
Malek Alloula revient sur le roman qui a fait connaître Oran dans le monde et son intervention était intitulée « Le labyrinthe et la peste : à Oran dans la familiarité de Camus. » Nouredine Saadi aborde également, de son côté, l’écrivain et son récit oranais, mais pour décortiquer la part de l’Histoire. Une deuxième table ronde a été animée par Dallila Alloula. « L’antériorité latino-algérienne était la préoccupation de Amina Azza-Bekkat qu’elle étudie sous le regard de l’écrivain connu pour avoir beaucoup écrit sur Tipaza et d’autres enclaves antiques. Se basant sur les thèses de l’intellectuel Edward Saïd, Ieme Vander Poel aborde Camus dans un contexte colonial mais aussi postcolonial. L’école d’Alger (controversée quant à son existence du point de vue littéraire), ayant réuni autour de l’éditeur Edmond Charlot des écrivains vers la fin des années 1930 et le début des années 1940, a fait l’objet d’un film documentaire projeté la même journée. Cette école a été abordée par Jean Claude Xuereb dans une intervention intitulée « les rencontres de Sidi Madani et l’école d’Alger ». José Lenzini, dans l’Algérie essentielle de Camus, s’est intéressé peut-être à tout « ce qui est tu » (Malraux repris par Maïssa Bey) dans l’œuvre de Camus. Comme pour cette dernière, il est question d’une meilleure compréhension, peut-être une réhabilitation, en mettant un peu d’humanité dans un mythe, celui d’une œuvre qui n’a pas tout dit.

Par Benachour Djamel
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El Watan 16 mai 2005
Histoire. massacres du 8 mai 1945
Albert Camus, un témoin
Le mois de mai nous rappelle, chaque année, les massacres perpétrés en Algérie par le pouvoir colonial en mai 1945. Albert Camus dirigeait alors à Paris le journal Combat.

Il ne semble pas qu’il ait pris immédiatement conscience de la gravité de ces massacres. Cependant deux ans plus tard, après que fut connue la sévère répression des émeutes survenues à Madagascar, il dénonça vigoureusement les crimes commis tant en Algérie qu’à Madagascar. Lui, qui avait participé à la Résistance française contre le nazisme, il n’hésita pas à comparer le méthodes répressives employées par le pouvoir colonial à celles employées par les nazis, durant la Seconde Guerre mondiale. De telles méthodes, à ses yeux, manifestent, de la part de ceux qui les emploient, un racisme affiché ou inconscient, mais de toute façon abject. Dans l’éditorial du 10 mai 1947, il écrit : « On a utilisé en Algérie, il y a deux ans, les méthodes de la répression collective. Combat a révélé (en avril 1947) l’existence de la chambre d’aveux « spontanés » de Fianarantsoa (à Madagascar) (...) Nous faisons, dans ces cas-là, ce que nous avons reproché aux Allemands de faire (...) si les hitlériens ont appliqué à l’Europe les lois abjectes qui étaient les leurs, c’est qu’ils considéraient que leur race était supérieure et que la loi ne pouvait être la même pour les Allemands et pour les peuples esclaves (...). Mais si, aujourd’hui, des Français apprennent sans révolte les méthodes que d’autres Français utilisent parfois envers des Algériens ou des Malgaches, c’est qu’ils vivent, de manière inconsciente, sur la certitude que nous sommes supérieurs en quelque manière à ces peuples. » Après avoir fait ce constat, Albert Camus présente, dans ce même éditorial, sa position personnelle. Il écrit : « Les hommes ne se ressemblent pas, il est vrai, et je sais bien quelle profondeur de tradition me sépare d’un Africain ou d’un musulman. Mais je sais bien aussi ce qui m’unit à eux et qu’il est quelque chose en chacun d’eux que je ne puis mépriser sans me ravaler moi-même. C’est pourquoi, il est nécessaire de dire clairement que ces signes, spectaculaires ou non, de racisme revèlent ce qu’il y a de plus abject et de plus insensé dans le cœur des hommes. » Ce texte d’Albert Camus nous a été adressé par François Chavanes, auteur d’Albert Camus tel qu’en lui-même, édition du Tell, Blida, 2004.
François Chavanes(*)
(*) Auteur du livre Albert Camus tel qu’en lui-même.
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El Watan 12 mai 2005
Albert Camus, le professeur Kim et l’Algérie
Il y a des choses qui prêtent à sourire
quelqu’un de curieux et d’attentif remarquera, à coup sûr, dans les rues d’Alger ou au milieu des ruines de Tipaza la silhouette, à l’allure mesurée, d’un charmant monsieur, un bob vissé sur la tête, un petit appareil photo numérique en main, dévisageant amicalement les gens, scrutant les pierres, paraissant heureux de ce bonheur que seuls les enfants peuvent connaître.

Il suffira alors de s’approcher de ce monsieur, de l’aborder gentiment pour qu’aussitôt une conversation aimable s’engage et que se révèle à nous son histoire ; singulière et exemplaire histoire. Cette silhouette est celle du profeseur Kim Hwa-Young, directeur du département de français de l’université de Corée, une des 20 universités de Séoul, capitale de la Corée du Sud. Un hasard heureux a permis notre rencontre à Alger, un après-midi ensoleillé et presque chaud de ce mois de mai. Et très vite, je sus son histoire, son parcours et aussi les motifs de son séjour en Algérie. A 63 ans, le professeur Kim est le principal passeur de littérature française en Corée du Sud, où il a traduit près de 80 ouvrages, essentiellement de littérature française du XXe siècle, introduisant des auteurs aussi important que Le Clézio, Michel Tournier, Romain Gary. Il s’attache, par ailleurs, à proposer des nouvelles traductions d’auteurs classiques comme Flaubert, dont la traduction de Mme Bovary lui a pris 4 ans de travail ! Enfin, le professeur Kim collabore à plusieurs revues et tient une rubrique littéraire dans le quotidien Chosun (littéralement « le matin calme », surnom de la Corée du Sud), premier quotidien du pays avec un tirage de... 2 millions d’exemplaires ! Il est d’ailleurs membre du jury du Prix littéraire qu’a initié ce journal. Mais au-delà de son statut et des diverses activités qu’il mène, le professeur Kim nous intéresse pour une raison simple et essentielle : il est un spécialiste reconnu d’Albert Camus, dont il est en passe d’achever la traduction des œuvres complètes (17 volumes sont déjà parus, ne restent que les articles et quelques essais). A la table d’un petit restaurant de Bab El Oued, en compagnie d’un jeune et fringant éditeur algérois, non loin de la mer, du ciel éclatant, de l’atmosphère si particulière de ce mois de mai, le professeur Kim se livre, sans détour, mais avec une modestie, une chaleur désarmantes. Il raconte qu’il y a 36 années qu’il travaille sur les œuvres de celui qui reçut le prix Nobel de littérature en 1957 et qu’il y a près de 30 ans, il a tenté, en vain, de venir en Algérie, afin de s’imprégner des paysages qui avaient influencé la pensée et la création d’Albert Camus. Tout était prêt, il n’avait plus qu’à régler certains détails à Paris avant le Grand Voyage - un pèlerinage - lorsqu’il apprit qu’il n’existait pas de relations diplomatiques entre l’Algérie et la Corée du Sud : c’était l’époque de l’Algérie socialiste, alliée de la Corée du Nord, pas de place alors pour ces libéraux de Sud-Coréens, vassaux des Américains ! Et puis, voilà, en 2005, tout est possible. La Corée du Nord n’a plus de représentation diplomatique en Algérie, le libéralisme est devenu le credo officiel et les voitures sud-coréennes sillonnent les routes algériennes. « J’ai aimé Camus et, à travers lui, j’ai aimé l’Algérie, dit-il simplement, car Camus, c’est la confiance, la générosité et l’amitié. » Il dit être heureux d’avoir visité Tipaza, heureux d’avoir enfin pu voir la lumière, les pierres, le profil des montagnes environnantes d’un site qui fit écrire à Camus, à l’été 1937, un de ses textes les plus célèbres, Noces à Tipaza. Puis le professeur Kim, avec jovialité et verve, poursuit son histoire. Il est adolescent à la fin des années cinquante, dans un pays bouleversé, meurtri après la guerre de Corée qui a duré 3 années entières (1950-1953) et fait plus de 2 millions de victimes, après la longue occupation japonaise (de 1910 à 1945). Camus, par ses grands textes, son théâtre, compte beaucoup pour la jeunesse coréenne. Pour le professeur Kim, « Camus est profondément lié à la Deuxième Guerre mondiale. Il a produit une littérature d’après-guerre, d’après la ruine de l’humanité, une ruine spirituelle. Pour notre génération, qui venait après la ruine de la guerre de Corée, il est très important. Et plus que Sartre, qui était un bourgeois, Camus, enfant du soleil, enfant de la pauvreté ensoleillée - cette pauvreté qui ne connaît pas la rancune - , a su donner de l’espoir aux désespérés. » A 18 ans, il avait tout lu de Camus. Il se décide donc pour des études de français et part en 1969 à Paris afin d’y poursuivre un doctorat. Mais faute de place à Paris, il atterrit à Aix-En-Provence. C’est sa grande chance, l’endroit rêvé pour faire des études sur Camus, non loin de Lourmarin, le village de Provence où s’était fixé celui-ci, dans des paysages et au milieu d’une lumière qui lui rappelaient son Algérie natale. Là, le professeur Kim soutient sa thèse le 20 avril 1974, sous la direction de Raymond Jean : « Un destin héliotrope, l’eau et la lumière chez Camus » et devient dans la foulée membre fondateur de la Société d’études camusiennes. Il se lie d’amitié avec les camusiens, ceux qui l’on connu, comme Roger Quillot (qui était membre du jury) ou Roger Grenier. Puis c’est le retour au pays et le début de son long compagnonnage avec Camus (cours, conférences, articles, traductions,...). Bien entendu, le professeur Kim, en camusien qui se respecte, a tout lu sur Albert Camus. Je découvre alors un homme très au fait de l’actualité... algérienne ! « Je comprends l’interprétation politique de Camus en Algérie, on comprend cela en Corée, parce qu’il y eut une longue occupation japonaise, mais il n’y a pas eu d’auteur japonais, d’origine coréenne, de l’envergure de Camus, sur qui on aurait pu cristalliser nos haines, nos frustrations. Non, rien que des colons banals, avance-t-il, mais je crois surtout que Camus dérange, parce qu’il était beau, qu’il dansait bien, qu’il écrivait magnifiquement et qu’il venait, par-dessus tout, d’un milieu pauvre. ce n’est donc pas un simple colon que l’on peut détester ! » Le professeur Kim estime avoir bien vécu. Il dit aimer la vie dans la capitale sud-coréenne, ses 13 millions d’habitants, ses 11 lignes de métro, ses dizaines de librairies, ses centaines de restaurants, sa rivière retrouvée, son stade olympique. Mais aujourd’hui il est heureux d’être là, au bord de la mer, là où se trouvait le fameux Padovani. Après une visite à Djemila, il sera à Biskra, sur les traces d’André Gide dont il a traduit Les nourritures terrestres. Si vous le croisez, dites-lui simplement que Camus était aussi un bon joueur de football, et parce que ça compte en Algérie, on aimera toujours Albert Camus. ça le fera sûrement sourire.

Par Sofiane Hadjadj
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El Watan 12 mai 2005
Débat autour d’une question de l’heure
L’interculturalisme, de Camus à Edward Saïd
Camus colonialiste, les Algériens lisaient cela depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Certains universitaires se sont institués à peu de frais ses légitimes critiques.

L’université d’Alger, en particulier, où il avait entamé ses premières études de philosophie, du reste inachevées pour des raisons sans doute sociales, n’aura produit au titre de l’étude académique que si peu de choses. On ne totaliserait pas une dizaine d’études, tous niveaux confondus, consacrées à l’œuvre camusienne, et à ce jour. C’est dire si cette œuvre est restée méconnue, reniée. Du point de vue académique, on ne saurait légitimement prétendre que le pays qui a donné naissance au père de L’Etranger et qui en retour fut honoré du prix Nobel, que l’université qui l’a formé et qui l’aura superbement ignoré, soient les mieux indiqués pour le juger sereinement, froidement, académiquement. Quid de la lecture faite par Edward Saïd ? L’universitaire américain nous livre une approche en une vingtaine de pages dans un ouvrage fort dense, Culture et impérialisme, versé au patrimoine de la langue française en septembre 2001, sans mention de date de première publication en langue américaine (?!). Action innocente ? « Camus et l’expérience impériale française », tel est le titre de la section VII (pages 248 à 268, soit 20 pages) du chapitre II comportant huit sections traitant toutes de ce que l’auteur a appelé « la pensée unique » (pages 111 à 273, soit 162 pages). Dans ce texte, E. Saïd expose un point de vue critique sur la littérature de A. Camus [réduite à une nouvelle principalement : La Femme adultère (p. 257-258) ou à une laconique présentation de L’Etranger (p. 266-267)]. Pourtant, le texte d’Edward Saïd est globalement incisif, peut-être abusivement généralisateur : Les romans et nouvelles de Camus distillent très précisément les traditions, stratégies et langages discursifs de l’appropriation française de l’Algérie. Ils donnent son expression ultime et la plus raffinée à cette « structure de sentiments » massive. Mais pour discerner celle-ci, il nous faut considérer l’œuvre de Camus comme une transfiguration métropolitaine du dilemme colonial : c’est le colon écrivant pour un public français, dont l’histoire personnelle est irrévocablement liée à ce département français du Sud ; dans tout autre cadre, ce qui se passe est inintelligible... (p. 266) Présentant un ouvrage collectif que j’ai coordonné, Albert Camus, assassinat post-mortem (APIC, Alger 2005), un ami m’interpella au sujet de ce qu’Edward Saïd aurait appelé « l’inconscient colonial ». Je n’ai trouvé nulle part cette appellation. Peut-être s’agit-il de « cette structure de sentiments » massive. Afin de saisir la logique du discours d’E. Saïd sur la littérature camusienne, il y a tout lieu de rappeler que l’auteur s’adresse en priorité à ses deux publics tout désignés : les Américains, dont l’opinion est façonnée depuis des lustres par des médias verrouillés par les lobbies pro-israéliens et par les Arabes anglophones exilés aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne principalement, en particulier les Palestiniens. Cette donnée linguistique et culturelle est inséparable du schéma communicationnel qui donne à l’œuvre saïdienne sa pertinence et sa signification pleine. Donner à ce monde anglo-saxon à lire un Camus colonialiste ou simplement colonial, comme aiment à le nuancer certains critiques circonspects devant une œuvre dont la densité et la complexité sont soulignées par Edward Saïd lui-même, est de bonne guerre ; encore faut-il le rappeler, le trait est quelque peu forcé volontairement, et c’est justice. En effet, la Palestine, terre ancestrale d’Edward Saïd le citoyen américain, est une des dernières colonies, et Albert Camus fut, il est vrai et utile à le dire, plus engagé du côté israélien suite aux holocaustes de la dernière guerre mondiale qu’il ne l’était en réalité pour la colonisation française et son maintien en Algérie. Il devenait logique pour Edward Saïd que le cas Camus était tout tranché. Mais de là à affirmer l’existence et la persistance d’une « structure de sentiments » massive affirmant et justifiant la légitimité de la colonisation, cela relèverait d’une vision étriquée, injuste. Le colonialisme est un phénomène historique qui ne saurait être déguisé en une fatalité essentialiste, même si ceux qui en souffrent encore arrivent aujourd’hui à douter de son caractère limité dans le temps et dans l’espace en raison de conjonctures particulièrement difficiles, où les trahisons et les compromissions sont devenues des règles générales (les cas palestinien et irakien en sont les parfaites illustrations). Edward Saïd subit sans doute les contrecoups d’un syndrome de persécution qui caractérisa les intellectuels des anciennes colonies, comme il continue à caractériser certains cadres exilés volontairement en mal d’adaptation dans leur nouvelle patrie d’adoption. Edward Saïd lui-même n’échappe pas à cette fatidique logique même s’il arrive à force de travail et de recherche à percer quelques secrets de la logique coloniale traditionnelle qu’il n’arrive pas à distinguer de la nouvelle logique impériale ou impérialiste. La première a pris fin un peu partout, mais la seconde est en pleine progression. La culture camusienne exprimée par sa production esthétique fait partie de la première et non de la seconde, d’où il ressort qu’il est nécessaire de les distinguer et non de les confondre. Le cas de Camus abordé par Edward Saïd évacue, hélas, tout le côté visionnaire que Camus avait développé dès les années 1940, avant même que la Palestine ne disparaisse dans l’indifférence de ses frères et sœurs de voisinage. La stratégie fédéraliste que propose Camus pour un front arabo-français contre la montée de l’impérialisme des grandes puissances est restée, hélas, une virtualité. L’Orient arabo-islamique, depuis le pacte de Baghdad, a toujours été un avant-poste de l’impérialisme anglo-américain intéressé par un maintien du conflit entre les Arabes et les Français qui se départissaient de leur culture coloniale et tentaient de la reconvertir en un contre-pacte de troisième bloc, dont la Méditerranée devait devenir ce qu’elle fut autrefois, un havre de dialogue, de solidarité et de développement. L’ouvrage d’E. Saïd met à jour, au regard de ses références, les sources essentiellement anglo-saxonnes du travail qui exhibe sa somme toute relative connaissance du monde non anglo-arabe, dont l’Algérie en particulier. C’était avant l’émergence de l’ensemble européen de ce jour. Saïd Ed. W. Culture et impérialisme, Fayard. Le Monde diplomatique, 2001, 555 pages.

Par M. Lakhdar Maougal
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El Watan 17 mars 2005
Littérature, retour sur un écrivain controversé
La République arabe citoyenne d’Albert Camus
non, il ne s’agit nullement d’une provocation à l’endroit des camucides, de ceux et de celles qui se sont servi des années durant d’Albert Camus et de son étrange et néanmoins familier Etranger pour assassiner, souvent à titre post-mortem, des écrivains algériens francophones parce que démocrates impénitents à l’instar de Mouloud Feraoun et de Mouloud Mammeri, entre autres démocrates immolés sur l’autel de l’unanimisme abscons et dont la liste devait s’allonger jusqu’aux années de feu et de sabre.

Non, il ne s’agit pas non plus de faire perdurer ces assertions qui auront eu la vie si dure et si longue à force de réduire le génie utopique et la sensibilité sincère d’un talentueux écrivain et d’un humaniste avéré en un vulgaire « beauf » arabicide et injuste parce que préférant sa mère à une parodique justice coloniale. Toutefois, un problème demeure qui appelle à la levée d’une énigme. Comment en l’espace de cinq à six ans, Camus avait-il pu passer d’une idéologie berbériste (du moins involontairement marquée par l’enquête sur Misère de la Kabylie, 1939) à un arabisme qui ne devait pas durer longtemps, faute d’avoir été compris, entendu et soutenu par les intéressés et surtout par la France, sa première mère patrie. Reprenant, après sa courageuse enquête sur la crise en Algérie (Combat, mai 1945), son initial projet utopique (Saint-Augustin entre christianisme et néoplatonisme, D.E.S. Université d’Alger, 1935), Camus accorde, à la revue Servir en décembre 1945, un entretien particulièrement important et quasiment prophétique au sujet de l’avenir de la France à moyen et long termes et de ses relations avec les Arabes. Face aux accords de partage du monde à Yalta et aux visées hégémoniques des USA (déjà à cette époque évidentes) sur les champs pétrolifères du Proche-Orient, Camus prône une alliance franco-arabe, tout particulièrement un fédéralisme franco-algérien voire maghrébin. Il écrit dans ce sens : « Disons seulement que si la France est encore traitée avec des égards, ce n’est pas en raison de son glorieux passé. Le monde aujourd’hui se moque des gloires passées. Mais c’est parce qu’elle est une puissance arabe, vérité que quatre-vingt-dix-neuf Français sur cent ignorent. Si la France n’imagine pas, dans les années qui viennent, une grande politique arabe, il n’y a plus d’avenir pour elle. Une grande politique, pour une nation appauvrie, ne peut-être qu’une politique exemplaire. Je n’ai qu’une chose à dire à cet égard : que la France implante réellement la démocratie en pays arabe et elle n’aura pas seulement avec elle l’Afrique du Nord, mais encore tous les pays arabes qui sont traditionnellement à la remorque d’autres puissances. La vraie démocratie est une idée neuve en pays arabe. Pour nous, elle vaudra cent armées et mille puits de pétrole (...). » Ce changement de perspective dans la construction de l’utopie camusienne (de l’assimilation en 1939 au fédéralisme en 1945) montre combien cet intellectuel était attentif aux grands bouleversements du monde qui se profilaient déjà à cette époque. Ce qui semble avoir retenu l’attention de Camus, c’est que la France doit cesser de donner aux Arabes une caution et une image caricaturale de la démocratie des élections truquées à la Naegelen, comme elle doit cesser toute politique de discrimination entre les communautés tant sur le plan du statut que sur ceux de l’emploi, du salaire, de la scolarité, de la formation, de l’accès aux emplois, etc. Que les Français aient ignoré à 99% que la France pouvait être une puissance arabe, cela pouvait facilement se concevoir. Les lobbies fascistes et sionistes, sans concertation cependant, ont tout fait pour que cela ne se fasse jamais. Mais que les nationalistes arabes et, à leur suite, les patriotes algériens n’aient pas été capables de comprendre les mouvements de fond qui préparaient les lendemains des conflagrations mondiales, c’est cela même qui motive l’actuelle et présente chronique. Le FLN qui aurait eu le sens politique en 1955 d’encourager la venue de Camus à Alger pour l’appel à une trêve pour les civils (janvier 1956) ne réussira pas à rattraper l’incident insidieusement attribué à Kateb Yacine (?!) de l’interpellation véhémente de Camus à Upsala en Suède lors de la remise du prix Nobel, qui aurait produit la fameuse phrase sur « la mère et la justice » qui scella le procès et l’assassinat politiques et intellectuels de Camus. Qui plus est la démagogie - cette plaie, ce chancre stupide qui a hypothéqué le devenir de l’Algérie par un verbalisme creux et insolent devenu une règle de conduite et un simulacre d’éthique - a fait de cette aporie camusienne réactive le texte fondateur de la camusophobie et de la légitimation de cet assassinat post-mortem auquel n’auront jamais voulu se prêter les intellectuels écrivains algériens francophones qui, courageusement et avec profit, ont choisi de le bousculer et de le contredire de son vivant avec sagacité et pertinence, laissant aux médiocres universitaires la sale besogne du coup de grâce inspiré insidieusement par des politiques peu courageux. Si les intellectuels écrivains francophones (Feraoun, Kateb, Mammeri, Senac) ont pu dialoguer directement ou indirectement avec Camus et le contredire de manière frontale ou de manière indirecte(*), les politiques, eux, se sont souvent gardés de le faire. A peine trouve-t-on une timide allusion dans un texte de Mostefa Lacheraf qui élude et obvie la confrontation pourtant post-mortem (Préface à Matinale de Senac, 1961). Mais, quand l’Algérie indépendante eut tout le temps de se révéler et que les jeunes générations ont été mithridatisées à la ciguë de la démagogie, l’homme politique digne s’est ressaisi avec un jugement qui, sans allusion à Camus, ni citation de son texte, lui donne raison. Le nationalisme algérien fut indigent et médiocre, reconnaîtra Benyoucef Benkhedda en 1989.
A. Camus (1945) Interview à Servir, 20 décembre 1945, in Essais, La Pléiade, 1972, p. 1428. B. Benkhedda (1989) Les origines du 1er Novembre 1954, éditions Dahlab, p. 217 et suivantes. (*) M-L. Maougal (2005) A. Camus, assassinat post-mortem, édition APIC Alger, (ouvrage collectif).

Par M. Lakhdar Maougal
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El Watan 16 mars 2005
A l’ombre de Camus
Il faut d’abord traverser ce qui reste de la grande basilique de Tipaza, construite au IVe siècle après Jésus-Christ. Puis passer l’une des tours de garde qui domine la mer et les ruines.

Ensuite, prendre un petit chemin qui sent bon le romarin en fleurs et la mousse chauffée par le soleil et qui débouche sur une série de sarcophages en pierre, ouverts aux vents marins. C’est un peu plus loin, sur une terrasse naturelle, recouverte d’herbe piquée de pâquerettes et qui tombe à pic dans la Méditerranée, que l’écrivain Albert Camus venait se reposer et trouver l’inspiration. C’est ici, au milieu des morts antiques, qu’il aimait se tenir, fasciné par « le grand libertinage de la nature et de la mer ». Derrière : la forêt de pins, d’oliviers et de tamaris aux feuilles salées. Sur la gauche : l’indolent mont Chenoua aux courbes douces. Sur la droite : les ruines de Tipaza qui s’étalent jusqu’à la prochaine colline surmontée d’un phare. Droit devant, aussi loin que porte le regard : l’eau bleue qui roule son écume. Dans Les Noces de Tipasa (1936), Camus écrit : « Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillon dans les amas de pierre. » Aujourd’hui, rien n’a changé ou presque. L’odeur aigre-douce de l’absinthe flotte toujours dans l’air et son vert mat habille la terre rouge et sablonneuse. Sur la plage qui s’arrondit au pied du Chenoua, il y a maintenant un complexe touristique et, vers la plaine, au-delà du site protégé de Tipasa, on aperçoit les immeubles de la ville nouvelle. Mais l’ancienne cité romaine, dont une grande partie est encore dissimulée sous les plantes grasses, reste un lieu de confluence entre l’histoire, la nature et le mythe. Au cœur des ruines, immobiles et souveraines, on peut entendre encore « les soupirs tumultueux du monde ». A l’endroit préféré de Camus, une stèle sobre a été érigée, portant une inscription tirée de Noces : « Je comprends ce qu’on appelle gloire. Le droit d’aimer sans mesure. » Albert Camus a aimé Tipaza au point de ne jamais y passer plus d’une journée d’affilée, car « il vient toujours un moment où l’on a trop vu un paysage, de même qu’il faut longtemps avant qu’on l’ait assez vu ». Le visiteur contemporain est étreint par la même plénitude que l’écrivain. Et peut reprendre à son compte ses mots : « (...) Que d’heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines (...) ! Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts d’insectes somnolents, j’ouvre les yeux et mon cœur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. »

Par Olivia Marsaud
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