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mercredi, avril 18, 2007

52- Les douze contes de minuit, Salim BACHI

Le dernier livre de Salim BACHI Les douze contes de minuit (Gallimard) se présente sous la forme d’un recueil de nouvelles (12 donc) de différentes longueurs allant de quatre à vingt-deux pages. Parfois une nouvelle répond comme en écho à une autre ainsi Le bourreau de Cyrtha répond-il à Enfers, Insectes à Le vent brûle

On retrouve une écriture fluide, spiralée qui fait une place non négligeable au monologue intérieur parfois démultiplié ou s’entrecroisant comme dans Histoire d’un mort. Salim BACHI nous dit à propos de ce récit « J'ai pensé écrire un roman sur le modèle de Tandis que j'agonise (W. Faulkner). Au final, je me suis retrouvé avec cette nouvelle. » Une symphonie à plusieurs voix comme dans la tragédie Compson dans « Le bruit et la fureur » du même Faulkner. Sami BACHI amalgame avec bonheur jeux de mots, interruptions syntaxiques, avec des phrases s’interrompant à mi-parcours, ou autrement des phrases sans fin ou un texte de plusieurs pages délesté de toute ponctuation comme une mer sans fin (Le naufrage). Une écriture qui « s’attaque aux formes périmées du dialogue, aux alinéas, aux tirets… » pour reprendre les mots de Gaëtan Brulotte.

Les nouvelles sont des récits allégoriques sur l’Algérie des années 1990, d’ailleurs ce passé ne cesse de cogner tout au long des douze coups ou contes. Un pays où des hommes qui luttent contre toute forme d’oppression, qu’elle émane de l’Homme, des islamistes qui ont « perdu la religion de (leur) mère » de Big Brother, du pouvoir militaire ou d’une Instance-béquille ; des hommes qui ne demandent qu’à survivre (Le naufrage, Le messager, Le cousin)

Extraits de Le naufrage :

« cette garce avec son mioche ses yeux bleus comme la mer affreuse qui délivra ces cadavres car ce sont des pieuvres et je les hais comme je hais ce foutu enfant de putain qui pour m’avoir tendu la main croit exercer son pouvoir sur moi je n’ai pas à prendre ce sceau ni à écoper puisque je ne suis pas son esclave l’esclave de personne d’ailleurs qu’il le fasse lui l’homme civilisé avec ses boniments sa morale moi je veux qu’il crève sous mes yeux »

de Nuée ardente :

« Quand le mal fut venu, le Colonel se trouva fort dépourvu ; il ne se sentait pas l’âme d’une fourmi, lui qui régnait sur ses sujets comme Belzébuth sur ses mouches. C’était une lèpre qui s’attaqua d’abord à sa chair avant de s’en prendre à son âme. A chaque once de peau qu’il perdait, il rendait grâce pour les forfaits commis durant sa brève mais terrible existence. »

De cette nouvelle Salim BACHI dit qu’elle est « une de mes premières nouvelles, écrite au début des années 90 sur le modèle de l’Automne du patriarche et des Funérailles de la grande mémé, (1962) de Garcia Marquez. » qui préfigure l’extraordinaire Cent ans de solitude.

Mais Les douze contes de minuit, où l’on retrouve des personnages de « l’immémoriale Cyrtha », d’Ulysse, de La Kahéna, de Tuez-les tous ; Hchicha Hamid Kaïm, la tribu des Béni Djer…, ces douze contes de minuit ont-ils sonné pour Cyrtha comme l’indique la quatrième de couverture ? Salim BACHI est resté silencieux sur cette question. Pour le moment.

lundi, avril 09, 2007

51- Eloge de la petite édition - Pierre JOURDE

LE MONDE DIPLOMATIQUE JANVIER 2007

Pour la survie de la diversité culturelle

Eloge de la petite édition

La France est sans doute le pays du monde où le système de soutien à la création littéraire est le plus puissant et le plus complet : prix innombrables, foires ou salons du livre répartis sur toute l’année et dans tous les départements, nombreux périodiques spécialisés, bourses de création et résidences d’écrivains. Il faut ajouter à cela un dense réseau de librairies. Beaucoup de leurs propriétaires organisent des rencontres avec des auteurs, sacrifient leur temps et leur argent pour défendre la littérature. Un tel système permet à de nombreux écrivains de vivre et de se faire connaître.

La diversité des maisons d’édition, aussi bien par la taille que par la spécialité, est un élément déterminant. Sans les petits éditeurs de littérature, beaucoup d’écrivains ne parviendraient pas à trouver leur place. Non que l’on publie dans les petites structures des ouvrages plus intéressants que chez Gallimard ou qu’au Seuil. Le choix n’y est, proportionnellement, ni pire ni meilleur. Mais elles exercent au moins quatre fonctions essentielles : permettre à de jeunes auteurs d’accéder à la publication ; assurer la survie de genres peu commerciaux ; faire passer en France toute une partie de la littérature étrangère ; rééditer certains écrivains oubliés (1).

Reste à savoir ce qu’on appelle « petite édition » en littérature. Bien souvent, un petit éditeur en cache un gros, dont il ne constitue en fait qu’une collection. Le véritable petit éditeur est indépendant. Il est diffusé en général par un distributeur spécialisé dans les maisons de taille restreinte, ou bien pratique l’autodiffusion. Il fonctionne avec une ou deux personnes, souvent sur la base du bénévolat. Pour certains, l’édition est un violon d’Ingres coûteux, et dévoreur de temps. Quant à vivre de cette activité, ce n’est jamais facile (2).

Les éditeurs riches disent souvent que publier des écrivains médiocres mais vendeurs leur permet d’éditer des auteurs plus difficiles. Certes. Mais, dans la plupart des cas, ces auteurs ne trouvent refuge, paradoxalement, que chez les éditeurs modestes. Lorsqu’un débutant a été refusé par toutes les grandes maisons, il se tourne vers une petite. S’il parvient au succès, il arrive fréquemment qu’il la quitte et qu’il soit récupéré par une grosse structure qui a les moyens de le faire accéder plus vite à la notoriété et aux prix.

Vie poétique intense

Ainsi, les éditions Parc, qui publient de beaux petits livres, originaux, dans une indifférence presque complète, ont pris le risque de faire paraître les premiers textes de Gilles Sebhan et de Pierre Mérot. Mais, en dehors de quelques découvreurs tels que Dominique Noguez, les journalistes n’ont commencé à les considérer comme intéressants que lorsqu’ils sont entrés dans des maisons plus connues. D’autres ont eu moins de chance. Un petit chef-d’œuvre comme Carnaccia, d’Olivier Gambier, est destiné à rester quasi ignoré. Dans un siècle, on le classera peut-être parmi les grands oubliés. Quant à John Gelder, qui a fondé Parc, on reconnaîtra un jour en lui une de ces figures méconnues de l’édition, comparables à un Auguste Poulet-Malassis, l’éditeur des Fleurs du mal, à un Léon Genonceaux, celui de Lautréamont, ou à un Delangle, qui s’est ruiné en publiant l’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, de Charles Nodier.

On pourrait multiplier les exemples. Olivier Bessard-Banquy résume parfaitement le cas édifiant de Michel Houellebecq, qui a fait paraître son premier roman chez Maurice Nadeau : « Publié d’abord par un éditeur courageux mais disposant de peu de moyens, Houellebecq a bénéficié de l’extraordinaire richesse de la petite édition qui, seule, s’est engagée à le soutenir et à le porter vers le public alors que les grandes maisons lui ont toutes fermé la porte au nez (3). » De même, Philippe Claudel a publié des livres chez Phileas Fogg ou chez La Dragonne avant de connaître le succès chez Stock avec Les Ames grises. Hédi Kaddour, l’auteur de Waltenberg (Gallimard), publiait auparavant au Temps qu’il fait. Tristram a donné sa chance à Mehdi Belhaj Kacem. José Corti publie presque toute l’œuvre de Claude Louis-Combet. POL, à l’époque où il était indépendant, a eu le courage de soutenir l’œuvre difficile, mais essentielle, de Valère Novarina, sans parler de Jean Daive, Christian Prigent, Eric Meunié. Richard Millet y a fait paraître de nombreux livres avant de passer chez Gallimard.

Sans la petite édition, la poésie, en France, n’aurait pas survécu. Ce ne sont pas Grasset ni Fayard qui perdraient un sou en publiant de jeunes poètes. Ces maisons ont pour vocation le chiffre d’affaires. On n’appartient pas impunément à l’empire Lagardère. Les éditeurs de poésie, innombrables et dévoués, à l’existence aussi éphémère parfois que les revues, se nomment, par exemple, L’Escampette, Le Dé bleu, Créaphis, Lettres vives, Farrago, Akenaton, Comp’Act, Al Dante, Tarabuste, Fata Morgana, Cadex, Deleatur, Le Temps qu’il fait, Rougerie, Encres vives, Obsidiane, Cheyne, æncrages, etc. Souvent, ils publient aussi de beaux livres où un écrivain s’associe à un artiste, comme Voix d’encre, à Montélimar. Sans eux, aurait-on pu lire Alain Borne, Valérie Rouzeau, James Sacré, Christophe Tarkos, et presque tous ceux qui animent une vie poétique peut-être plus intense aujourd’hui qu’elle ne l’a jamais été ?

Ce phénomène n’est pas nouveau, mais il a tendance à s’accentuer. Il y a cinquante ans, les grands éditeurs misaient sans doute plus sur le fonds, moins sur la grosse cavalerie et les ventes rapides. On y éditait plus facilement de la poésie, par exemple. Robert Vigneau, qui a publié en 1979 le magnifique Elégiaque en collection « blanche » chez Gallimard, ne trouve plus que des microéditeurs. En outre, dans les années 1960 et 1970, celles du boom économique et culturel, les éditeurs importants prenaient plus facilement le risque de textes difficiles et d’auteurs peu connus, de peur de rater le train de la modernité.

Ce ne sont pas seulement les auteurs marginaux, ou les futurs grands écrivains, qui trouvent refuge dans les petites maisons, ce sont aussi les genres et les tons mineurs, négligés ou provisoirement méprisés, comme autrefois le roman : érotisme, satire, canulars, insolite, faux dictionnaires, catalogues d’expositions loufoques, récits incongrus et univers imaginaires sont chez Parc ou au Daily Bul, à la Musardine, chez Desmaret, Berg ou Joca seria. Tout n’est pas réussi, mais les petits éditeurs demeurent le principal lieu d’expérimentation et d’invention, sans lesquelles une littérature ne vit pas.

Beaucoup d’auteurs étrangers vivants doivent passer par de petites maisons pour trouver un public. La Fosse aux ours effectue un travail essentiel pour la connaissance de la littérature italienne. L’Esprit des péninsules publie des écrivains mongols, croates, bulgares ou turcs. Anne-Marie Métailié donne à lire, entre autres, des textes brésiliens ou portugais, Liana Levi traduit de l’hébreu ou du yiddish.

Enfin, c’est bien souvent dans la petite édition que l’amateur trouvera des rééditions soignées d’auteurs oubliés, des textes rares de grands auteurs, des ouvrages qui ont eu leur importance dans l’histoire de la littérature ou des idées, des curiosa. Interférences publie une belle édition illustrée des Diableries moscovites, d’Alexandre Tchaïanov, Sillage le Tannhaüser crucifié, de Hanns Heinz Ewers, les Editions du Sandre ressortent Les Soirées de Saint-Pétersbourg, de Joseph de Maistre, essentielles pour l’histoire des idées au XIXe siècle.

C’est grâce à La Chasse au Snark et aux Editions du Fourneau que l’on peut retrouver maints textes de la fin du XIXe siècle, grâce à Max Milo que l’on redécouvre le tout premier Prix Goncourt, John-Antoine Nau, ou, sous une forme malheureusement très incomplète, l’Entartung, de Max Nordau, une des références du discours fasciste sur la création (4). Fornax exhume le savoureux Mes états d’âme ou les sept chrysalides de l’extase, du « vicomte Phoebus, retoqué de Saint-Réac », Le Castor astral des textes méconnus d’Emmanuel Bove, d’Erik Satie, d’Alfred Jarry. Longtemps, on n’a pu se procurer certains des romans de Joris-Karl Huysmans ou des recueils de nouvelles de Jean Lorrain que chez A rebours, Christian Pirot, Maren Sell. Et qui d’autre que Jérôme Millon publierait les introuvables de la mystique chrétienne ?

En dépit de leurs faibles moyens, ces éditeurs sont aussi, fréquemment, des artistes, réalisant de beaux livres, que ce soit dans la tradition – belles typographies, beaux papiers, belles maquettes – ou dans l’invention, jusqu’à faire du livre un véritable petit objet d’art moderne. Pour des sommes très modestes, on peut se procurer les superbes ouvrages de l’Archange Minotaure, d’Eolienne, de l’Epi de seigle ou de la Sétérée.

Les petits éditeurs ont à la fois un problème de visibilité et un problème d’argent. Les libraires croulent sous l’accumulation de romans. Comment trouver un espace pour un recueil de poésie tiré à trois cents exemplaires, mal distribué, et dont on vendra un ou deux en six mois ? Non seulement les journalistes accordent presque toute la place, à chaque rentrée littéraire, à deux ou trois livres publiés par Flammarion, Grasset ou Albin Michel, mais les prix les plus connus vont systématiquement aux grandes maisons.

Enfin, comme s’il fallait définitivement en finir avec la pluralité et avec l’édition indépendante, celles-ci envahissent les rayons avec des tirages massifs, entassent des piles dans les Fnac. On publie sept cents romans français en septembre. Cette abondance ne signifie pas que le lecteur a vraiment le choix. Les mémoires d’un chanteur ou le roman d’un présentateur de télévision chez XO ou Jean-Claude Lattès ne sont pas nécessairement plus lisibles et plus palpitants que, chez Allia, un récit d’Oliver Rohe ou une réédition de Pierre Louÿs. Mais, en l’absence de véritable information, le lecteur moyen ne choisit pas : il prend ce qu’il voit et ce dont tout le monde parle. Certains ont les moyens de lui faire croire qu’il choisit.

On s’étonne donc des offensives régulières des grandes maisons (l’une des plus récentes venant de Laure Adler, alors responsable du département littérature du Seuil) qui s’en prennent aux petits pour leur reprocher de n’avoir qu’un succès de snobisme, ou d’encombrer les tables des libraires. Il ne suffit pas aux grands éditeurs d’être riches, il faut aussi que les autres n’aient pas le droit d’exister.

Des journalistes au secours des vainqueurs

Un petit éditeur, à moins de bénéficier d’une fortune personnelle ou de trouver un mécène, finit par être dévoré par un plus gros. S’il veut survivre et demeurer indépendant, il doit souvent avoir recours aux aides à la publication apportées par le Centre national du livre (CNL). Mais celui-ci ne peut pas soutenir tout le monde. En outre, l’arrivée récente de Bernard Comment, du Seuil, peut faire douter de l’équité de certains de ses choix et a provoqué le départ d’une partie des membres.

Seule une minorité de petits éditeurs sont installés à Paris. L’implantation en province permet de solliciter l’aide des centres régionaux du livre (CRL). Mais l’appui des collectivités locales peut entraîner une nouvelle sorte de dépendance, et obliger l’éditeur à entrer dans le système des féodalités politiques. Certaines régions accorderont leur soutien de préférence à des livres illustrant le patrimoine régional : d’où une tendance à se tourner vers la littérature du terroir. La décentralisation se recroqueville en localisme culturel.

L’édition tend à se concentrer en vastes conglomérats rassemblant maisons d’édition et journaux. Ces conglomérats deviennent eux-mêmes la propriété de groupes industriels qui n’ont rien à voir avec la littérature. D’où une production orientée vers une rentabilité rapide, une puissance écrasante de distribution et de promotion, et de permanents conflits d’intérêts : les journalistes chargés d’orienter les choix littéraires des lecteurs sont salariés par des producteurs de livres.

L’indispensable survie des petites maisons indépendantes ne sera possible que si les pouvoirs publics considèrent sérieusement la culture comme une exception aux règles du libéralisme, non seulement en s’opposant à certains regroupements, mais en assurant la véritable autonomie, politique, économique et culturelle, des CRL et du CNl.

Il en va aussi de la responsabilité de tous ceux qui interviennent dans la diffusion du livre, afin que le public des petits éditeurs ne se limite pas aux curieux, aux amateurs éclairés. Les libraires qui tentent de soutenir ces maisons ont eux-mêmes besoin d’appuis.

Un journaliste devrait mettre un point d’honneur à ne pas se faire l’auxiliaire d’opérations publicitaires, ni, sous prétexte d’« événement », à se précipiter au secours des vainqueurs. Les membres des jurys des prix littéraires, au lieu d’accorder les plus rémunérateurs aux plus riches (qui ont, il est vrai, quelques moyens de manipuler ces jurys), devraient avoir à cœur de couronner des ouvrages publiés par de petites maisons. A quand un Goncourt pour Exils ? un Femina pour Sabine Wespieser ?

Alors que la saison des prix littéraires s’achève sans forte surprise – les grandes maisons d’édition se partageant les honneurs –, des éditeurs modestes poursuivent leur travail de défricheur de talents ou redécouvrent de grands auteurs tombés dans l’oubli. Sans le soutien de critiques littéraires qui, dans la plupart des cas, se contentent de valoriser des ouvrages déjà encensés partout.

Pierre Jourde

(1) Certaines des maisons mentionnées ici ont publié des textes de l’auteur de cet article. Que l’on ne s’en formalise pas : il n’y a guère d’intérêt économique ou stratégique à évoquer des éditeurs dépourvus de pouvoir et d’argent.

(2) Une bonne manière de découvrir ces maisons est de flâner au Marché de la poésie, qui se tient en juin à Paris, ou au salon de la petite édition, à Crest, dans la Drôme.

(3) Olivier Bessard-Banquy (sous la dir. de), L’Edition littéraire aujourd’hui, Les Cahiers du livre - Presses universitaires de Bordeaux, 2006, p. 18.

(4) Paradoxalement, Nordau était juif.

50- Réactions ou points de vue sur « La littérature-monde en français»

Des réactions ou points de vue sur la question de « La littérature-monde en français»

Convention de Saint-Malo "Pour une littérature monde en français"

Le vendredi 16 mars 2007

La publication dans le Monde daté du 16 mars d’un « Manifeste pour une littérature-monde en français » a marqué pour nous le coup d’envoi d’une série d’initiatives destinées à rendre visible ce mouvement : l’apparition d’une littérature de langue française ouverte au monde, débarrassée de l’ère du soupçon, enrichie de toutes ces voies d’outre-France qui, tout en renouvelant le genre romanesque, nous apportent, dans notre langue commune, des nouvelles du village global.

Que les rayons des librairies classent Michel Del Castillo dans la littérature française, Tahar Ben Jelloun dans la littérature francophone, et Alain Mabanckou dans la littérature du monde, voilà qui traduit bien l’impossibilité de traiter cet éclatement planétaire avec les schémas anciens. Cette émergence d’une littérature-monde de langue française constitue à nos yeux une révolution copernicienne, c’est-à-dire qu’elle signe la fin de cette conception ethnocentriste qui a prévalu jusqu’à aujourd’hui. Il faut désormais considérer le français, non plus comme l’expression d’un lieu historique, mais comme une langue sans frontières libérée du pacte exclusif qui la liait à la nation.

Cette nouvelle pléiade, nous avons la volonté de la rendre visible, de suivre sa trace poétique, de l’accompagner, de la rendre évidente, en créant un regroupement de trente écrivains représentatifs de cette diversité littéraire et géographique, qui par la publication d’une revue annuelle captant les miroitements de cette constellation et par la remise d’un prix de printemps, servira, nous l’espérons, de caisse de résonance à ce mouvement que les prix littéraires d’automne – et leurs jurés écrivains - ont contribué à révéler. Le groupe se dissoudra dans cinq ou dix ans. Accompagner un mouvement n’est pas l’encadrer.

Nous nous proposons de nommer ce rassemblement :

Convention de Saint-Malo
Pour une littérature monde en français

La réunion d’installation de cette Convention se tiendra le dimanche 27 mai 2007 dans le cadre du festival Saint-Malo Etonnants Voyageurs. Le festival aura été au fil de ses dix-sept années d’existence à Saint-Malo et de ses diverses éditions à l’étranger, notamment à Bamako, le lieu de formation de cette idée d’une « littérature-monde » à laquelle il consacrera sa prochaine édition (26 au 28 mai 2007).

Michel Le Bris, Alain Mabanckou, Jean Rouaud, Abdourahman Waberi

[http://www.etonnants-voyageurs.net/]

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L’émergence d’une « littérature-monde »

Le mardi 2 mai 2006


Nous l’annoncions il y a 13 ans, à Saint-Malo : c’est aujourd’hui un raz-de-marée. Un séisme dont les signes avant-coureurs commençaient à se faire sentir au tournant des années 80-90, avec le surgissement d’une génération d’écrivains, Salman Rushdie, Kazuo Ishiguro, Ben Okri, Hanif Kureishi, Michael Ondatjee, Amitav Gosh. « Nous ressemblons à des hommes et des femmes d’après la Chute. Nous sommes des hindous qui avons traversé les eaux noires, et le résultat, c’est que nous appartenons en partie à l’Occident. Notre identité est à la fois plurielle et partielle » déclarait Rushdie. Transfuges, immigrés, nomades, nés dans une culture mais vivant dans une autre, déchirés entre leurs communautés, entre les traditions quittées et les libertés à gagner, « homes traduits » écrivant dans une autre langue que leur langue maternelle : Carlos Fuentès avait vu en ces auteurs les « messagers du 21ème siècle ».

Comme il avait raison ! Et la contradiction (ou la déchirure) n’est plus entre écrivains émigrés, exilés, déplacés, et ceux restés au pays, entre Occident et Orient : la contradiction, d’externe est devenue interne et a travaillé tous les pays. Parce que l’Occident est entré en Orient et le bouleverse. Ces croisements, ces processus d’hybridation : le nouveau monde en train de naître. Que les plus jeunes écrivains disent avec une force rare.

Très exactement cela, l’émergence d’une « littérature monde ». La littérature n’est jamais aussi vivante que lorsqu’elle s’attache à dire le monde, à l’inventer, à lui donner un visage, un langage, quand elle établit avec lui un rapport d’incandescence. Sans doute ces télescopages de cultures, ces métissages parfois, ces hybridations sont-elles rarement une partie de plaisir, s’accompagnent de bien des douleurs - mais n’est-ce pas précisément la fonction de la littérature que de faire œuvre de ce chaos, de le mettre en forme, de le nommer, et du même coup de le rendre habitable ? Si tel est le cas, elle n’a jamais été aussi nécessaire.

Michel Le Bris

Pour une littérature monde francophone

« Pendant longtemps, ingénu, j’ai rêvé de l’intégration de la littérature francophone dans la littérature française. Avec le temps, je me suis aperçu que je me trompais. La littérature francophone est un grand ensemble dont les tentacules enlacent plusieurs continents. Son histoire se précise, son autonomie éclate au grand jour […]. La littérature française est une littérature nationale. C’est à elle d’entrer dans ce grand ensemble francophone. Ce n’est qu’à ce prix que nous bâtirons une tour de contrôle afin de mieux préserver notre langue, lui redonner son prestige et sa place d’antan… »

Alain Mabanckou (Le Monde, 18 mars 2006)

Une francophonie sans français ?

« Peut-on imaginer, un jour, une intégration des destinées polychromes dans le rayonnement francophone ? Assistera-t-on à la naissance d’un lectorat français sensibilisé par des questions d’enfance africaine, de conséquences de l’indépendance en Inde, de destinées tziganes, de castes ? Les amours illicites et fatales d’une Indienne du Kerala et d’un intouchable toucheront-elles autant les lecteurs français que les émois amoureux des acteurs du microcosme parisien ? On me rétorquera : encore faut-il des écrivains francophones de cette qualité ! Je doute que les talents se recrutent exclusivement parmi les anciens administrés de la Couronne britannique. Je trouve suspecte l’idée d’une dégénérescence congénitale des héritiers de l’empire colonial français »

Anna MoÏ (Le Monde, 25 novembre 2005)

[http://www.etonnants-voyageurs.net/]

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Le Quotidien d'Oran dimanche 8 avril 2007

par Abdellali Merdaci: Docteur En Linguistique
Ecrivain-Universitaire

A propos du manifeste « pour une littérature-monde » en français
Les lubies d'une saison sans gloire

Quarante-quatre écrivains de langue française - et parmi eux l'Algérien Boualem Sansal - viennent de publier un manifeste intitulé «Pour une «littérature-monde» en français» (cf. Le Monde des Livres, vendredi 16 mars 2007).

Sous ce titre est présentée une évaluation des dernières mutations de la littérature (ou plutôt des littératures) de langue française en France et au-delà, dans ses territoires d'outre-mer ou dans ses anciennes colonies. Ce manifeste s'appuie sur un triple constat:

1. La crise de la littérature romanesque en France embourbée dans «l'ère du soupçon» et prisonnière d'un discours critique - structuraliste et post-structuraliste - sclérosant qui justifie ce constat: «Le roman est une affaire trop sérieuse pour être confiée aux seuls romanciers, coupables d'un «usage naïf de la langue», lesquels étaient priés doctement de se recycler en linguistique». Cette tyrannie de la critique - d'inspiration linguistique - fut-elle en France assez forte pour dénaturer le travail même du roman devenu le lieu d'une écriture prospective, se réfléchissant dans un infini questionnement de son objet ?

2. L'émergence récente dans le milieu littéraire parisien d'un roman plus conforme aux conventions classiques du genre, souvent redevable à des écrivains issus de la francophonie, vocable que refusent les auteurs du manifeste, est signalée comme une rupture essentielle, voire même comme une libération de «tout ce qui prétend le nier ou l'asservir...». Ce roman a singulièrement triomphé lors de la dernière saison des prix engrangeant, en 2006, le Goncourt et le Grand Prix du roman de l'Académie française (Les Bienveillantes de l'Américain Jonathan Littell), le Renaudot (Mémoires de porc-épic du Congolais Alain Mabanckou), le Fémina (Lignes de faille de la Canadienne Nancy Huston), le Goncourt des lycéens (Contours d'un jour qui vient de la Camerounaise Léonora Miano). Il s'agit là d'une situation assez exceptionnelle et les auteurs du manifeste n'hésitent pas à évoquer une «révolution copernicienne».

3. L'hypothèse d'un repli du champ littéraire français au profit de ses périphéries. Ce phénomène - qui reste à vérifier dans la durée - fait observer aux signataires du manifeste le retour en force des périphéries et l'atomisation du centre en plusieurs nouveaux pôles. La naissance d'une «littérature-monde» en langue française devient alors possible. Mais échappe-t-elle aux contingences du champ littéraire parisien ? Le modèle revendiqué par les «Quarante-quatre» est celui de la littérature anglaise actuelle largement dominée par des écrivains originaires des anciennes colonies britanniques ou anglophones (Kazuo Ishiguro, Ben Okri, Hanif Kureischi, Michael Ondaaje, Salman Rushdie). En fait, il s'agit d'un modèle tout à fait inopérant: ce sont là des auteurs parfaitement assimilés au plan de leurs positionnements culturels, politiques, et juridiques dans la société anglaise et qui ne représentent - tout comme leurs collègues de France - aucune périphérie.

En quoi précisément ce manifeste d'écrivains transcende-t-il les frontières du microcosme littéraire parisien et intéresse-t-il les Algériens ? Quelles urgences sur les fronts du littéraire et du politique appelle-t-il ? Je tente d'y répondre en resituant les éléments du débat.

Crise du roman ou crise de légitimité du champ littéraire français ?

L'automne 2006 a consacré Les Bienveillantes de l'écrivain américain de langue française Jonathan Littell. L'ouvrage de 910 pages, publié par Gallimard, a bénéficié des techniques les plus sûres du marketing pour devenir un produit incontournable dans les devantures des libraires et des rayons livres des grandes surfaces. Le succès de ce romancier, totalement inconnu, a certes ébranlé la scène littéraire parisienne: Jonathan Littel ne pouvait se réclamer que de la médiocre notoriété d'un père, écrivain maintenu dans une zone d'oubli dans son propre pays. L'auteur et son roman ont joué un rôle d'aiguillon dans une crise de la littérature et du champ littéraire français qui couvait depuis bien longtemps. Le roman français du dernier quart du vingtième siècle est parvenu à un point d'usure tel qu'il mettait en danger toute l'institution littéraire; le genre ne se renouvelait pas et ses grands noms s'enfermaient, à l'image d'un Sollers, dans une sorte de ressassement futile au moment où l'élargissement du groupe d'auteurs de référence (notamment Hélène Cixous, Olivier Rolin, François Bon, Sylvie Germain, Jean Echenoz, Alain Fleischer, Jean Tallendier, Christine Angot...) ne produit pas le déclic tant attendu pour un véritable rebond. Cette situation de morosité des lettres françaises se majore, depuis la publication posthume des mémoires de Jacques Brenner (Journal, I et V, Paris, Pauvert, 2006)) par une mise en cause des jurys littéraires dont le fonctionnement et les modes de recrutement de grands lecteurs restent totalement soumis au cartel grandes maisons d'éditions parisiennes.

La seconde moitié du 20e siècle n'aura ni Proust, ni Céline, ni Camus. La réinvention du roman «à la française» tournait à vide. L'histoire de la littérature française est coutumière de ces phénomènes cycliques de perte de repères: au sortir du 18e siècle, la littérature française s'était ressourcée dans des modèles européens; on sait ce qu'elle doit à Walter Scott, au roman noir anglais et au romantisme allemand (Goethe, Novalis, Jean-Paul). Le 19e siècle, qui s'est caractérisé par un trop-plein doctrinal (du romantisme à la Bohême, du réalisme au naturalisme, du Parnasse au symbolisme, du décadentisme à l'Ecole romane), s'est achevé dans la semblable crise qui frappe aujourd'hui la littérature française. Au début du 20e siècle, devant une dépréciation de ses modèles littéraires, non pas qu'il manquât en France de grands écrivains issus du 19e siècle et qui continuaient à produire, notamment Anatole France, Paul Bourget et André Gide, l'institution littéraire française allait se tourner vers ses colonies pour un hypothétique renouvellement. L'illusion que la littérature française expatriée pouvait apporter une réponse salutaire aux nombreuses questions qui agitaient alors l'établissement littéraire parisien s'observe dans la première décennie du nouveau siècle dans les choix du jury du prix Goncourt qui, de 1903 à 1909, consacre quatre oeuvres à thème colonial ou se réclamant plus explicitement d'une idéologie coloniale: Cristobal, le poète de John-Antoine Nau (1903), Civilisés, de Claude Farrère (1905), Dingley, l'illustre écrivain de Jérôme et Jean Tharaud (1906), En France de Marius-Ary Leblond (1909). Fait exceptionnel, le Prix national de la littérature était attribué, en 1905, au romancier colonialiste Charles Géniaux pour L'Homme de peine. Dans les institutions littéraires, la littérature coloniale pouvait, il est vrai, compter dans le jury Goncourt, depuis sa fondation, un de ses soutiens vigilants en la personne de Paul Margueritte, auteur avec son frère Victor, de L'Eau souterraine (1903), un roman dans l'étroite tradition coloniale française d'Algérie et, en 1917, Ajalbert, alors que Bertrand était reçu, en 1925, à l'Académie française. Jusqu'aux lendemains de la Grande guerre «l'idée coloniale» rejaillissait dans les institutions les plus significatives du champ littéraire français métropolitain (édition, revues, académies).

Les faits se répètent. La France littéraire du début du 21e siècle - qui doute - croit percevoir dans une «littérature-monde» l'indispensable recours à une sortie de crise. Trouvera-t-elle au-delà de cas typiques d'écrivains venant d'Amérique, du Congo, du Canada et du Cameroun, un nouveau départ ? A moins que cet automne 2006 ne soit qu'«un détour vagabond» et que «le fleuve ne retourne dans son lit» comme semble le craindre le «Manifeste des Quarante-quatre» ?

De fausses réponses à une vraie question

Le champ littéraire parisien a hérité de tous les travers de l'impérialisme et du colonialisme français. Auto-centré, confiné dans quelques maisons d'édition du Quartier latin, il a été souvent l'expression culturelle la plus militante de la francophonie telle qu'elle a été conçue par les pouvoirs politiques français, depuis la Révolution de 1789. Paris a été assez tôt, au 19e siècle, le lieu de reconnaissance et de légitimation de toute production littéraire en langue française; on se reportera aux exemples des écrivains suisses francophones Germaine de Staël et Jean-Jacques Rousseau. Cette entreprise de phagocytose des littératures nationales a continué au 20e siècle, non sans bonheur parfois (Apollinaire, Cendrars, Ionesco, Gary, Adamov). La mainmise, assez pesante, des institutions littéraires françaises sur tout ce qui s'écrit en langue française est un des facteurs les plus contestables de la francophonie littéraire. Cette francophonie, les «Quarante-quatre» en relativisent la portée qui estiment que «personne ne parle francophone, ni n'écrit en francophone». Cela est vrai, mais si personne ne connaît de langue qui s'appelle le «francophone», la langue française qui est le fer de lance d'une francophonie politique et culturelle, bien réelle, est suffisamment présente dans le monde; ce sont justement tous les non-dits politiques et idéologiques qui s'attachent à sa présence et aux conditions de sa diffusion qui font problème. Est-il possible qu'un jour le français — comme c'est le cas pour l'anglais, l'espagnol, le portugais - soit une langue réellement partagée entre différents peuples, d'origines historiques et culturelles très différentes ? Et que ce partage soit fait sans arrière-pensées ni équivoques ? Comment donc aller vers un français désinvesti politiquement et idéologiquement, outil véhiculaire dénationalisé, qui n'exprimera plus que le génie des peuples qui le parlent et l'écrivent. Il faudrait alors que pour toutes les nations qui en ont l'usage, le français ne soit plus perçu comme un «butin de guerre» (Kateb Yacine), ou un legs douloureux (Malek Haddad), mais comme un moyen de communication à côté de beaucoup d'autres langues de statuts différents.

Il se posera alors nettement la vraie question urgente de la formation de champs littéraires nationaux autonomes dans les anciennes colonies françaises et de la juste définition de la position de la langue française dans les productions de leurs auteurs et dans leur recherche de légitimités. Dans cette perspective, pour autant qu'elle soit envisageable avec la même mesure dans toutes les nations utilisant le français, l'avenir de la «littérature-monde» en français devra passer par une véritable reconnaissance des talents, non pas exclusivement depuis Paris, mais aussi depuis Alger, Dakar, Bamako, Abidjan, mais aussi Genève, Bruxelles, Montréal, Beyrouth et Le Caire - et tous les pays pourvoyeurs de contingents d'auteurs qui n'existeraient pas sans leur intégration dans le champ littéraire parisien. A titre d'exemple, on sait quels ont été, en Afrique sub-saharienne, les parcours éditoriaux d'Ahmadou Kourouma, de Sony Labou-Tansi, Jean-Marie Adiaffi, aujourd'hui disparus et de leurs continuateurs Ken Bugul, Gaston-Paul Effa et Abdourahman A. Waberi. Ecrivains venus de la périphérie mais dont la carrière est restée - selon des modes d'emploi immuables - exclusivement française.

Cette situation de captation de toutes les ressources des périphéries n'est-elle pas identique pour toutes les anciennes colonies françaises ? Vu d'Algérie, le rapport au champ littéraire français centralisateur a gravement retardé cette indispensable autonomie littéraire qui est nécessaire à la définition d'une identité culturelle nationale. L'Algérie a certes eu, dès les années 1950, de grands auteurs qui n'ont jamais compris ni projeté leur métier d'écrivain en dehors de Paris; ils le feront selon une vieille logique qui dispose qu'en dehors de la reconnaissance parisienne, il n'y a point de salut. Joueront-ils, parfois habilement, aux «Arabes de service», selon la formule célèbre de Malek Haddad ? Certains se feront radicalement français aux premiers jours de l'indépendance du pays pour ne pas perdre les avantages d'une carrière littéraire française. Les égoïsmes pouvaient alors s'exacerber. On connaît les succès et les échecs des uns et des autres. Mais, le champ littéraire parisien, cruellement versatile, est prêt à n'importe quel moment à casser tout talent qui déroge à ses attentes et à celles réputées sacrées du notaire de Carpentras. Ne convient-il pas de rappeler ici pour mémoire que les éditions du Seuil ont refusé de publier Feraoun, rompu les contrats de Kateb et Dib lorsque leur travail d'écrivain n'offrait plus de visibilité, les rejetant à la marge sans aucune morale ? L'activisme littéraire parisien, hier de Rachid Boudjedra qui ne fut jamais consacré comme ses aînés que par des récompenses mineures, tout comme aujourd'hui celui de mauvais aloi d'un Yasmina Khadra ou d'un Boualem Sansal ne changeront [sic - changera] rien à la donne. L'entrée d'Assia Djebar à l'Académie française ne doit pas occulter ce fait. Le champ littéraire français est sans doute celui qui reste le plus archaïque en Occident. Il ne fera pas de sitôt sa conversion. Ce centre n'est soucieux que de s'attaquer aux périphéries les plus menaçantes pour sa primauté, annihilant les identités nationales. Bourdieu ne disait-il pas qu'il n'existe pas de champ littéraire belge ? Tout comme il n'existe pas de littérature nationale belge de langue française, malgré un foisonnement de grands auteurs (de Verhaeren, Maeterlinck, Ghelderode, Mertens à Amélie Nothomb). Qu'en est-il sur ce plan de l'Algérie et de tous les pays qui ont en commun la langue française ?

Des périphéries imaginaires

Surgissement de plusieurs centres ? Suivons le rêve des «Quarante-quatre». Imagine-t-on qu'un jour l'édition parisienne en vienne à négocier dans les capitales des anciennes colonies d'Afrique et d'Asie l'achat de droits de publication d'auteurs locaux. Pour nous en tenir seulement à cette dernière saison des prix qui fonde l'argumentaire des signataires du «Manifeste des Quarante-quatre», Jonathan Littell, Alain Mabanckou, Nancy Huston et Léonora Miano auraient-ils eu une mince chance d'être consacrés s'ils étaient publiés au Minnesota, à Brazzaville, Montréal et Yaoundé ? Des écrivains étrangers de langue française publiant à Paris, il y en a toujours eu, mais des écrivains étrangers de langue française publiant dans leur pays et consacrés à Paris, je n'en connais pas. Et on est encore loin de voir des auteurs algériens de chez Barzakh ou Dar El Gharb, nonobstant d'indéniables qualités d'écritures, primés à Paris. La périphérie qu'évoquent les auteurs du «Manifeste des Quarante-quatre» n'est qu'un assemblage hétéroclite d'auteurs de nationalité française, d'origines très diverses. On peut en donner des exemples: alors que Calixte Beyala se proclame plus française que camerounaise, Tahar Ben Jelloun, né au Maroc, signataire du manifeste, n'a de cesse d'affirmer farouchement, ici et là, qu'il est français, alors qu'Anouar Benmalek, nouvelle recrue d'origine algérienne dans le cénacle des lettres françaises, affiche sereinement sa nationalité française sur la quatrième de couverture de ses ouvrages. Et l'on apprend, au début du mois de mars 2007, qu'après deux refus à sa demande de naturalisation, l'Américain Jonathan Littell, auréolé du Goncourt, obtient la nationalité française. Il y a en effet une grande hypocrisie des institutions littéraires françaises à rappeler éperdument à ces auteurs devenus français leurs origines géographiques et culturelles et à en faire un argument de promotion d'une improbable «littérature-monde». Et de périphéries imaginaires. Si périphéries il y a, celles-ci devront réunir d'abord des auteurs nationaux et non des naturalisés qui sont juridiquement français et participent, à ce titre, pleinement aux jeux et enjeux du champ littéraire français. On ne jugera de l'éclatement du centre parisien qu'à cette aune. Malheureusement, il n'y aura jamais d'égalité sur le plan culturel entre Paris et ses anciennes colonies.

Le «pacte colonial» reste encore opérant et il n'est pas dit qu'il soit un jour brisé comme le souhaite généreusement le manifeste pour une «littérature-monde» en français. L'autonomie des champs littéraires nationaux ne peut non plus être octroyée par Paris; elle doit se gagner dans chaque pays dans les luttes quotidiennes des agents institutionnels locaux du livre qui méritent une plus grande attention des pouvoirs politiques. Et parmi ceux-là, les écrivains ont l'impérieuse responsabilité d'être sur la première ligne du front. Ne doivent-ils pas, pour hâter ce nécessaire avènement de nouveaux centres, exister d'abord chez eux ? Paris peut - et sait - susciter avec les populations d'écrivains de tous les horizons géographiques, politiques, sociaux et culturels qui vivent en France tous les métissages. «Un vaste ensemble polyphonique» dont la seule pertinence est de se fondre dans le creuset d'une langue et d'une culture nationale françaises dominantes. Cette fusion des contraires, condamnée vigoureusement et combattue autrefois par la France coloniale, ne devient-elle pas le credo d'une culture française vieillissante en dépit d'infrastructures très puissantes ? Car longtemps encore, la France se comportera à l'égard de ses anciens sujets comme «la mère des arts, des armes et des lois», absorbant sans retenue tous les talents de périphéries peu organisées. Et cette «littérature-monde» dont on annonce un événement éditorial strictement contrôlé par l'établissement littéraire parisien (Pour une littérature-monde, sous la direction de Jean Rouaud et Michel Le Bris, fin mai 2007, chez Gallimard) sera très vite oubliée; il n'en restera que les lubies d'une saison sans gloire pour la littérature française.

[http://www.lequotidien-oran.com/]

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Les écrivains-monde arrivent !

Voilà bien une manie française de théoriser, de conceptualiser, de récupérer, d’organiser avant de catégoriser après coup ce qui s’était manifesté naturellement. Comme si choses là se décrétaient ! On ne sache pas qu’un nouveau genre littéraire soit né. Alors à quoi bon écrire et faire signer par des écrivains un manifeste “Pour une littérature-monde en français” quand il s’agit simplement de prendre acte d’une évolution qui n’avait échappé à personne. Car nous avions tous bien remarqué qu’à l’automne, les jurys des grands prix avaient eu la main heureuse en couronnant des écrivains venus d’ailleurs. Etait-il indispensable de l’officialiser avec tambours et trompettes ? Malgré les ravages de l’autofiction, le nombrilisme bien connu des écrivains métropolitains, le ronronnement de la francophonie institutionnelle et le centralisme de l’édition germanopratine, ils sont tout de même un certain nombre depuis un certain temps, les écrivains de langue française qui font de “la littérature-monde” sans le savoir comme M.Jourdain de la prose. Chacun de leur roman est un manifeste pour cette ouverture au monde, à ces ailleurs qui irriguent la langue française et ses imaginaires, nul besoin d’un texte collectif aux allures pétitionnaires. D’ailleurs, les noms de certains d’entre eux apparaissent au bas de celui-ci… De là à annoncer qu’avec cette “révolution”, le pacte colonial est enfin brisé et la langue délivrée, doucement… Nous en dirons donc ce que François Mauriac disait de l’eau de Lourdes : s’il n’est pas certain que cela peut faire du bien, on est sûr au moins que cela ne fera pas de mal.

[http://passouline.blog.lemonde.fr/]


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NOUVELOBS.COM - 16 mars 2007

44 écrivains "pour une littérature-monde en français"
L'enjeu est de libérer la langue française "de son pacte exclusif avec la nation".

Dans l'optique de redonner au roman une ouverture sur le monde, et contre une littérature nombriliste "sans autre objet qu'elle-même", quarante-quatre écrivains publient, jeudi 15 mars dans Le Monde des Livres, un manifeste intitulé "Pour une littérature-monde en français"

Avec l'attribution des principaux prix littéraires français 2006 à des écrivains étrangers de langue français, les signataires - parmi lesquels Tahar Ben Jelloun, Nancy Huston, Alain Mabanckou, Edouard Glissant et Jean-Marie Gustave Le Clézio -, ont remarqué que "le monde revenait"." C'est la meilleure des nouvelles. N'aura-t-il pas été longtemps le grand absent de la littérature française ?", s'interrogent-ils dans ce texte. C'est la "fin de la francophonie" et la "naissance d'une littérature-monde en français" poursuivent-ils dans leur manifeste.

"Décès de la francophonie"

Le monde, l'imagination, le souffle de la narration, avaient selon eux été mis depuis longtemps "'entre parenthèses' par les maîtres-penseurs, inventeurs d'une littérature sans autre objet qu'elle-même".
"Soyons clairs : l'émergence d'une littérature-monde en langue française consciemment affirmée, ouverte sur le monde, transnationale, signe l'acte de décès de la francophonie. Personne ne parle le francophone, ni n'écrit le francophone", notent-ils. "Fin de la 'francophonie', et naissance d'une littérature-monde en français : tel est l'enjeu, pour peu que les écrivains s'en emparent", poursuivent les signataires.
"C'est à la formation d'une constellation que nous assistons, où la langue libérée de son pacte exclusif avec la nation, libre désormais de tout pouvoir autre que ceux de la poésie et de l'imaginaire, n'aura pour frontières que celles de l'esprit", concluent-ils.

[http://tempsreel.nouvelobs.com/actualites/culture/]


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Vive la littérature-monde ! - 18 mars 2007 - par TIRTHANKAR CHANDA

Alors que la francophonie politique s’est imposée comme une force avec laquelle il faut désormais compter, la francophonie littéraire continue de susciter méfiance et rejet. La dernière rebuffade lui a été infligée par une brochette de quarante-quatre écrivains, certains fort célèbres : de Jean-Marie Le Clézio à Tahar Ben Jelloun, en passant par Édouard Glissant, Maryse Condé, Amin Maalouf et Alain Mabanckou. Réunis autour de Michel Le Bris, le fondateur du Festival des étonnants voyageurs, les « 44 » ont proclamé, dans un manifeste qui fera sans doute date, la mort de la francophonie et l’émergence d’une littérature-monde en français. « Littérature-monde, expliquent-ils, parce que, à l’évidence multiples, diverses, sont aujourd’hui les littératures de langue française de par le monde, formant un vaste ensemble dont les ramifications enlacent plusieurs continents. »
Pour Le Bris, qui milite depuis vingt ans pour faire accepter par les institutions littéraires le fait que la langue française n’est plus la propriété de la seule France métropolitaine et que la littérature est autant l’affaire des ex-colonisés que des ex-colonisateurs, le déclic s’est produit l’année dernière, quand des auteurs venus d’ailleurs ont raflé les principales distinctions de l’édition française : Goncourt, Grand Prix de l’Académie française, Renaudot, Femina, Goncourt des lycéens… Cette « révolution copernicienne » a brouillé une fois pour toutes l’idée de centre, « ce point depuis lequel était supposée rayonner une littérature franco-française ». Le centre étant désormais partout, la francophonie, qui servait à regrouper les marges, n’a plus de raison d’être.
La francophonie est morte ! Vive la littérature-monde !

[http://www.jeuneafrique.com/]


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"Littérature-monde en français" : Abdou Diouf répond aux 44 écrivains qui « choisissent de se poser en fossoyeurs de la Francophonie »

L’ancien président du Sénégal Abdou Diouf - qui dirige l’Organisation Internationale de la Francophonie depuis quatre ans -, a publié un point de vue le lundi 19 mars dernier dans Le Monde. Dans son texte, entre autres points, il déplore le désamour des Français quant à la Francophonie et pointe du doigt certaines réticences qu’il faudrait éradiquer afin de parvenir à une francophonie de la "diversité culturelle". L’occasion pour lui aussi de répondre directement aux 44 écrivains qui ont choisi, écrit-il, de se poser en "fossoyeurs de la francophonie". Ces écrivains ont publié dans Le Monde des livres le « Manifeste pour une littérature-monde en français ». Un livre collectif réunissant les contributions théoriques de plusieurs signataires du "Manifeste" - et d’autres qui en épousent l’esprit - est d’ores et déjà annoncé aux éditions Gallimard pour le mois de mai avec pour titre "Pour une littérature-monde en français". Enfin, l’édition 2007 du Festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malo (Bretagne) qui se déroulera du 26 au 28 mai aura également pour thème principal cette littérature-monde.

Le débat s’ouvre donc, et nous ne pouvons que nous en féliciter. Pour le poursuivre, voici ci-dessous un extrait du texte du Secrétaire Général de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), extrait dans lequel le président Diouf réagit à la publication "Manifeste" :

UNE NOUVELLE GUERRE DE CENT ANS

Je n’ose croire que ceux dont le métier est de penser et de créer veuillent réduire le combat de la francophonie pour le respect et la promotion de la diversité des langues et des cultures à une nouvelle guerre de Cent Ans. Il ne s’agit pas de lutter pour ou contre la prééminence de telle ou telle langue. Il s’agit de faire en sorte que la vie de l’homme sous l’effet d’une standardisation ne se transforme en un désert de redondances et de monotonie, ou que les identités culturelles ne deviennent "meurtrières". Il s’agit de construire une communauté mondiale où la recherche de convergences, d’alliances, d’interactions entre les aires de civilisation l’emportera sur les volontés hégémoniques. Et ce dessein, les francophones le revendiquent avec fierté.
Enfin, je regrette que ces idées reçues éclaboussent de leur mépris - sans le vouloir sans doute - tous ces pays que rien ne rattache au passé colonial de la France et qui ont choisi d’adhérer à la francophonie. La langue française n’appartient pas aux seuls Français, elle appartient à toutes celles et à tous ceux qui ont choisi de l’apprendre, de l’utiliser, de la féconder aux accents de leurs cultures, de leurs imaginaires, de leurs talents. Et les francophones d’autres contrées attendent des Français qu’ils ouvrent plus largement leurs manuels scolaires, leurs collections, leurs médias au talent de ces écrivains, de ces chanteurs, de ces cinéastes, de ces artistes qui ont fait le choix de créer en français.
Vous comprendrez donc que j’applaudisse à deux mains lorsque je lis, dans "Le Monde des livres" (du 16 mars), le brillant hommage de quarante-quatre écrivains à la "littérature-monde" en français ! Nous partageons tous le même éclatant et stimulant constat, à savoir que "diverses sont aujourd’hui les littératures de langue française". Il est clair, aussi, que nous partageons le même objectif, celui "d’un dialogue dans un vaste ensemble polyphonique". Mais vous me permettrez de vous faire irrespectueusement remarquer, mesdames et messieurs les écrivains, que vous contribuez dans ce manifeste, avec toute l’autorité que votre talent confère à votre parole, à entretenir le plus grave des contresens sur la francophonie, en confondant francocentrisme et francophonie, en confondant exception culturelle et diversité culturelle. Je déplore surtout que vous ayez choisi de vous poser en fossoyeurs de la francophonie, non pas sur la base d’arguments fondés, ce qui aurait eu le mérite d’ouvrir un débat, mais en redonnant vigueur à des poncifs qui décidément ont la vie dure.
Les Français ne savent pas encore assez tout ce qu’ils peuvent offrir à la francophonie, et surtout tout ce qu’elle peut leur offrir. J’espère que viendra bientôt le jour où il sera évident pour un Français de se présenter en se disant normand, français, européen et francophone, sans crainte d’apparaître "réac" ou ringard...
Abdou Diouf (Le Monde, 19 mars 2007)

[http://www.congopage.com/]


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Samedi 24 mars 2007

Achille MBEMBE : "Francophonie et politique du Monde"

Achille Mbembe est l’un des intellectuels africains les plus en vue de nos jours. Son oeuvre théorique, "De la postcolonie", est aujourd’hui un ouvrage incontournable étudié dans les universités américaines. Mbembe est professeur d’histoire et de science politique à l’université du Witwatersrand, Johannesburg (Afrique du Sud) et directeur de recherche au Witwatersrand Institute for Social and Economic Research (WISER). Il est également professeur à l’université de Californie (Irvine).

Francophonie et politique du Monde

Il n’y a plus, aujourd’hui, un seul grand intellectuel noir disposé à célébrer sans façons les noces de la « négritude » et de la « francité », comme n’hésitait pas à le faire, récemment encore, Léopold Sédar Senghor. Chez la plupart d’entre eux prévaut, en effet, une attitude blasée. Les Etats-Unis sont manifestement les principaux bénéficiaires de cette défection. Ils offrent, à cet égard, trois atouts dont la France ne dispose guère.
Le premier, c’est leur capacité presque illimitée de capter et de recycler les élites mondiales. Au cours du dernier quart du vingtième siècle, leurs universités et centres de recherche sont parvenues à attirer presque tous les meilleurs intellectuels noirs de la planète - ceux d’entre eux qui avaient été formés en France, voire des universitaires français noirs auxquels les portes des institutions françaises sont restées hermétiquement fermées.
Dans les sciences sociales et les humanités par exemple, les meilleurs ouvrages des meilleurs auteurs noirs francophones sont désormais publiés par des maisons d’édition américaines. C’est, par exemple, le cas de V.Y. Mudimbe dont l’œuvre maîtresse, The Invention of Africa, n’a jamais fait l’objet d’une traduction française. Il est significatif que mon propre ouvrage, De la postcolonie, bien qu’originellement publié en français, ait eu plus d’écho dans le monde anglo-saxon où il figure dans d’innombrables programmes d’enseignement dans diverses disciplines.
Le deuxième atout est d’ordre racial. C’est l’immense réserve symbolique qu’est la présence aux Etats-Unis d’une communauté noire dont les classes moyenne et bourgeoise sont relativement bien intégrées dans les structures politiques nationales et fort visible sur la scène culturelle, même s’il est vrai par ailleurs que ladite communauté continue de souffrir de diverses formes de discrimination.
Il n’est qu’à voir, à cet égard, le nombre de gens d’origine africaine qui, à un moment donné, ont exercé ou continuent d’exercer de hautes fonctions au sein de l’armée, du gouvernement fédéral, au Sénat, au Congrès, à la tête d’importantes municipalités, voire à la Cour Suprême. Barack Obama, né d’un père kenyan, est candidat aux élections présidentielles de 2008. À bien des égards, la globalisation culturelle dont les Etats-Unis sont le fer de lance est, dans des domaines aussi variés que la musique, la mode, la danse le sport, et, de plus en plus le cinéma, constamment alimentée par les produits de la créativité des diasporas africaines installées dans ce pays depuis l’époque de la Traite des esclaves.
Viennent finalement les puissantes institutions philanthropiques (fondations, églises et autres) dont certaines disposent de sièges sur le continent africain même. La plupart ont pour cibles les milieux culturels et universitaires, les organisations de la société civile, les médias, voire les décideurs (hommes politiques, hommes d’affaires). À travers les subventions qu’elles distribuent, les programmes qu’elles soutiennent et l’éthos qu’elles promeuvent, ces institutions auxquelles s’ajoutent de nombreuses églises conservatrices jouent un rôle considérable dans « l’acculturation à l’américaine » des militants, hommes d’affaires, activistes et élites africaines en général.
L’on pourrait résumer tout ceci en un mot : l’éthique de l’hospitalité. Il ne s’agit pas de sous-estimer la réalité de la violence raciale ou la persistance, aux Etats-Unis, de l’idéologie de la suprématie blanche. Ceci dit, c’est cette éthique de l’hospitalité qui fait défaut à la France contemporaine. Son absence explique, en partie, l’incapacité française à penser ce qu’Édouard Glissant appelle le « Tout-Monde ».
À l’inverse, et malgré le tournant qu’a été la guerre contre la terreur (war on terror), c’est cette éthique qui rend le modèle américain si attrayant aux yeux des élites mondiales noires. Un fossé culturel grandissant se creuse entre ces élites et la France dont le modèle paraît de plus en plus désuet au sein d’une Europe qui se construit sur le modèle d’une forteresse.
Le français, langue africaine
Or donc, l’image de la forteresse s’applique également à ce que l’on désigne « la francophonie ». Léopold Sédar Senghor avait coutume de présenter cette dernière comme un des véhicules de la montée vers l’universel. Sa manière de chanter les vertus de la langue française avait quelque chose de pathétique. Pour lui, la Francophonie était, « par-delà la langue, la civilisation française ; plus précisément, l’esprit de cette civilisation, c’est-à-dire la culture française ». Il expliquait que le seul principe incontestable sur lequel repose la Francophonie est l’usage de la langue française. Mais, s’empressait-il d’ajouter : « Notre attachement à la langue ne serait pas si tenace s’il ne signifiait pas attachement à la culture française ».
À l’opposé de Senghor, de nombreux intellectuels noirs n’ont vu en la Francophonie qu’une idéologie du paternalisme colonial et de la servitude volontaire. À l’ère du « Tout-Monde », il est possible d’articuler une critique de la Francophonie qui se démarque aussi bien de la naïveté senghorienne que des arguments mis en avant dans le discours linguistique des nationalismes panafricains.
Selon ce discours, les langues européennes parlées en Afrique seraient des langues étrangères imposées par la force à des populations défaites et soumises. Elles représenteraient de puissants facteurs d’aliénation et de division. En outre, elles ne se seraient imposées à la conscience africaine qu’en évinçant et en marginalisant les langues autochtones et la somme de réflexion religieuse, politique et esthétique que celles-ci véhiculaient.
Toujours selon cette logique, la langue coloniale (en l’occurrence le français) aurait pour fonction d’imposer la loi d’un pouvoir sans autorité à un peuple vaincu militairement. Pour ce faire, elle ne doit pas seulement provoquer la mort des langues autochtones qui lui résistent ou encore en effacer les traces. Elle doit aussi masquer sa propre violence en inscrivant celle-ci dans un système de fictions en apparence neutres (humanisme, progrès, civilisation, universalisme).
Tel étant le cas, il ne pourrait y avoir de libération politique, économique ou technologique qui ne s’accompagnerait point d’une autonomie linguistique. En retour, l’émancipation culturelle ne serait guère possible sans identification totale entre langues africaines, nation africaine et pensée africaine. C’est, par exemple, le raisonnement d’un Paulin Hountondji ou d’un Ngugi wa Thiong’o.
L’on ne saurait nier les pouvoirs de la langue, notamment lorsque ces pouvoirs s’exercent dans un contexte de rencontre imposée, d’expropriation et de dépossession, comme ce fut le cas sous la colonisation. De fait, il y a toujours, dans ce genre de situations, un équivalent linguistique du « pouvoir du sabre » (razzias et destructions, tortures, mutilations, épurations et profanations).
Ceci dit, le raisonnement nationaliste repose sur une série de méprises. Tout d’abord, il sous-estime le fait qu’au terme de plusieurs siècles d’assimilation progressive, d’appropriation, de réappropriation et de trafics, le français a fini par devenir une langue africaine à part entière. Ce processus est fort différent de la « francisation » des diverses régions de l’Hexagone dont traite Fernand Braudel dans son étude sur l’identité de la France. Les langues, religions et techniques héritées du colonialisme sont passées par un processus de vernacularisation - iconoclaste sans doute, et en bien des aspects destructeur, mais aussi porteur de ressources nouvelles tant sur le plan de l’imagination, de la représentation que de la pensée. Il n’y a qu’à voir, de ce point de vue, la saveur littéraire d’un Sony Labou Tansi ou d’un Ahmadou Kourouma – pour ne citer que les morts.
Ensuite, loin d’entraver le pouvoir de figuration des langues autochtones ou de le piéger, ces dernières ont tiré profit du procès d’indigénisation du français. De cet entremêlement est en train de naître une culture baroque caractéristique des grandes métropoles africaines. Sur le plan linguistique, le baroque consiste, ici, en un processus de transformation figurative impliquant, de nécessité, une relative déperdition, une dissipation, voire un obscurcissement de la langue originaire. Cette dissipation a cependant lieu au sein d’un foisonnement des objets, des formes et des choses. Voilà pourquoi, sur un plan culturel, le baroque rime, non pas avec la production mimétique et l’aliénation comme tend à le faire croire le discours du nationalisme culturel, mais avec vraisemblance, véri-similitude, onomatopée et métaphore.
Narcissisme et parisianisme
Maintenant, il s’avère que le discours officiel français sur la langue française présente des similarités avec celui des nationalismes panafricains. Or, le nombre des francophones hors de France est aujourd’hui supérieur à celui des Français. La langue française est, de nos jours, davantage parlée hors de France qu’en France même. La France n’en a plus l’exclusive propriété.
Le français est désormais une langue au pluriel. En se déployant hors de l’Hexagone, il s’est enrichi, s’est infléchi et a pris du champ par rapport à ses origines. Or, la France ne s’étant guère décolonisée - malgré la fin de l’empire colonial - continue de promouvoir une conception centrifuge de l’universel largement décalée par rapport aux évolutions réelles du monde de notre temps. Elle fait, aujourd’hui, l’expérience d’un blocage culturel.
L’une des raisons de ce blocage est que le français en France a toujours été pensé en relation à une géographie imaginaire qui donnait à ce pays l’illusion d’être le « centre du monde ». Au cœur de cette géographie imaginaire, la langue française était supposée véhiculer, par nature et par essence, des valeurs universelles (les Lumières, la raison et les droits de l’homme, une certaine sensibilité esthétique, un certain esprit de la méthode). Telle était sa tâche, mais aussi son pouvoir - celui de représenter la pensée qui, se mettant à distance d’elle-même, se réfléchit et se pense elle-même. Dans cet éclat lumineux devait se manifester une certaine démarche de l’esprit lui-même - celle qui, dans un mouvement ininterrompu, devait conduire à l’apparition de « l’homme » et au triomphe de la raison européenne et universelle. On voit bien que dans ce mouvement, ni l’Autre, ni le Monde n’existent point.
L’autre raison du blocage, c’est la totale identification de la langue française et de la république française. Les noces de la république et de la langue sont telles que l’on pourrait dire : la langue n’a pas seulement créé la république (l’État). La langue s’est elle-même créée au travers de la république. Dans un acte de transsubstantiation, la république s’est déléguée elle-même dans un substitut, la langue française, qui la représente et la prolonge. Du coup, parler ou écrire le français dans sa pureté, c’est, essentiellement, dire non point le Monde, mais sa nationalité, sa race et son ethnie. D’où la difficulté pour le Français moyen de prendre au sérieux le français des non-Français, voire les institutions telles que la Francophonie ; ou encore de penser que la littérature de langue française écrite par des non-Français fait partie de son patrimoine culturel.
Ce rapport métaphysique à la langue s’explique lui-même par la double contradiction sur laquelle repose l’État-nation français. D’une part, les noces de la langue et de l’État trouvent une partie de leur origine dans la Terreur (1793-1794) durant la Révolution. C’est de cette époque que date le réflexe du monolinguisme – cette idée typiquement française selon laquelle la langue française étant une, indivisible, et centrée sur une norme unique, tout le reste n’est que patois. Il s’agit, d’autre part, de la tension, elle aussi héritée, du moins en partie, de la révolution de 1789, entre le cosmopolitisme et l’universalisme.
Cette tension est au fondement de l’identité française. L’universalisme à la française n’est, en effet, pas l’équivalent du cosmopolitisme même s’il signifie, quelque part, une certaine manière de lecture du monde et de relation au monde. Dans une large mesure, la phraséologie de l’universalisme a toujours servi de paravent à l’idéologie du nationalisme français et à son modèle culturel centralisateur - le parisianisme. Pendant longtemps, la langue a été l’enveloppe de ce narcissisme dont elle a, à la fois, manifesté et masqué les aspects les plus chauvinistes.
La France, fossoyeur de la francophonie
Pour les Français, le triomphe de l’anglais comme langue dominante du monde contemporain a entraîné la cruelle réalisation selon laquelle la langue française, en fin de compte, pourrait n’être qu’un idiome national parmi plusieurs autres. De fait, la France fait partie du monde, mais elle est loin d’être le « centre du monde ». En réalité, l’aura de la France dans le monde est en déclin. Les raisons de ce déclin sont nombreuses. Contentons-nous de celles qui ont trait à la pensée.
Sur le plan théorique, la critique postcoloniale et la critique de la race (deux phénomènes intellectuels que, dans leur myopie, les élites françaises continuent de confondre à tort avec le Tiers-mondisme) ont accentué le défaut de crédibilité de l’idéologie hexagonale. Or, la pensée française contemporaine continue de se déployer comme si la critique postcoloniale de l’universalisme (pour ne parler que d’elle) n’avait jamais eu lieu.
L’élite de France aurait pris au sérieux ces deux critiques qu’elles lui auraient appris, d’une part, que les langues universelles sont celles qui assument leur caractère multilingue. D’autre part, elles lui auraient permis de mesurer à quel point le sort des grandes cultures mondiales se joue désormais par le biais de leur capacité à traduire les idiomes du lointain en quelque chose non plus d’étrange ou d’exotique, mais de familier.
Puis il y a eu le triomphe, à l’échelle mondiale, d’une sensibilité cosmopolite que favorise, en très grande partie, la globalisation. Comme on le sait désormais, la globalisation consiste autant en un processus de mise en relation des mondes qu’en un processus de réinvention des différences. À la limite, l’un des succès de la globalisation est le sentiment qu’elle donne à chacun et à chacune de pouvoir vivre non seulement sa fantaisie, mais aussi de faire l’expérience intime de la différence dans l’acte même par lequel on la subsume et la sublime.
Autrement dit, il y a une manière du « nous » qui, à l’échelle du monde, prend désormais forme – et de manière privilégiée - dans l’acte par lequel l’on parvient à partager les différences. Voilà précisément ce qu’il tarde aux élites de France de comprendre.
La sublimation de la différence et son partage est possible parce que la distinction entre la langue et la marchandise s’étant, pour l’essentiel, effacée, communier à l’une équivaut à participer à l’autre. Langue de la marchandise, marchandise de la langue, marchandise en tant que langue, langue sous l’espèce de la marchandise, langue comme désir et désir de langue en tant que désir de marchandise - tout cela ne constitue plus, à la limite, qu’une seule et même chose, un seul et même régime des signes.
Le Monde à venir
Les remarques que je viens de faire ne peuvent paraître curieuses que si l’on fait l’impasse sur la prodigieuse expérience de clôture culturelle et intellectuelle dont la France a fait l’expérience au cours du dernier quart du XXe siècle. Ce reflux nationaliste a considérablement affaibli ses capacités de pensée ainsi que sa contribution aux débats sur le Monde à venir. Si la France veut peser d’un poids quelconque dans le monde qui vient, il lui faudra démolir le mur du narcissisme (politique, culturel et intellectuel) qu’elle a érigé autour d’elle - narcissisme dont on pourrait dire que l’impensé procède d’une forme d’« ethno-nationalisme racialisant ».
Léopold Sédar Senghor l’avait bien compris, lui qui pourtant, n’a cessé de jouer à la duplicité. « Si les Gaulois ne sont pas nos « ancêtres », à nous les Nègres, ils sont nos cousins », remarquait-il malicieusement. Que la Francophonie relève fondamentalement de l’idéologie du paternalisme colonial français, voilà quelque chose qu’il se garda bien d’avouer. Mais il savait pertinemment que cette idéologie participait d’un certain ethno-nationalisme dont la République et le syndrome de l’Hexagone étaient les symptômes. Voilà pourquoi, se croyant plus malin que ses maîtres, il ne cessa d’invoquer la « civilisation de l’universel » - antidote au narcissisme français, du moins il voulait le croire.
On n’en est plus là, cinquante ans plus tard. Car, pour qu’émerge, dans sa multiplicité dispersante le « Tout-Monde » entrain de se nouer sous nos yeux, une nouvelle économie élargie de la langue, qui prenne en compte toutes les formes de production et d’affirmation des identités collectives, est nécessaire.
Qu’est-ce, en effet, qu’être soi à l’âge de la globalisation sinon de pouvoir revendiquer librement telle ou telle particularité – la reconnaissance de ce qui, dans le monde qui nous est commun, me rend différent des autres ? Et de fait, l’on pourrait suggérer que la reconnaissance de cette différence par les autres – voilà précisément la médiation par laquelle je me fais leur semblable. Il apparaît donc, quant au fond, que le partage des singularités est bel et bien un préalable à une politique du semblable et à une politique du Monde.
Mais autant le sort du Monde s’est joué, à partir du XIXe siècle, autour de la figure de l’individu doté de droits indépendamment de qualités telles que le statut social, autant le Monde à venir dépendra de la réponse que nous donnerons à la question de savoir qui est mon prochain, comment traiter l’ennemi et que faire de l’étranger. La « nouvelle question du Monde » – ou encore la présence d’autrui parmi nous, l’apparition du tiers - se trouve ainsi replacée au cœur de la problématique contemporaine de l’humain et de l’humanisme.
Que nous le voulions ou non, les choses aujourd’hui et dans l’avenir sont telles que l’apparition du tiers dans le champ de notre vie commune et de notre culture ne s’effectuera plus jamais sur le mode de l’anonymat. Cette apparition nous condamne à apprendre à vivre exposés les uns aux autres. Nous disposons des moyens de retarder cette montée en visibilité. Mais au fond, elle est inéluctable. Il nous faut donc, au plus vite, faire symbole de cette présence de telle manière qu’elle rende possible une circulation de sens. L’idéologie surannée de la Francophonie est incapable de hâter l’avènement de ce sens.
Si, comme l’affirme Jean-Luc Nancy, l’être-en-commun relève du partage, alors le Monde à venir sera fondé non seulement sur une éthique de la rencontre, mais également sur le partage des singularités. Il se construira sur la base d’une distinction nette entre « l’universel » et « l’en-commun ». L’universel implique un rapport d’inclusion à quelque chose ou quelque entité déjà constituée. L’en-commun a pour trait essentiel la communicabilité et la partageabilité. Il présuppose un rapport de co-appartenance entre de multiples singularités. C’est à la faveur de ce partage et de cette communicabilité que nous produisons l’humanité. Cette dernière n’existe pas déjà toute faite. Rente de situation plutôt que projet culturel, la Francophonie s’est avérée incapable d’en accélérer l’avènement. Le temps est donc venu de la laisser à elle-même et de prendre le large.

Achille Mbembe

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49- Pour une "littérature-monde" en français


Plus tard, on dira peut-être que ce fut un moment historique : le Goncourt, le Grand Prix du roman de l'Académie française, le Renaudot, le Femina, le Goncourt des lycéens, décernés le même automne à des écrivains d'outre-France. Simple hasard d'une rentrée éditoriale concentrant par exception les talents venus de la "périphérie", simple détour vagabond avant que le fleuve revienne dans son lit ? Nous pensons, au contraire : révolution copernicienne. Copernicienne, parce qu'elle révèle ce que le milieu littéraire savait déjà sans l'admettre : le centre, ce point depuis lequel était supposée rayonner une littérature franco-française, n'est plus le centre. Le centre jusqu'ici, même si de moins en moins, avait eu cette capacité d'absorption qui contraignait les auteurs venus d'ailleurs à se dépouiller de leurs bagages avant de se fondre dans le creuset de la langue et de son histoire nationale : le centre, nous disent les prix d'automne, est désormais partout, aux quatre coins du monde. Fin de la francophonie. Et naissance d'une littérature-monde en français.

Le monde revient. Et c'est la meilleure des nouvelles. N'aura-t-il pas été longtemps le grand absent de la littérature française ? Le monde, le sujet, le sens, l'histoire, le "référent" : pendant des décennies, ils auront été mis "entre parenthèses" par les maîtres-penseurs, inventeurs d'une littérature sans autre objet qu'elle-même, faisant, comme il se disait alors, "sa propre critique dans le mouvement même de son énonciation". Le roman était une affaire trop sérieuse pour être confiée aux seuls romanciers, coupables d'un "usage naïf de la langue", lesquels étaient priés doctement de se recycler en linguistique. Ces textes ne renvoyant plus dès lors qu'à d'autres textes dans un jeu de combinaisons sans fin, le temps pouvait venir où l'auteur lui-même se trouvait de fait, et avec lui l'idée même de création, évacué pour laisser toute la place aux commentateurs, aux exégètes. Plutôt que de se frotter au monde pour en capter le souffle, les énergies vitales, le roman, en somme, n'avait plus qu'à se regarder écrire.

Que les écrivains aient pu survivre dans pareille atmosphère intellectuelle est de nature à nous rendre optimistes sur les capacités de résistance du roman à tout ce qui prétend le nier ou l'asservir...

Ce désir nouveau de retrouver les voies du monde, ce retour aux puissances d'incandescence de la littérature, cette urgence ressentie d'une "littérature-monde", nous les pouvons dater : ils sont concomitants de l'effondrement des grandes idéologies sous les coups de boutoir, précisément... du sujet, du sens, de l'Histoire, faisant retour sur la scène du monde - entendez : de l'effervescence des mouvements antitotalitaires, à l'Ouest comme à l'Est, qui bientôt allaient effondrer le mur de Berlin.

Un retour, il faut le reconnaître, par des voies de traverse, des sentiers vagabonds - et c'est dire du même coup de quel poids était l'interdit ! Comme si, les chaînes tombées, il fallait à chacun réapprendre à marcher. Avec d'abord l'envie de goûter à la poussière des routes, au frisson du dehors, au regard croisé d'inconnus. Les récits de ces étonnants voyageurs, apparus au milieu des années 1970, auront été les somptueux portails d'entrée du monde dans la fiction. D'autres, soucieux de dire le monde où ils vivaient, comme jadis Raymond Chandler ou Dashiell Hammett avaient dit la ville américaine, se tournaient, à la suite de Jean-Patrick Manchette, vers le roman noir. D'autres encore recouraient au pastiche du roman populaire, du roman policier, du roman d'aventures, manière habile ou prudente de retrouver le récit tout en rusant avec "l'interdit du roman". D'autres encore, raconteurs d'histoires, investissaient la bande dessinée, en compagnie d'Hugo Pratt, de Moebius et de quelques autres. Et les regards se tournaient de nouveau vers les littératures "francophones", particulièrement caribéennes, comme si, loin des modèles français sclérosés, s'affirmait là-bas, héritière de Saint- John Perse et de Césaire, une effervescence romanesque et poétique dont le secret, ailleurs, semblait avoir été perdu. Et ce, malgré les oeillères d'un milieu littéraire qui affectait de n'en attendre que quelques piments nouveaux, mots anciens ou créoles, si pittoresques n'est-ce pas, propres à raviver un brouet devenu par trop fade. 1976-1977 : les voies détournées d'un retour à la fiction.

Dans le même temps, un vent nouveau se levait outre-Manche, qui imposait l'évidence d'une littérature nouvelle en langue anglaise, singulièrement accordée au monde en train de naître. Dans une Angleterre rendue à sa troisième génération de romans woolfiens - c'est dire si l'air qui y circulait se faisait impalpable -, de jeunes trublions se tournaient vers le vaste monde, pour y respirer un peu plus large. Bruce Chatwin partait pour la Patagonie, et son récit prenait des allures de manifeste pour une génération de travel writers ("J'applique au réel les techniques de narration du roman, pour restituer la dimension romanesque du réel"). Puis s'affirmaient, en un impressionnant tohu-bohu, des romans bruyants, colorés, métissés, qui disaient, avec une force rare et des mots nouveaux, la rumeur de ces métropoles exponentielles où se heurtaient, se brassaient, se mêlaient les cultures de tous les continents. Au coeur de cette effervescence, Kazuo Ishiguro, Ben Okri, Hanif Kureishi, Michael Ondaatje - et Salman Rushdie, qui explorait avec acuité le surgissement de ce qu'il appelait les "hommes traduits" : ceux-là, nés en Angleterre, ne vivaient plus dans la nostalgie d'un pays d'origine à jamais perdu, mais, s'éprouvant entre deux mondes, entre deux chaises, tentaient vaille que vaille de faire de ce télescopage l'ébauche d'un monde nouveau. Et c'était bien la première fois qu'une génération d'écrivains issus de l'émigration, au lieu de se couler dans sa culture d'adoption, entendait faire oeuvre à partir du constat de son identité plurielle, dans le territoire ambigu et mouvant de ce frottement. En cela, soulignait Carlos Fuentes, ils étaient moins les produits de la décolonisation que les annonciateurs du XXIe siècle.

Combien d'écrivains de langue française, pris eux aussi entre deux ou plusieurs cultures, se sont interrogés alors sur cette étrange disparité qui les reléguait sur les marges, eux "francophones", variante exotique tout juste tolérée, tandis que les enfants de l'ex-empire britannique prenaient, en toute légitimité, possession des lettres anglaises ? Fallait-il tenir pour acquis quelque dégénérescence congénitale des héritiers de l'empire colonial français, en comparaison de ceux de l'empire britannique ? Ou bien reconnaître que le problème tenait au milieu littéraire lui-même, à son étrange art poétique tournant comme un derviche tourneur sur lui-même, et à cette vision d'une francophonie sur laquelle une France mère des arts, des armes et des lois continuait de dispenser ses lumières, en bienfaitrice universelle, soucieuse d'apporter la civilisation aux peuples vivant dans les ténèbres ? Les écrivains antillais, haïtiens, africains qui s'affirmaient alors n'avaient rien à envier à leurs homologues de langue anglaise. Le concept de "créolisation" qui alors les rassemblaient, à travers lequel ils affirmaient leur singularité, il fallait décidément être sourd et aveugle, ne chercher en autrui qu'un écho à soi-même, pour ne pas comprendre qu'il s'agissait déjà rien de moins que d'une autonomisation de la langue.

Soyons clairs : l'émergence d'une littérature-monde en langue française consciemment affirmée, ouverte sur le monde, transnationale, signe l'acte de décès de la francophonie. Personne ne parle le francophone, ni n'écrit en francophone. La francophonie est de la lumière d'étoile morte. Comment le monde pourrait-il se sentir concerné par la langue d'un pays virtuel ? Or c'est le monde qui s'est invité aux banquets des prix d'automne. A quoi nous comprenons que les temps sont prêts pour cette révolution.

Elle aurait pu venir plus tôt. Comment a-t-on pu ignorer pendant des décennies un Nicolas Bouvier et son si bien nommé Usage du monde ? Parce que le monde, alors, se trouvait interdit de séjour. Comment a-t-on pu ne pas reconnaître en Réjean Ducharme un des plus grands auteurs contemporains, dont L'Hiver de force, dès 1970, porté par un extraordinaire souffle poétique, enfonçait tout ce qui a pu s'écrire depuis sur la société de consommation et les niaiseries libertaires ? Parce qu'on regardait alors de très haut la "Belle Province", qu'on n'attendait d'elle que son accent savoureux, ses mots gardés aux parfums de vieille France. Et l'on pourrait égrener les écrivains africains, ou antillais, tenus pareillement dans les marges : comment s'en étonner, quand le concept de créolisation se trouve réduit en son contraire, confondu avec un slogan de United Colors of Benetton ? Comment s'en étonner si l'on s'obstine à postuler un lien charnel exclusif entre la nation et la langue qui en exprimerait le génie singulier - puisqu'en toute rigueur l'idée de "francophonie" se donne alors comme le dernier avatar du colonialisme ? Ce qu'entérinent ces prix d'automne est le constat inverse : que le pacte colonial se trouve brisé, que la langue délivrée devient l'affaire de tous, et que, si l'on s'y tient fermement, c'en sera fini des temps du mépris et de la suffisance. Fin de la "francophonie", et naissance d'une littérature-monde en français : tel est l'enjeu, pour peu que les écrivains s'en emparent.

Littérature-monde parce que, à l'évidence multiples, diverses, sont aujourd'hui les littératures de langue françaises de par le monde, formant un vaste ensemble dont les ramifications enlacent plusieurs continents. Mais littérature-monde, aussi, parce que partout celles-ci nous disent le monde qui devant nous émerge, et ce faisant retrouvent après des décennies d'"interdit de la fiction" ce qui depuis toujours a été le fait des artistes, des romanciers, des créateurs : la tâche de donner voix et visage à l'inconnu du monde - et à l'inconnu en nous. Enfin, si nous percevons partout cette effervescence créatrice, c'est que quelque chose en France même s'est remis en mouvement où la jeune génération, débarrassée de l'ère du soupçon, s'empare sans complexe des ingrédients de la fiction pour ouvrir de nouvelles voies romanesques. En sorte que le temps nous paraît venu d'une renaissance, d'un dialogue dans un vaste ensemble polyphonique, sans souci d'on ne sait quel combat pour ou contre la prééminence de telle ou telle langue ou d'un quelconque "impérialisme culturel". Le centre relégué au milieu d'autres centres, c'est à la formation d'une constellation que nous assistons, où la langue libérée de son pacte exclusif avec la nation, libre désormais de tout pouvoir autre que ceux de la poésie et de l'imaginaire, n'aura pour frontières que celles de l'esprit.

Liste des signataires : Muriel Barbery, Tahar Ben Jelloun, Alain Borer, Roland Brival, Maryse Condé, Didier Daeninckx, Ananda Devi, Alain Dugrand, Edouard Glissant, Jacques Godbout, Nancy Huston, Koffi Kwahulé, Dany Laferrière, Gilles Lapouge, Jean-Marie Laclavetine, Michel Layaz, Michel Le Bris, JMG Le Clézio, Yvon Le Men, Amin Maalouf, Alain Mabanckou, Anna Moï, Wajdi Mouawad, Nimrod, Wilfried N'Sondé, Esther Orner, Erik Orsenna, Benoît Peeters, Patrick Rambaud, Gisèle Pineau, Jean-Claude Pirotte, Grégoire Polet, Patrick Raynal, Jean-Luc V. Raharimanana, Jean Rouaud, Boualem Sansal, Dai Sitje, Brina Svit, Lyonel Trouillot, Anne Vallaeys, Jean Vautrin, André Velter, Gary Victor, Abdourahman A. Waberi.

Fin mai sera publié chez Gallimard : Pour une littérature-monde, un ouvrage collectif sous la direction de Jean Rouaud et Michel Le Bris.

LE MONDE DES LIVRES 15 mars 2007

In :

[http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3260,36-883572@51-883320,0.html ]


48- Quelle langue pour la « littérature monde » ?


Quelle langue pour la « littérature monde » ?

Étonnants voyageurs . La sixième édition africaine de ce festival a réuni, dans la capitale du Mali, cinquante-huit écrivains, en majorité issus de la sphère francophone.

Le festival Étonnants voyageurs a eu lieu du 22 au 26 novembre à Bamako. Plaisir de retrouver la capitale du Mali un an après, même si à l’hôtel, le week-end, il y a panne de courant parce que les « maquis » (bars-restaurants) et les boîtes de nuit pompent tout le jus.

La lumière revient avec le silence

La lumière revient avec le silence. Chacun son tour. La nuit, dans les avenues, les lampadaires s’allument quand passe la voiture du président. Sur le capot des cars (« dourouni »), on découvre ces petites phrases à la peinture blanche : « Le tigre blessé » ; « On ne peut pas aller au-delà de ce qu’on peut faire » ; « Pauvre à tort »... Dans le taxi, le chauffeur vous lance : « On est musulmans mais quand ça chauffe on devient animistes ! » Plus tard, il a ce mot : « On est en négociation avec la route, chacun choisit son trou. » L’harmattan, vent sec, se lève en cette fin d’« hivernage », comme on dit là-bas. Une poussière rouge filtre le paysage. Les Maliens n’arrêtent pas de balayer devant leur porte. Sur les trottoirs, tout près des voitures, des dizaines de têtes rondes se découpent sur l’écran bleu des téléviseurs en noir et blanc posés à même le sol où l’on passe une espèce d’Amour, gloire et beauté à la sauce polygame.

Vendredi dernier, dès huit heures, nous sommes une poignée de journalistes à accompagner, à l’École normale supérieure (ENSUP) de Bamako, inaugurée en 1967, Alain Mabanckou (prix Renaudot tout frais, pour Mémoires de porc-épic, Le Seuil) et Eddy L. Harris, (né à Saint-Louis dans le Missouri, il vit en France). Sur la façade est du bâtiment, une plaque commémorative rappelle qu’il s’agit d’un « don du comité central du Parti communiste de l’Union soviétique, pour l’amitié fraternelle et la solidarité révolutionnaire ». Les salles sont vides. Les étudiants n’ont pas encore repris les cours. Le directeur du département des lettres essaie de rameuter tant bien que mal un public introuvable. Enfin, une dizaine d’élèves se rassemblent dans un amphithéâtre décrépi. Mabanckou et Harris échangent leur point de vue sur les États-Unis. Le premier ayant décidé d’y vivre tandis, que l’autre qui y est né, a choisi d’en partir. Mabanckou : « Les États-Unis, loin de l’Afrique, loin de la France, apportent une distance nécessaire à l’écriture. On peut encore ne pas y considérer la littérature comme une petite discussion en lieu francophone fermé. » Harris : « L’Afrique te manque-t-elle ou essaies-tu simplement de t’en éloigner ? » Mabanckou : « Elle est très présente. Il me faut la nostalgie pour bien écrire. Je n’aurais sans doute pas été capable d’écrire ce que j’écris si j’y vivais. » « Un ami haïtien affirme, poursuit-il, que l’écrivain doit vivre dans un pays qu’il n’aime pas. Je ne dis pas que je n’aime pas les États-Unis, mais c’est là que je parviens à recréer une certaine Afrique. Les grands mouvements africains se sont toujours passés hors du continent. N’est-ce pas en France que Senghor a pu penser le concept de négritude ? Quant à moi, je me considère comme un fruit tombé sur un sol mal arrosé. »

Les tables rondes, nombreuses, ont lieu cette année à la Bibliothèque nationale de Bamako. Un grand débat, « Pour une littérature monde en français », réunit Michel Le Bris et Moussa Konaté, co-initiateurs du festival, Alain Mabanckou, Abdourahman Waberi, Jean-Noël Pancrazi, Fabienne Kannor, Gary Klang et Jean Rouaud. Tous se félicitent que cinq des grands prix littéraires français aient couronné il y a peu des auteurs francophones. Michel Le Bris :

« Cela va dans le sens de notre combat pour une littérature monde écrite en français. » Jean Rouaud (prix Goncourt en 1980 pour les Champs d’honneur) corrige un peu le tir : « Il ne s’agit pas de dire que la littérature française est moribonde et qu’elle serait perfusée par une littérature de langue française venue de l’extérieur afin de ranimer le cadavre du pauvre roman français ! » Il analyse ensuite longuement l’histoire de la littérature française : « La modernité est passée par la déconstruction. » Et de conclure : « Quand apparaît la littérature monde, c’est toute une autre génération qui pointe son nez et qui n’est pas intimidée par la réintroduction de l’art du récit si longtemps battu en brèche. L’idée de la francophonie, ce sont des peuples qui parlent le français. La francophonie, elle, n’est pas une langue, personne n’écrit en francophonie. »

Pour Mabanckou : « La littérature francophone, loin d’être un ghetto, est la littérature qui se traduit plus à l’étranger que nombre de romans français. » Waberi estime que « la seule définition nationale ne suffit plus ». Pour lui, « l’espace linguistique est à investir ». Symétriquement, « ce devrait être le rôle de la francophonie, en tant qu’organisme international, de promouvoir les langues africaines ». Moussa Konaté évoque les Mémoires de porc-épic de Mabanckou : « La presse qui a fait les éloges de ce livre n’a pas vu que nous Africains, nous baignons dans ces histoires de double animal depuis l’enfance. Chez nous, personne n’a pensé que ce pouvait être un sujet de roman. C’est que nous restons colonisés. Beaucoup d’auteurs se disent qu’il faut écrire comme les Français, ce qui donne des sous-produits, de pâles copies qui ne valent jamais l’original. Il me semble que ce livre, au-delà du succès, entrouvre des portes. Il va permettre à nombre d’auteurs d’avoir confiance en eux-mêmes. »

Cinquante-huit auteurs invités

Cinquante-huit auteurs étaient invités (maliens, bien sûr, ivoiriens, mauritaniens, congolais, sénégalais, belges, québécois...). Il y avait aussi une section Étonnants scénarios et, pour la première fois, Ethnologues voyageurs. On a passé des films de Jean Rouch, cet héritier de Marcel Griaule, qui s’éteignait il y a cinquante ans. Par ailleurs, il nous a été donné de rencontrer des éditeurs maliens, dont Adama Coulibaly, qui dirige les éditions Jamana. Pour lui, « le problème financier, ici, est capital. Beaucoup d’écrivains ne peuvent publier qu’à compte d’auteur. Le problème du lectorat est crucial dans une culture à dominante orale ». Quant à Anne-Marie Didagde, commerçante béninoise qui vend des livres sur les marchés, « le prix moyen du livre va de 800 à 12 000 francs CFA pour un salaire moyen de 25 000 francs CFA ».

L'Humanité 30 novembre 2006
Muriel Steinmetz envoyée spéciale: Bamako (Mali),


IN [http://www.humanite.presse.fr/journal/2006-11-30/2006-11-30-841302]


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