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vendredi, décembre 21, 2007

64- Merci et bonne année 2008

Merci à Marzaka, Isabel, Jiju, Jocelyne, Liliana, Mohamed, Tzvetomira, Aïcha... pour leur volonté et pour leur sympathie notamment.

Merci également aux futures bachelières pour le repas qu'elles nous ont offert ce midi...

A tous les lecteurs du site merci aussi et meilleurs voeux pour 2008


lundi, novembre 26, 2007

63- Bleu, blanc, vert de MAISSA BEY

Bleu, blanc, vert de Maïssa Bey (ed. de l’Aube/Points, 2007) raconte l’histoire d’un double désenchantement développé sur trois parties temporelles, trois décennies. La dédicace ‘‘à Djilali, tant de chemin parcouru ensemble’’ semble indiquer que des parcelles autobiographiques sont incluses dans le roman. Celui-ci peint d’une part la désillusion d’un couple, déception beaucoup plus marquée chez l’une que chez l’autre et peint d’autre part la désillusion d’un pays à la dérive voguant entre interdits et corruptions, répressions et assassinats.

Le livre (284 pages) est construit autour de 49 séquences d’inégale importance (de 9 lignes à 10 pages) alternant la narration de l’un puis de l’autre. Ces séquences sont réparties au sein de trois fractions : 1962-1972, 1972-1982 et 1982-1992. L’écriture y est aérée, de bout en bout marquée par un style épuré et par l’absence de tout superflu.

I- Le désenchantement du couple

Deux narrateurs, Ali et Lilas, relatent leur quotidien, la famille, l’environnement, à travers leur regard d’ados puis d’adultes avant de vivre ensemble. Leurs familles vivent à Alger dans le même immeuble. Les jeunes se rencontrent fatalement, s’apprécient, puis se fréquentent jusqu’au mariage. L’histoire s’arrête en 1992 avec leur déménagement.

* Ali dont l’identité n’apparaît qu’en page 93, peu avant la première des trois parties, a 13 ans en 1962. Devenu soutien de famille après le départ du frère Hamid pour l’Union soviétique et du père pour une autre femme, il bénéficie d’un sursis du service militaire. La mère analphabète est totalement effacée. Elle vit dans le culte du passé.

Le père est moudjahid pour avoir combattu le colonialisme français et l’agression marocaine de 1963. A l’indépendance il reprend ses études abandonnées et obtient une licence de droit. Au fil du temps il va asseoir sa légitimité, son autorité et sa puissance sur le socle de son passé de résistant. Il abandonne sa famille, reniera ses racines et changera de mode de vie. En homme médiatique et de pouvoir il s’habille désormais en costume cravate jusqu’à devenir un homme important du sérail. Lorsqu’il entend sa mère pleurer Ali a « des envies de meurtre » en pensant probablement au père. A la mort de celui-ci, la cérémonie de mise en bière et le transport… sont pris en charge par l’ambassadeur.

Le frère Hamid deviendra capitaine de l’armée après une période passée en URSS. On n’en saura pas grand chose. Il a manifestement tout le pouvoir d’agir mais il n’intervient pas notamment lorsque Ali essaie d’acquérir l’acte de propriété de sa nouvelle maison.

* Lilas a 12 ans en 1962. Elle découvre la lecture chez la voisine de palier, partie en France en 1962. Le livre deviendra sa seule consolation. Très jeune elle prend conscience de la ségrégation et des rapports de domination entre les hommes et les femmes : « Je me demande pourquoi on fait une fête pour les garçons [lors de la circoncision], et rien pour les filles le jour où elles deviennent des femmes. On dirait que c’est honteux de devenir une femme ». Elle tient un journal intime, a les meilleures notes au lycée. Elle écrit des poèmes à celui qu’elle ne connaît pas encore, à « celui qui viendra un jour habiter mes rêves ». Elle ne sait pas trop si elle a envie de s’engager tout de suite auprès de Ali. A 20 ans elle se donne à lui. Le même jour, « imprégnée de son odeur, de la chaleur de son corps », elle écrit un texte qu’elle retrouve plus tard comme « des fleurs séchées » alors qu’elle est cernée d’interrogations sur sa relation physique avec Ali, sur leur relation à construire, sur la direction que prend le pouvoir dans le pays, sur la société.

Le père tombe en martyr en 1957 alors que la narratrice n’a que sept ans. Il était instituteur. Martyr et instituteur comme le père de l’auteure. La mère, ouverte à l’altérité, se lie d’amitié avec sa voisine juive. Son statut change, de veuve elle devient mère de docteur. Elle s’épanouit et s’appuie sur ses quatre enfants, Mohamed, Amine, Samir et Lilas. La métamorphose de la mère commence le jour où elle décide d’enlever le haïk, encouragée par ses enfants, « j’ai eu l’impression de découvrir une autre femme » dit Lilas. La mère qui a le niveau du certificat d’études donne des cours à celle d’Ali, autre voisine. En vieillissant elle portera une djellaba, contaminée elle aussi par « le phénomène » vestimentaire. Mohamed devient médecin et chef de famille. Amine est pendant un temps, un sportif de haut niveau. Samir quant à lui, joue de la guitare et ne pense qu’à émigrer. Il est homosexuel et vit sa pratique sexuelle comme une tragédie. Ne supportant plus l’intolérance qui frappe cette catégorie de personnes en Algérie, il s’installe en Grande-Bretagne.

* Ali aime Lilas, et elle aime qu’il l’aime. Il la compare à Anna Karina (coïncidence, le visage de Maïssa Bey, notamment le regard, les yeux, le nez, rappelle celui de cette belle actrice). Adolescents ils se rencontrent en cachette dans l’escalier de leur immeuble, plus tard ils se croisent dans l’appartement de Lilas. Ils passent le bac ensemble la même année. Ils se fréquentent à l’université, rêvent de Potemkine et de mutinerie. La répression de Boumediene qui ne veut pas que les étudiants soient « trop concernés par la Révolution » s’abat sur les étudiants, leur Union est dissoute. Mais la désillusion est à venir avec la disparition du « capitaine [qui avait repris] le commandement du bateau pour l’empêcher de sombrer ». Ils ont décidé de se marier, mais les préparatifs se font sans eux. Tous deux travaillent : lui est avocat, associé à un ami de l’université. Lilas est psychologue dans un centre de santé. Ali travaille de plus en plus, « il se fait un nom » alors ils ne se voient peu. Lilas porte en elle le fardeau de générations de femmes. Elle veut s’en défaire mais cela n’est pas du goût de Ali. Lui pense que le bonheur du couple ne peut se construire « qu’au prix de certains renoncements » y compris de ses propres convictions. Les malentendus commencent. La routine suit. Elle s’installe, la télé meuble les silences. Leur fille Alya comble le fossé qui a commencé à se creuser entre eux. Leurs relations se tendent. Pour Lilas « c’est sûr il n’y a rien d’autre que sa (ma) fille ». Elle quitte Ali pour aller passer quelques jours chez son frère Mohamed alors qu’elle envisageait de quitter son mari sans retour. D’autres fois elle s’en ira se revivifier, respirer à travers des déambulations dans la ville, à travers son architecture, à travers ses habitants. Lilas se bat pour que sa vie ne se résume pas aux volontés et aux opinions de Ali qui, lui, ne la comprend pas. Il pense que cela ira mieux lorsqu’ils habiteront leur maison en construction.

Ali est prisonnier des affaires. Il est de plus en plus partie prenante du système, il en est conscient. Il ressemble de plus en plus à son père, ce que lui dit d’ailleurs Lilas non sans hésitations. Elle lui lâche sa sentence (sous-jacente) après l’avoir tournée et retournée dans sa tête : « je ne te reconnais plus depuis que tu t’es mis à ressembler à ton père ». Peu à peu Lilas se déleste de ses rêves et participe au volontariat pour la propreté de l’immeuble (immeuble parabole), la tête recouverte d’un foulard emportée par « la contagion du phénomène ».

Les poids de la tradition de la corruption et du dénie de démocratie ont eu le dessus sur le couple et sur le pays. Lilas et Ali s’offrent quelques moments de répit en septembre 1988. Ils s’envolent pour Paris pour quelques jours. Octobre passe, ébranle le Palais qui concède quelques espaces de liberté, surveillés. Ali se recycle. Il se transforme en « démocrate » et adhère à la Ligue des droits de l’Homme. L’un et l’autre dénoncent les intégristes islamistes mais s’accommodent (par le silence) de l’annulation de l’élection de janvier 1992.

L’ouvrage s’achève avec un mot de Julio Cortazar, « l’espoir appartient à la vie. C’est la vie même qui se défend ». Lilas est à la fois résignée et ‘‘espérante’’ comme chaque Algérien, tendue vers le bleu du ciel. Vers le vert de l’espoir (autre que le vert du stylo imposé aux enfants innocents) alors même que rien ne change dans son quotidien, sinon le transfert de celui-ci dans une autre maison, un autre espace, dans un même environnement dégradé.

II- Le désenchantement du pays

Maïssa Bey s’attarde sur la bureaucratie, les dérapages (contrôlés) de ministre (Kaïd Ahmed), le poids de la tradition, mais survole le premier coup d’état de juin 1965 dont elle fait dire à la narratrice que c’est une mutinerie (comparable à celle de juin 1905 à l’Est) « c’est comme un capitaine qui reprend le commandement du bateau pour l’empêcher de sombrer ». A la disparition du dictateur elle fait dire au narrateur qu’il a vu de ses propres yeux le peuple « se déchirer le visage et pousser de longs cris de révolte contre un sort qui s’acharnait sur nous et nous laissait, une fois de plus, orphelins ». Pas moins. Nous savons aujourd’hui ce que fit du pays ce militaire et ce qu’il fit de ses habitants. Des orphelins de liberté. « Comme elle est pratique cette façon de désigner sans nommer », cette remarque de l’auteure vaut aussi pour elle-même qui nomme les islamistes : Hassan el Benna, Soltani, les enseignants, les islamistes (elle va jusqu’à comparer avec une certaine légèreté, un jeune islamiste à un militant de l’OAS), islamistes qui saluent par des youyous l’assassinat de Boudiaf. Mais comment interpréter ce lourd silence quant à la responsabilité de cette liquidation ? Peu est dit en effet pour désigner les responsables du régime autoritaire autrement que par des mots élastiques et poreux : eux, les apparatchiks, les lunettes noires, les hauts responsables… M. Bey n’est pas seule parmi les intellectuels algériens (sur le rôle des intellectuels, lire Bourdieu) à s’essayer à ce type d’analyse du drame algérien à partir d’un prisme manichéen qui suggère que la responsabilité échoit à la bureaucratie et à la « peste verte » sans jamais évoquer la nature même de l’état algérien, sans jamais évoquer le rôle de la Sécurité militaire (DRS) dorsale du régime saprophyte. Pas un seul mot n’évoque la date du 12 janvier 1992, car selon cette perspective cette date a été perçue en amont comme salvatrice. Elle causera la mort de plus de 150 000 personnes. Certains, rétablis de leur cécité font leur mea-culpa en 2007 et c’est bon signe (Les geôles d’Alger, M. Benchicou). Mais l’idéologie heureusement ne prend pas à son piège l’écriture sur laquelle nous revenons.

III- L’écriture de Maïssa Bey

Une belle écriture. Nue. Maïssa Bey continue avec ce roman de décrire avec force et précisions le pays, les gens, leurs sentiments, leur quotidien. Elle n’est pas sans rappeler des textes de JMG Le CLézio. D’anecdotes en anecdotes, l’écriture linéaire chemine sans superflu, de mots-clés en mots-liens. D’un point de départ à un autre, final. Les phrases sont souvent courtes, sèches, (deux voire même une seule proposition), parfois nominales. Il y a beaucoup de pudeur. Même pour décrire la forte relation, entre Lilas et Ali, M. Bey procède avec une grande retenue. Aucun mot ne déborde de son propre périmètre. Ce que parfois nous regrettons. M. Bey ne s’attarde pas, ne creuse pas, là où nous attendons des paragraphes entiers. Ce choix elle a choisi de ne pas le faire depuis ses premiers écrits.

Elle : « Il dit que je me pose trop de questions. Que je philosophe inutilement. Que tout pourrait être simple si je lui faisais vraiment confiance. Et je n’y arrive pas. Pas tout à fait. Tout est si contradictoire en moi. J’aimerais me libérer totalement des interdits qui m’étouffent, mais en même temps j’ai peur. Je sais qu’il voudrait qu’on couche ensemble. Il me l’a proposé, avec toutes les précautions de langage pour ne pas me choquer. Il dit : aller jusqu’au bout de notre amour. Mais je n’ose pas sauter le pas. Franchir les frontières. »

Lui : « J’aime entendre le froissement des vêtements qu’elle ôte pour venir à moi. J’aime la voir aller et venir nue dans la chambre. Je ne me rassasie pas de ce bonheur-là. Je sais qu’elle serait très heureuse de m’entendre le lui dire. A haute voix. Mais je ne peux pas. Je ne sais pas. »

dimanche, novembre 25, 2007

62- Bonjour à tous

Il nous faudra bien un jour inventer un instrument pour piéger le temps objectif, celui du calendrier, l’autre chacun est libre de s’en charger comme il veut. C’est le premier qui pose problème. Le temps des veines des nerfs et des muscles. Enfin.

Août fut le mois d’une belle tournée en Vendée et Périgord : La Rochelle, Les îles d’Oléron, de Ré et plusieurs villages tels que Sarlat, Les Eyzies, Bergerac, Rocamadour… Visites de villes et villages donc, dont certains médiévaux, de parcs à huîtres, et bien sûr pas mal de lectures dont Maïssa Bey, le beau Cendrillon d’Eric Reinhardt et surtout Le Chalut de B.S. Johnson que je vous conseille fortement si vous aimez les écrits portant sur les flux de conscience.

Le retour en septembre s’est effectué sur les chapeaux de roue. Des activités perso par ailleurs, m’ont empêché d’alimenter le blog. Aujourd’hui je reviens. Je finalise une recension d’un livre de Maïssa Bey. Lundi ou mardi il sera sur le blog.

dimanche, septembre 30, 2007

61- Bonjour

Bonjour à tous,
Me voici de retour. Dimanche, temps peu radieu, venteux...

Je vous en dirai pus bientôt (du temps de l'absence et du reste)

samedi, juin 23, 2007

60- Soif de puissance

Comme vous ne le savez peut-être pas, j'ai supprimé mon autre blog, lequel portait sur le quotidien. Il me paraît judicieux d'intégrer dorénavant celui-là dans celui-ci.
Ce premier commentaire renvoie à la question de la puissance ou du pouvoir.
Qu'est-ce qui dans le pouvoir fait courir l'homme? dominer, s'enrichir, la tyranie?

Le pouvoir est la capacité du sujet d'agir, par laquelle il s'affirme. En agissant le sujet s'affirme ou existe. Cet agir pour exister, s'affirmer, peut glisser vers le désir de puissance, de domination.
Plutôt que de s'affirmer par le "servir" le sujet utilise une position donnée (sociale ou autre) pour s'assoir ou plutôt pour construire et assoir sa domination pour "écraser" ou diminuer son prochain.

Le désir de se mettre en avant, ce désir de toute puissance est inné en chacun de nous. Le cri de la naissance est soit un cri de détresse d'être soit un cri signifiant la toute puissance. Avec l'âge nous arrivons à maîtriser ces désirs de supplanter notre entourage, par l'art par exemple. Mais cela n'est pas le cas pour tous. La chose n'est pas aisée. Le "puissant" (autre sens) ou celui qui peut, n'est pas celui qu'on croit.

samedi, juin 16, 2007

59- 1° assises du roman, Lyon: La matière JE

La troisième rencontre, « La matière JE », s’est déroulée le dimanche matin avec Christine ANGOT, Donald ANTRIM, Philippe FOREST et Huang SOK-YONG, avec pour modérateurs Franck NOUCHI et Lila AZAM ZANGANEH (Le Monde) et la présence de quatre « grands répondants » (jeunes universitaires Lyonnais en littérature) : Sophie Greiner, Audrey Blanch-zanin, Amélie Ducroux, mathieu Bermann.

Voici le texte de l’intervention de Christine ANGOT. Il est en grande partie inédit. Angot l’intitule « La fin du film » :

Quand on parle on dit je, quand j’écris je parle. La parole est un délire qu’il faut tenir jusqu’au bout, un pari fou qu’on va gagner, il faut trouver par où l’attraper, puis le tenir sans lâcher. L’objectif c’est la clarté. Je, c’est l’angle d’attaque, ce n’est pas la matière. C’est le bout par lequel on attrape la chose. J’ai la main pour tenir, la force physique, l’aptitude. C’est comme ça, c’est personnel, ce n’est pas un choix, pour moi c’est je. Si j’étais folle le délire se décomposerait, je n’aurais pas la force mentale. Mais il tient. Je vais répondre à votre question, même si on ne dit jamais la vérité à une question posée. Les romans ne répondent jamais, on parle parce qu’on l’a décidé. Il n’y avait pas de question. Justement, c’était bien ça le problème. Je, quand vous le saisissez vraiment, au début du livre, c’est la fin du film et vous ne le lâchez plus jusqu’à la fin du livre.

Dans la tête un film se déroule, des films se déroulent. Ils alternent, vous ne savez pas lequel suivre. Ils se valent tous, ils se superposent, se succèdent, vous en suivez forcément un. Le film ne dit pas je, personne dans le film ne dit je. Il y a des images, des objets, des émotions, des sensations, des phrases en je, mais personne qui s’avance et qui dit je, je vais vous dire comment sont les choses vraiment, ça y est je comprends et je vois comment dire. Le film s’arrête. Quand je peux dire je, tous les films s’arrêtent, on écoute, la littérature commence, c’est la fin des images floues, c’est la mise au point, quelqu’un a trouvé l’angle d’attaque pour dire comment les choses sont vraiment, et non plus comment elles paraissent, comment elles semblent, comment elles sont racontées dans les films individuels ou collectifs. Je, fait le contraire, il rétablit, il arrête les images qui défilent et rétablit la parole claire par son propre élan. La fin du film c’est ce rétablissement contre les images du film qui ne se déroulaient pas comme il fallait, comme elles le devaient, comme elles auraient dû si quelqu’un avait vu clair. Je, arrête la fiction et l’autofiction. L’autofilm, les divers autofilms, les diverses autofictions s’arrêtent, je est violent, le moment où le film s’arrête, c’est brutal. Comme le rétablissement de quelqu’un qui planait et qui touche le sol après avoir plié ses jambes, protégé ses reins et pris contact par les talons avec le sol. L’impact est violent parce que la densité change. La densité que je touche et que je sens avec mon talon ma main, peu importe, n’importe quelle extrémité, le contact arrive on est saisi, on atterrit, je et pas seulement, tous les autres je autour, qui percutent en même temps le sol, dont les films s’arrêtent en même temps.
Certains préfèrent continuer le film et le rôle qu’ils jouent dedans. Ils n’aiment pas cette mise en contact par cet individu qui dit je en son nom, mais aussi au nom de tous les autres. Cet individu familier qui parle comme s’il connaissait tout le monde y compris eux. Ils ne s’attendaient pas à ce qu’un individu déchire ou plutôt éclaire l’écran de projection. Je, n’est pas une matière, c’est juste un pied, une main, un angle, une oreille qui va être plus forte que le film. Le film sur les choses, sur toutes les choses, pas sur une matière particulière, pas sur la matière je plus que sur une autre. La matière je ne doit jamais être définie, ne doit jamais être matière. Elle doit rester impersonnelle et libre. Je s’insurge dès qu’il est défini, filmé. Je, parle alors. La littérature est le seul domaine dont la matière n’est pas connaissable, mais discible. Indiscible mais discible contrairement à ce qu’on avait cru jusque-là. Ce n’est pas une science pourtant elle est exacte parce qu’engagée individuellement. Si la littérature n’est pas exacte précise et détaillée ça n’intéresse ni celui qui lit ni celui qui écrit. Le délire ne tient pas, ne tiendra pas en haleine. Le délire de dire, le délire de décrire. Il faut du détail et de la certitude. Ce n’est pas de dire je, qui est difficile, mais de comprendre ce qu’on va dire. Et d’être sûr qu’on va pouvoir continuer. Ce n’est pas une pulsion seulement, il faut un élan. La littérature est la vie sous forme de phrases. Raconter comment est vivre, comment sont les choses, les gens, donc avoir compris. Ce n’est pas raconter sa vie, des tas de gens racontent leur vie sans l’avoir comprise, leurs autofilms, leurs autofictions. On me demande souvent quelle est la frontière entre la littérature et la vie, si je m’y reconnais et comment je m’y reconnais ? Oui je m’y reconnais, c’est simple, si je, a compris ce qui est arrivé c’est la littérature, c’est le livre. S’il n’a pas encore décidé de parler, si ce n’est pas le moment, ce n’est pas le livre. Il n’a pas encore décidé, il plane, il n’a pas compris ou il n’en n’a pas encore le courage, il ne peut pas, il est dans le flou, il vit ou pas, il dort peut-être, il est dans l’autofilm, il ne sait pas ce qu’il fait, ni pourquoi, on verra plus tard mais pas maintenant, s’il en est à ce moment là, ce n’est pas la littérature, ce n’est pas le livre, à ce moment-là je, ne se comprend pas. La vie n’est pas vue encore. Je, n’entend pas ce qu’elle dit. C’est une question de temps. Il n’y a pas de frontière spatiale. Il n’y a pas « d’un côté et de l’autre ». Là quand [A.H : Lacan ?] je dis toujours la vérité, pas toute ; Dans la littérature si, toute, je, peut, quand c’est le moment, je reconnais le moment. On vous demande toujours « comment on sait comment on reconnaît ? » ce n’est pas on qui reconnaît, c’est je. Je m’y reconnaîtrais bien. Je m’y perds pas. Je sais où est l’un où est l’autre. La littérature, la vie ou plutôt quand est l’un, quand est l’autre. Au contraire du théâtre et de la scène ce n’est pas spatial la littérature mais temporel. C’est le temps qui marque la différence. La conscience du temps. La conscience qu’il y a deux temps. Un temps pour ne pas dire et un temps pour dire, un temps pour ne pas savoir dire et un temps pour savoir dire, un temps pour ne pas avoir compris et un temps pour avoir compris, un temps pour ne pas avoir décidé de dire, et un temps pour avoir décidé de dire, un temps pour ne pas avoir la force, un temps pour l’avoir. C’est l’art du temps de ces deux temps, du jeu entre eux, de leur alternance de leur équilibre qui n’est pas du tout un équilibre social ni équilibrant socialement. L’équilibre social ne se faisait que dans l’espace. Il ne marche pas dans le temps. Il craque à la longue. Le récit est drôle, parce qu’il n’y a plus d’égo puisqu’il n’y a plus d’espace équilibrant, parce qu’on se comprend, et que c’est drôle de se comprendre. Ca fait rire. Le drame s’effondre. Tout est bien, tout bascule. L’équilibre qu’on avait n’est plus social, il n’est plus spatial d’un côté de l’autre, il n’y a plus que s’amuser à dire, s’amuser à s’apercevoir que, s’amuser à découvrir tout d’un coup que « voilà ce qui c’est passé ». Et le dire dans la langue commune, le roman, pas social le langage, il n’y a plus qu’à s’amuser, à conjuguer. Tout récit est forcément au passé. Un jour on m’a demandé, sur un ton ironique bien sûr, « pourquoi vous écrivez à l’imparfait, parce que ça fait littéraire ? » J’aurais dû répondre « parce que je suis dans le temps deux »
, et lui expliquer, expliquer « wo es war soll ich werden » où c’était je dois advenir, voilà c’est tout.
L’angle d’attaque en je, s’adresse à tous par le processus de l’identification qui fait que je m’ouvre à vous pour que vous vous mettiez à ma place pour voir sans être vue. Mais, il met je, à part. Quelqu’un qui n’est pas vous, raconte. Eh oui c’est comme ça, c’est ainsi. Quelqu’un d’autre que vous a pris l’histoire en main et ça ne pouvait être que cette personne, ça n’aurait pas pu être vous. Tout n’est qu’histoire de temps ; avant-après, après-avant, ça suppose une parfaite maîtrise de ces deux temps. Je, ne prend sa valeur son sens sa force son opacité que dans le temps deux, le temps du récit ; temps de la vie ou temps du récit c’est clair. Le temps du récit existe aussi dans la vie, mais moins professionnel, moins fort, moins net, moins travaillé, moins relu, moins composé et moins sûr.
Les retournements prouvent l’efficacité d’un temps sur l’autre, l’impact, l’utilité, mais les deux sont distincts. Eteint allumé, le mouvement, l’interrupteur. Un doigt sur un interrupteur. Obscurité, lumière. Décider d’appuyer sur le bouton. L’appui c’est je. Je, c’est l’appui physique, pas la matière décrite mais le muscle, avoir l’idée d’allumer et tenir le doigt sur la minuterie longtemps.

La littérature se fait dans le temps du récit, au moment précis où l’auteur se dit : tiens, c’est le temps du récit ? Il le sait. Je vais m’asseoir, je vais écrire, il faut que je le fasse. Il ne s’agit pas d’entrer dans le personnage ni dans le narrateur, ni dans soi ni dans sa vie, mais dans un autre temps, le temps deux, et de le faire de manière professionnelle, absolue, engagée, totale, combattante. Que rien ne soit plus important que ça : raconter, dire, décrire. Très peu tiennent le coup. Le récit professionnel ça leur fait mal, et ça gêne les voisins qu’on joue avec la minuterie, les relations avec l’entourage se compliquent. Ceux qui ne veulent pas être dans les livres n’ont pas le droit de dire qu’ils aiment la littérature, c’est faux. Ils l’aiment « soi-disant ». Ils le font croire. On devrait leur retirer ce droit.
En même temps qu’on change de temps, on change d’interlocuteurs, dans le temps deux, ce ne sont pas les mêmes. Changement de temps, changement d’interlocuteurs. Je les retrouverai après s’ils ont tenu le coup des deux temps, leurs règles différentes, les enjeux différents, l’un relatif, l’autre absolu. La vie c’est relatif, le récit c’est absolu, pas le contraire. Dans le temps deux, tout le monde devient un tiers, je prends les tiers à témoin. Ils ne sont pas monsieur et madame tout-le-monde, ils sont tout le monde, les témoins du monde, les lecteurs pris un à un.
Dire je, ce n’est pas être témoin, apporter son témoignage, ce n’est pas se faire témoin soi-même, apporter son point de vue, son éclairage. C’est l’inverse. C’est rendre les autres témoins. Voilà, ça c’est le plus important. Tous les autres, leur demander ça, de voir, d’avoir vu. L’action est passive, la parole littéraire est active. C’est faire la lumière sur une situation, et prendre les autres à témoin. Le fait c’est le livre, la véritable action c’est le livre, le fait à juger. Ce n’est pas le temps de mon récit, c’est le temps du récit. C’est moi qui dis je, c’est comme ça, il faut s’y faire, c’est moi qui suis toi. Ecrire égale se résoudre à montrer aux autres comment il faut raconter. Donc il faut dire je. « Regardez comment je raconte ». Pas « regardez-moi ». Mais « regardez comment il fallait raconter, comment il aurait fallu faire ». C’est impersonnel. Comment il fallait faire pour raconter. Comment il faut faire. Comment il fallait comprendre. « Ecoutez, je le fais, ça y est, vous voyez maintenant comment il faut faire, comment il fallait faire ». C’est citer sa parole en exemple. C’est être convaincu que sa parole va passer. Savoir son je, impersonnel, au point de reconnaître tout ce qui est faux, faire sentir que dans le temps de la vie, par comparaison, ça mentait. C’est un art de la comparaison avec le récit des autres, et les récits d’avant avec les films. Accent de vérité ou pas ? Impersonnalité ou juste, personnalité. Temps de la vie le matin par exemple, temps du récit l’après-midi. Entre les deux qu’est-ce qui c’est passé ? Entre les deux je me suis rendu compte et j’ai trouvé comment le montrer, que les précédents récits nous ont menti jusque-là, et si je ne fais rien moi ça va continuer, et ça, je ne veux pas, je ne veux pas qu’on te parle comme ça. Je ne veux pas qu’on parle comme ça des choses. Je ne veux pas qu’on maltraite le récit ni les choses à ce point là. Je vais rétablir, je vais te dire comment je, voit les choses en prenant les autres à témoin. Pour ça je prends un angle d’attaque, Je, c’est l’attaquant. Ca ne peut être que ça, que cette situation de faiblesse apparente, le petit je dans son angle. Puisque les autres ne l’ont pas dit avant, ils m’obligent à faire ça. On ne décide pas d’être écrivain, ce sont les autres qui vous y obligent. Vous êtes forcé. On ne vous le demande pas, on vous force. Puisque personne ne veut dire comment ça c’est passé exactement, moi je vais le faire, pour toi. Je vais faire comment il fallait faire.

La correspondance, les lettres, c’est le contraire de tout ça. C’est le je frauduleux, un caractère, un tempérament, un avis qui s’affirme et qui veut correspondre, c’est faire rentrer quelque chose dans la tête de quelqu’un, un son de cloche. Il n’y a pas de tiers. La lettre n’est pas publique, c’est une relation à deux, donc violente, d’intimidation ou de connivence avec une stratégie de langue souvent basée sur la bonne foi. Je déteste les lettres. Ecrire c’est : qui dit vrai, moi Christine Angot ou untel ? vous êtes les témoins, jugez, écoutez, comparez. Je parle, je, n’est pas une matière, mais l’angle d’attaque pour mener cette action, la comparaison, et donc la découverte que tout n’est pas faux.
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NB: Hier vendredi 15, nos charmantes futures bachelières (je le leur souhaite vivement) nous ont offerts une très belle journée (quoique mouillée dans les coins, je ne dis pas arrosée). Merci à elles: Carol, Céline, Elodie, Emilie, Emmanuelle, Fadéla, Hinda, Laure, Sonia, Vanessa.

mercredi, juin 13, 2007

58- 1° Assises du roman, Lyon : LITTERATURE ET TRAUMA

La deuxième rencontre : « Littérature et trauma : entre violence passée et violence présente (1° séance) » a réuni André BRINK, David ALBAHARI, Wei-WEI, Yasmina KHADRA. La rencontre a été animée par Magda EL GUINDI (Al Ahram, Egypte) et Francesca ISIDORI (France Culture). Trois jeunes étudiants en littérature sont prévus par l'organisation afin d’interroger les écrivains.

Francesca Isidori ouvre la séance en s’interrogeant sur l’impact que peut avoir une catastrophe collective, une situation traumatique sur un individu, une société, un peuple tout entier. Comment elle les modifie, quels effets elle a sur le langage de chacun et de l’écrivain en particulier, sur ce langage qui lui sert à appréhender le monde, à tenter de le comprendre, à en saisir toute la complexité. Littérature et trauma, trauma dans son étymologie renvoie à blessure, à dommage, à désastre, à déroute ; et traumatique dans son sens premier signifie efficace, contre les blessures. Quelle est la tâche de la poésie au sens le plus large de la littérature devant la catastrophe ? Est-ce que c’est guérir, consoler, mettre à nu et creuser les blessures, se dresser contre le silence, le mensonge ? Voilà quelques unes des questions à poser ce soir. Puis elle évoque l’Israélien Aaron Appelfeld, un écrivain Israélien qu’elle aime particulièrement dit-elle et qu’elle cite : « une blessure écoute toujours plus finement qu’une oreille. »

Magda El Guindi dit sans rire que Yasmina Khadra a « opté pour ce nom et nous savons tous pourquoi, pour fuir la censure militaire. » Celui-ci est le premier auteur à intervenir.

Chaque auteur a été invité à lire un texte qu’il a spécialement préparé pour cette rencontre. L’Africain du Sud BRINK a évoqué sa relation au régime de l’Apartheid, Wei-WEI la Chinoise a parlé de sa découverte de la langue française qu’elle a épousée, découverte qu’ellle a réalisée au sein d’un système politique dictatorial. Yasmina Khadra l’Algérien a éludé sa relation au régime Algérien. Il dénoncera « la violence salafiste après la violence colonialiste » mais dénoncera avec lyrisme les violences internationales plus lointaines et moins engageantes. Ca mange pas d'pain.

BRINK a dit que « les auteurs blancs d’Afrique du Sud portent le lourd fardeau de l’histoire de leur pays ». Afin qu’il ne se couvre pas de ridicule, j’ai évité de poser la question suivante à Khadra : « Mr BRINK a dit à propos des auteurs blancs qu’ils portent un fardeau… ; et vous, ne portez-vous pas le fardeau de votre très longue expérience au sein de l’armée algérienne (plus de trente années à son service), connaissant le rôle que celle-ci joue en Algérie jusqu’à nos jours ? ». Je ne la lui ai pas posée.

Voici des extraits de son discours. « Bonjour, c’était pas prévu que je commence le premier, mais c’est pas grave. Mais je ne veux pas parler de la guerre. Je veux parler surtout de la mémoire. Je vais vous lire le texte que j’ai écrit et que je n’ai pas eu le temps de relire. Je dois m’excuser des lapsus qui vont jalonner cette lecture. Je vais vous livrer un secret de polichinelle : je ne sais pas lire, donc soyez indulgents avec moi.

La mémoire, fracture ouverte ou cicatrice, rappel à l’ordre ou bombe à retardement ? pour moi la mémoire est d’abord une arme à double tranchant, tantôt recueillement, tantôt couteau dans la plaie. Elle entretient le traumatisme subi, de cette façon elle n’est jamais sereine, elle reste toujours ambiguë. La solennité qu’elle impose n’atteint aucunement la douleur qui la nourrit. Que l’on érige des monuments à la mémoire des victimes ou que l’on dresse de simples plaques commémoratives c’est le besoin impérieux de perpétuer la souffrance qui supplante le reste. (…) L’éternel retour à la faute qui a jalonné l’histoire de l’humanité et qui continue de l’escorter vers de prochaines tragédies démontre toute l’inconsistance des cérémonies et des couronnes fleuries que l’on dépose dans un silence inspiré, au pied des stèles et sur les tombes. Les hommes n’ont jamais su s’élever à hauteur des sacrifices consentis, incapables de résister à l’appel des tentations les plus dégradantes. Le sermon scellé dans de tonitruants « plus jamais ça ! », les promesses faites pour une sortie immédiate des drames les plus fous comme des flammèches, s’éteignent dans le souffle des pages que l’on tourne. Notre histoire n’est-elle pas le remake incessant de notre inaptitude à nous instruire ? Ne sommes-nous pas par excellence des cancres impénitents des champs de bataille et des arènes multiples ? Le tord d’hier n’est-il pas le tord d’aujourd’hui ? et les guerres d’aujourd’hui ne s’inspirent-elles pas des guerres d’antan pour exceller devant l’art de nuire et de détruire ? Je viens de la guerre. J’ai encore les cris du malheur dans les oreilles et ses atrocités plein les yeux. Il me suffit de baisser les paupières pour retrouver intactes les horreurs cauchemardesques à peine entrevues sur les terres de rêve et de charniers. Avec le recul l’infamie n’en devient que plus épouvantable, quant aux blessures elles dépassent l’entendement. Après la peine et le chagrin, restons au plus profond de l’être. Une colère que l’on devine inextinguible. Ainsi s’emportent les drames et se renouvellent les représailles. A quoi sert la mémoire si elle n’aide pas les mentalités à se réajuster, les esprits à bonifier avec le temps, et l’humanité à avancer vers son propre salut ? Jean-Jacques Rousseau définissait l’animal comme étant une créature dont la souffrance se limite à sa propre douleur. Je vois l’homme beaucoup plus proche de cette définition, il subit, se surpasse pour recouvrer la liberté, consent tout sacrifice pour mettre fin à une guerre qu’il estime injuste. Ensuite, rescapé il va se recueillir sur les tombes de ceux qui n’ont pas eu la chance de s’en sortir et les oublier au détour d’autres engagements, d’autres perspectives, d’autres projets ou d’autres obsessions. Certes il lui arrive une fois par an de retourner se recueillir auprès des monuments aux morts ne serait-ce que pour rappeler à son bon souvenir l’état de sa survivance. Mais ni les larmes versées, ni les silences observés ne sauveraient vraiment son âme. Il sait qu’à l’instant où il conjure ses vieux démons, d’autres gens sont entrain d’élever les leurs dans une frénésie qui fait froid dans le dos. Nous n’avons pas fini de faire le deuil de ces millions de personnes massacrées lors de la dernière guerre mondiale, de nous remettre de l’extrême barbarie qui a transformé de paisibles citoyens en cheptel pestiféré, juste bons à se décomposer dans d’invraisemblables camps de la mort, de croire pleinement que des êtres humains ayant aimé Mozart et l’ensemble des arts, capables d’enfermer leurs semblables dans des fours crématoires et des chambres à gaz en rigolant, que d’autres tueries massives, d’autres barbaries, d’autres épurations ethniques s’opèrent en toute impunité à travers la planète au vu et au su de toutes les bonnes consciences sans que cela les offusque. Que dire des traumatismes d’hier sinon les traumatismes d’aujourd’hui ? Que dire des lâchetés d’aujourd’hui sinon qu’elles ont de qui tenir. Alors cette mémoire, urne funèbre ou boite de pandore ? (...) En vérité cette commémoration nous stigmatise, ravive nos fantômes et nos blessures, sans pour autant nous armer véritablement contre les dérives similaires qui gravitent telles des vautours autour de nos hypothétiques quiétudes. Les Attila et les Tamerlan, reviennent régulièrement avec les générations. Les démons sont constamment à l’affût de nos moindres fléchissements pour nous porter l’estocade. Ce qui épouvantait les peuples, les fascine aujourd’hui. (…) Tous les jours, confortablement installés dans nos salons, un verre dans le nez ou à la main en attendant de passer à table le soir, nous nous abreuvons aux sources de l’horreur sans rupture ni détourner les yeux. La télé est là pour nous raconter avec les images chocs la farouche détermination des hommes à supplanter les démons : attentats insoutenables, exécutions sommaires, assassinats en direct, égorgements, décapitations, bombardements, villes défigurées par la violence, d’autres, martyrisées par les misères, pays de famine et d’ expéditions punitives, cohortes de mercenaires progressant inexorablement sur des peuplades infirmes, racisme devenu un standing social et moral, antisémitisme de honte et fier de notre ignominie. Et la peur, cette éternelle marâtre de toutes nos infortunes, toujours en faction depuis la nuit des temps, immuable et incommensurable, arborant ses affres qui n’ont pas pris une ride depuis les premiers crimes de l’humanité. Et nous assistons à cela avec un détachement sidérant. Les énormités comme monstruosités relevant désormais de la plus grasse des banalités. Quelle indignation pour quel refus, quel refus pour quelle mémoire, quel souvenir pour quelle vigilance ? Quel repentir pour quelle rédemption ? Quand on voit avec quel ferveur certains jeunes se proclament de ceux-là même qui ont martyrisé, humilié, massacré leurs propres grands parents et dévasté et leur vie et leur stèle ; quand on voit avec quel enthousiasme certains jeunes cherchent à s’identifier aux bourreaux de leur famille et de leurs histoires ; quand on voit avec quelle passion certains jeunes se réclament d’Adolf Hitler, de Staline, de Mussolini, l’on se demande si la mémoire n’était pas aussi le recyclage par excellence de nos bêtises et de nos frustrations profondes. Chaque pays chaque place chaque coin perdu, nous raconte et nous ne l’écoutons que d’une seule oreille, prêtant volontiers l’autre aux chants des sirènes à croire que l’homme est venu au monde exclusivement pour subir et faire subir et que tout compte fait il ne se reconnaîtrait que dans ce qu’il a de pire. C’est à cette fâcheuse tendance à ravitailler en permanence les bûchers de ses rêves. Tour à tour artisan de son malheur et de son salut il continuera de se méfier de tout ce qui ne le fait pas souffrir. Verdun, Dien Bien Phu, Guernica, la Shoah, le mur de la honte, le mur de la discorde en Palestine, Rwanda, la guerre des Balkans, l’Irak un et deux, la Tchétchénie, le Darfour, le Vietnam, Pol Pot, Staline, Beria, Sétif 45, guerre d’Algérie version colons, guerre d’Algérie version salafiste, cartel de Medellin, Afghanistan, Talibans, Bush, boucherie, l’ordre tellement identique, tellement misérable, tellement stupide que l’ordre chronologique abdique devant l’intenable ressemblance du gâchis. Une paix pour envisager à tête reposée la guerre, la guerre pour réclamer la paix, puis la paix puis la guerre jusqu’à ce qu’apocalypse s’en suive. La mémoire pour quel passé, pour quel devenir ?

La mémoire un repère a redéfinir, une leçon à retenir, une prière à exaucer, une peine à proscrire, la mémoire simplement la preuve que nous n’avons jamais rien compris à la chance d’être en vie, à la chance d’aimer et d’être aimer. »

Je reprends ici les commentaires qu’a donnés Yasmina Khadra à la suite de questions qui lui ont été posées.


La littérature est le dernier salut qui reste à l’humanité. Nous sommes entrain d’assister à l’invasion dévastatrice de la télé, de la désinformation, de la manipulation politique. Le seul endroit où un homme pourrait rester libre c’est le livre. Si le livre se charge de la mémoire peut être qu’il est capable de lui donner un sens. Pour moi la littérature c’est d’abord la thérapie de la banalité, c’est la thérapie de la réalité, et donc à travers les livres on peut comprendre, on peut devenir un peu plus tolérant, un peu plus attentif aux autres. Mais je ne sais pas si le livre est capable de rester ce meilleur compagnon de l’homme. That is the question. Je ne sais pas, moi j’écris que je suis très heureux d’avoir la chance d’être éduqué, mais ne je suis quelque part au sein d’une minorité et la mémoire ne peut pas survivre à une minorité.


Moi je pense que l’homme a inventé la langue pour dire et ses bêtises et son génie. Tout peut se dire dans toutes les langues. Ce n’est pas le français ou l’arabe ou le chinois qui décide de quelle manière on peut s’exprimer ou raconter une histoire. Moi je rêvais d’être poète, en arabe. Je suis un arabisant de formation, toutes mes études je les ai faites en arabe, même mes études supérieures militaires. Je voulais devenir un poète parce que pour moi la littérature ce n’est pas une question de langue c’est une question de verbe et dans la poésie c’est le verbe arabe qui est au summum, c’est l’octave supérieure de l’écriture. Moi je ne peux pas imaginer un poète Chinois ou Américain plus fort qu’un poète Arabe, je ne peux pas le concevoir. J’ai découvert aussi, lorsque j’avais décidé de devenir romancier, je crois que la langue qui se prête le mieux, la langue magnifique du roman, c’est la langue française. Comme j’avais des ambitions j’ai choisi la langue française. J’aime cette langue. Au début quand j’ai présenté mes poèmes à mes professeurs d’arabe c’était l’humiliation, et quand j’ai découvert Albert Camus ça a été le choc de ma vie. Ce qui est extraordinaire c’est que j’ai trouvé à travers la langue d’Albert Camus, qu’on peut être simple, transparent et capable de rendre accessible à tous, la complexité des êtres et des choses. Et je crois que la langue française se prête parfaitement à cette aspiration, à cette ambition.


En réponse à une question sur le rapport de la violence et du sacré Khadra répond : Je suis musulman pratiquant et je ne crois pas que la violence relève du sacré. La violence relève du diable et le dieu qui parle de violence est un diable. La violence est ce qu’il y a de plus bestial chez l’homme. J’ai dit dans ‘‘L’attentat’’ que si on veut accéder à la maturité il faut s’imposer cette formule, ‘‘ il n’y a rien au-dessus de ta vie et ta vie n’est pas au-dessus de celle des autres.


samedi, juin 09, 2007

57- 1° Assises du roman, Lyon : LA CRITIQUE EN DEBAT

De nombreuses rencontres eurent lieu depuis le lundi 28 dans le cadre de ces premières assises internationales du roman (Air), avec la présence d’auteurs Américains (Russell BANKS, Rick MOODY), de Britanniques (Tarik ALI, Tobias HILL, James FLINT), Italiens (Giuseppe CULICCHIA), Français (Leslie KAPLAN, Marie DESPLECHIN, Benoîte GROULT)…

Certains de ces auteurs sont intervenus lors de thèmes tels que « littérature et engagement : le pouvoir des mots », « le roman : miroir social », « douleurs de l’âme, douleurs du corps », « le roman familial »…

La première des trois rencontres auxquelles j’ai assisté s’intitule « la critique en débat » animée par Franck NOUCHI (Le Monde), en présence de Nathalie LEVISALLES (Libération) Joan ACOCELLA (The New Yorker, Etats-Unis) Ina HARTWIG (Frankfurter Rundschau, Allemagne) Patrick KECHICHIAN (Le Monde des livres) Isabelle RUF (Le Temps, Suisse). La rencontre s’est tenue devant environ 120 personnes. Et la question de départ était de connaître la place de la littérature et de la critique dans la presse écrite qu’à la télévision.

Chacun présente la situation de la presse et sa relation aux livres. Je précise que je n’ai pu malheureusement prendre note de l’intervention de Joan ACOLELLA (The New Yorker), excellente semble-t-il, car ne disposant pas alors de la traduction simultanée. Ina HARTWIG (Frankfurter Rundschau, Allemagne) dit - en français- que les responsables de journaux ne comprennent pas les critiques littéraires. Ils veulent que l’on présente des portraits populaires, plutôt des écrivaines, plutôt jeunes, plutôt jolies… Dans les maisons d’éditions en Allemagne on se plaint car le livre se vend moins. Cela est dû à la crise économique que tout le monde dit qu’elle est aujourd’hui passée, alors espérons. Cette situation fait que la critique littéraire à du mal à se positionner.

Le modérateur (Franck NOUCHI, Le Monde des livres) se félicite qu’il y a en France une spécificité liée au jeudi. Ce jour-là paraissent en France dans un certain nombre de quotidiens et d’hebdomadaires, les suppléments consacrés aux livres : La croix, L’Humanité, Libération, Le Monde, Le Figaro… Tous les jeudis on parle de livres.

Natalie LEVISALLES (Libération) relate son expérience dans ce quotidien. On a fait remarquer ici dit-elle que le jeudi très souvent la première page du Cahier des Livres du Monde, de Libération, du Temps sans doute, portaient sur le même livre. C’est souvent vrai et faux. A Libération cela est souvent présenté sous forme de critique, c’est ce que les journalistes non critiques littéraires et des lecteurs ont tendance à dire : « vous écrivez tous la même chose, sur le même livre alors que des centaines de livres sont publiés ». Il arrive aussi qu’on nous ‘‘reproche’’ d’être élitiste et de parler des livres qui intéressent peu de monde.
La journaliste dit recevoir de très nombreux livres de littérature. Un tri est difficile, il se réalise dit-elle compte tenu des éditions et des éditeurs qui nous intéressent plus que d’autres. Puis il y a la quatrième de couverture : l’auteur, le résumé. Puis on feuillette le livre, une fois, une deuxième… A chacune de ces étapes on en élimine. Nous nous retrouvons avec une dizaine de livres qui semblent intéressants. Nous en lisons deux à cinq par semaine afin de rédiger au final un article sur un livre. C’est ainsi que s’effectuent les choix.
Ensuite c’est à l’équipe du Cahier livres et compte-tenu des goûts de chacun, de choisir plutôt tel écrivain, plutôt originaire de tel pays, plutôt telle école littéraire…
Natalie L. évoque la question des pressions que subissent les critiques littéraires : pressions de la direction du journal, forte dans certains journaux, moyenne dans d’autres, ou n’existe pas.
Il y a aussi l’inscription de la critique littéraire dans un plan marketing. J’imagine dit-elle que c’est ce que souhaitent les responsables commerciaux des maisons d’édition. Mais personne ne nous y oblige.

Isabelle RÜF (Le Temps, Suisse) précise qu’elle parle de la partie francophone de la presse suisse. Celle-ci est très orientée vers la France. Notre supplément culturel a la chance de bien résister à l’érosion. Nous avons cinq et plus de pages, cela nous permet de traiter d’une vingtaine de livres par semaine. Nous recevons les mêmes livres que les critiques français, ou un peu moins car les petites maisons d’édition nous parviennent plus difficilement pour des raisons économiques. Mme RÜF précise qu’une sorte d’obligation leur est faite pour le choix de livres parus en Suisse. Elle se dit frappée par la similitude des choix des livres par les critiques littéraires Français et Suisses, choix de qui se ressemblent.

Le modérateur soulève la question de la bonne et mauvaise lecture d’un livre dont on traite. Il cite M. BLANCHOT qui s’interrogeait sur sa capacité à bien lire des livres, à partir du moment où il savait qu’il allait en faire une critique. Il disait que dans ces cas-là on se pose sans cesse la question ‘‘qu’est-ce que je vais bien pouvoir écrire’’. La manière de lire des livres est centrale ajoute F. NOUCHI, ainsi que le temps dont on dispose pour lire.

Ina HARTWIG dit que cela dépend, car il y a des livres qui se révèlent à vous dès qu’on les ouvre. Parfois, certains nous captent mais il nous faut beaucoup de temps pour les traiter, alors on laisse tomber. Elle dit que dans son journal on n’a pas le temps ni l’espace pour expliquer qui est tel ou tel auteur célèbre, nous écrivons ajoute-t-elle pour des lecteurs connaisseurs. Dès que je sais que je vais écrire sur un livre, je prends mon temps. Je lis plus lentement et j’essaie d’intérioriser tout le livre pour qu’il se répande en moi. Une fois que la critique est faite je passe à un autre.
Il faut noter que tous les participants ont trouvé cette formule magnifique : je lis pour que le livre se répande en moi.

Mme RÜF soulève la question de la courte durée du livre, ce qu’elle semble regretter, dans la mesure où les livres ne vivent que quelques mois car ils sont remplacés par de nouveaux. Les livres arrivent périodiquement par centaines dit-elle.

Natalie LEVISALLES dit avoir perdu du plaisir de lecture, depuis que l’essentiel de son activité de journaliste consiste d’écrire sur les livres et les écrivains. Elle dit qu’elle ne peut plus s’interroger et s’oublier dans un livre comme auparavant lorsqu’elle était simple lectrice de base. On n’aborde pas de la même manière un livre quand on est simple lecteur (on se laisse aller) ou critique spécialisé (on est toujours en alerte).

Patrick KECHICHIAN (Le Monde des livres) attire l’attention sur la différence à faire entre la lecture de plaisir et celle qui est utilitaire. Dans notre métier dit-il la question principale c’est évidemment celle du temps que l’on peut consacrer à un livre. C’est en même temps une contrainte douloureuse et en même temps nécessaire.
Dans un service littéraire, se déversent des centaines de livres. Il se passe quelque chose de magique, c’est à dire que certains livres viennent à vous et d’autres non. Le livre est doué d’un certain mouvement propre, il s’agit de prêter accueil à ce moment. Il ne faut pas se fermer au livre qui est animé lui-même de ce mouvement.
Le travail d’écriture ajoute P. KECHICHIAN est un prolongement direct de la lecture. Depuis que je fais ce métier je ne lis plus qu’en écrivant et je n’écris plus qu’en lisant. Le moment de l’écriture est inscrit et toujours, déjà présent dans le mouvement de la lecture…
N. LEVISALLES dit ne pas se considérer comme une critique littéraire. Elle se définit comme journaliste uniquement. Il se trouve dit-elle que je me suis spécialisée dans les livres et les auteurs. Je considère que mon travail appartient au domaine de la presse et du journalisme et pas au domaine de la littérature. Je vais vous choquer continue-t-elle, je dis que mon métier ce n’est pas de faire vendre des livres mais celui de faire vendre mon journal. Je veux dire que mon métier est d’essayer d’écrire des articles qui intéressent les lecteurs.

(A compléter).

dimanche, juin 03, 2007

56- 1° Assises internationales du roman- Lyon 30 mai - 03 juin 2007

Dimanche soir. Je viens de rentrer de Lyon. J'y suis monté vendredi. J'ai assisté à trois rencontres. Chacune a traité d'un thème.
La critique en question
Littérature et trauma
La matière JE.

Je reviendrai dans le détail sur ces journées.

mardi, mai 29, 2007

55- Regret à l'endroit de madame Catherine CAMUS.


Albert CAMUS l'Algérien est d'un apport essentiel à la littérature et à la pensée algériennes.

Nous ne pouvons qu'en être fiers quels que soient les malentendus, incomprehensions et autres oppositions des uns et des autres.

Je regrette le malentendu provenant aussi d'une omission et de précisions regrettables de ma part.

Je le regrette profondément auprès de madame Catherine CAMUS.

J'ai retiré l'article sur CAMUS (lire à n° 35 - " décembre 2006").

Il y a lieu de préciser que les paroles que je prète à Mme C. Camus sont totalement authentiques

Cet article ne sera pas repris sans autorisation de madame CAMUS

Un courrier de clarification lui a été adressé ce jour même.

Ahmed HANIFI
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J'ajoute ceci aujourd'hui samedi 9 Juin 2007:

1- dans mon courrier à madame C.Camus j'ai écrit:

« .. je tiens à vous présenter toutes les excuses possibles. Sachez madame qu’en aucune manière j’ai tenté volontairement de porter atteinte à quelque membre que ce soit de votre famille. (...) Je regrette l’ampleur que l’on tente de donner à cette malencontreuse bêtise (…) Seule compte pour moi la délivrance d’un monde factice fait de procès d’intention et de culture de la culpabilité. Vous constaterez madame que j’ai censuré de mon blog l’article litigieux. Sans votre autorisation (conditionnée je le comprendrais) j’en resterais là... »

2- Hélas, celle-ci ne semble pas avoir lu ma lettre avec l’attention que je souhaitais.

Elle m’a répondu ceci (lettre du 5 juin):

« Je maintiens que je trouve incorrect de ne pas m’avoir demandé mon accord au préalable sur la forme et sur le fond, sur ce point votre lettre ne m’a pas convaincue. »

3- Par conséquent, je regrette de ne pouvoir porter à la connaissance des bloggueurs les paroles de madame C.Camus sur notre écrivain, Albert Camus.

Nous en resterons la. Mille excuses. ahmed HANIFI

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mercredi, mai 23, 2007

54- La Littérature-monde s'impose

Le festival Etonnants Voyageurs lui sera consacré, fin mai.

Le calendrier s'est emballé. Et le cadre s'est dilaté. Programmé pour 2008, le thème de la " littérature-monde" s'est imposé pour le 18e festival d'Etonnants Voyageurs [www.etonnants-voyageurs.com], qui se tiendra du 26 au 28 mai à Saint-Malo (Ille-et-Vilaine). Il a ravi la vedette aux "villes-mondes", thématique initialement prévue. Celles-ci seront cependant aussi célébrées, à travers 13 films et une trentaine d'auteurs.

Mais l'occasion était trop belle. Pour Michel Le Bris, directeur du festival malouin, il fallait la saisir. Depuis la parution du manifeste signé par 44 écrivains en faveur d'une "littérature-monde" en français, dans "Le Monde des livres" du 16 mars, les réactions de tous horizons ont fusé. Pour la première fois depuis longtemps, les universités américaines prêtent une oreille attentive à ce qui se passe dans le champ de la langue française.

Abdou Diouf, secrétaire général de l'Organisation internationale de la francophonie, a fustigé cet appel, estimant que ses signataires confondent "francocentrisme et francophonie". Pour l'ex-président du Sénégal, ces auteurs ont choisi de se "poser en fossoyeurs de la francophonie, non pas sur la base d'arguments fondés, ce qui aurait eu le mérite d'ouvrir un débat, mais en redonnant vigueur à des poncifs qui décidément ont la vie dure".

Dans Le Figaro, le 22 mars, Nicolas Sarkozy invitait à "réfléchir à la création de chaires francophones, quasi inexistantes en France, afin de retenir des talents littéraires comme Maryse Condé, Alain Mabanckou ou Achille Mbembe, qui ont fini par s'exiler aux Etats-Unis". Et de poursuivre : "Le coeur et l'avenir de la francophonie sont de moins en moins français, mais, paradoxalement, de plus en plus anglo-saxons."

Sur le blog d'Alain Mabanckou, un des "44", Achille Mbembe, un des plus grands intellectuels africains, a résumé la situation. "Le français est désormais une langue au pluriel, écrit-il. En se déployant hors de l'Hexagone, il s'est enrichi, s'est infléchi et a pris du champ par rapport à ses origines." "La France n'en a plus l'exclusive propriété", note encore l'auteur de De la postcolonie (Karthala, 2000), mais un blocage culturel demeure, car "le français en France a toujours été pensé en relation à une géographie imaginaire qui donnait à ce pays l'illusion d'être le "centre du monde"".

UN LIVRE, UNE ASSOCIATION

Les organisateurs d'Etonnants Voyageurs ont pris deux initiatives pour faire sauter ce dernier verrou. La première est la parution d'un quasi-quick book littéraire, un livre produit très rapidement. En deux mois ont été rassemblés 27 contributions dans Pour une Littérature-Monde, sous la houlette de Michel Le Bris et Jean Rouaud, qui paraîtra chez Gallimard le 25 mai (350 p., 20 €). La rencontre de ces deux écrivains est un des points d'orgue de cet ouvrage. L'un - par le détour du concept de littérature-monde -, et l'autre - à partir de sa réflexion sur la littérature française et la mort du roman - se sont trouvés sur le même chemin. "Cela a été une rencontre très fructueuse. C'est le début d'une nouvelle aventure poétique", précise Jean Rouaud. "La littérature française n'est plus réductible à une littérature de France", ajoute-t-il.

Pour Jean-Marie Laclavetine, signataire du manifeste et contributeur, cet ouvrage collectif se devait d'être "le plus éclectique possible" pour montrer que "des écrivains se sont rassemblés à un moment donné en faveur d'une littérature désentravée, ouverte sur le monde". Le livre doit servir "de balise, de fanal", dit-il. Séduit par le projet, Antoine Gallimard a donné son accord très rapidement. Si d'aventure cette démarche rencontrait un public large, une revue pourrait voir le jour.

Ce qui conduit à la deuxième initiative : la mise en place de la Convention de Saint-Malo, qui sera installée dimanche 27 mai, dans le cadre du festival. Il s'agit d'une association qui doit accompagner le mouvement en faveur d'une littérature-monde de langue française et mettre en valeur la pléiade d'écrivains qui la composent. Elle élira son bureau, et Michel Le Bris ne désespère pas de convaincre Alain Mabanckou, Prix Renaudot 2006 pour Mémoires de porc-épic (Seuil) et professeur de littérature à l'université de Californie-Los Angeles (UCLA), d'en prendre la tête.

Quatre prix littéraires seront remis à Saint-Malo qui honoreront la littérature-monde, deux anciens (les prix Joseph-Kessel - SCAM et les Gens de mer-Hurtigruten) et deux nouvellement créés : le prix Nicolas Bouvier, doté de 15 000 euros, et le prix Robert Ganzo, doté de 10 000 euros, qui distinguera l'auteur d'un livre de poésie d'expression française en prise avec le mouvement du monde.

Pour sa 18e édition, Etonnants Voyageurs s'est aussi considérablement agrandi : sa surface d'accueil a doublé, ce qui permet d'accorder une large place à la jeunesse, aux films, aux spectacles, à l'aventure et à la mer, au côté de la littérature-monde.

Alain Beuve-Méry.
in : Le Monde, vendredi 18 mai 2007


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http://passouline.blog.lemonde.fr/2007/06/10/quelle-litterature-monde/
10 juin 2007


Quelle “littérature-monde” ?

C’est nouveau, ça vient de sortir, ça s’appelle « la littérature-monde » et ça risque fort de plaire car ça sonne comme « les musiques du monde ». On adore ça en France, classer, ranger, étiqueter. C’est tellement plus pratique quand il s’agit de saisir l’insaisissable. En fait, la chose existe depuis longtemps (on trouve déjà l’expression « littérature mondiale » en 1835 dans les Conversations de Goethe avec Eckermann) mais au motif que la dernière saison littéraire a vu le juste couronnement de plusieurs écrivains étrangers de langue française, quelques-uns ont inventé d’en faire une sorte de mouvement en concoctant un manifeste prenant acte de la naissance historique de la chose en 2007 sur le modèle de la « World Fiction ». Parmi les signataires, on trouve des écrivains dont l’œuvre s’est d’ores et déjà imposée en France et dans le monde. Leur littérature n’a pas attendu ce manifeste pour s’ouvrir au monde. Ils font de la littérature-monde comme M. Jourdain de la prose. Par quel mystère se sont-ils laissés embarquer dans cette galère ? Pour l’instant, elle vogue sous pavillon de complaisance, celui du festival « Etonnants voyageurs » , deuxième salon du livre en France par son importance dont Michel Le Bris, qui en est depuis dix sept ans l’inspiré et rusé animateur (la dernière édition il y a peu a été l’occasion de disséquer le concept à travers un grand nombre de débats), espère bien faire le premier. Quand elle sera revenue à quai, la galère des romanciers-monde retrouvera ses couleurs naturelles : celles d’une usine à gaz.

Une photo de quelques écrivains adossés au mur de leur maison d’édition a longtemps suffi à faire croire que le « nouveau roman » existait bel et bien ; un plateau d’Apostrophes et une couverture des Nouvelles littéraires ont propagé l’idée que « les nouveaux philosophes » avaient quelque chose en commun ; l’illusion ne trompa que ceux qui voulaient bien être trompés. Ce que ne dit pas ce nouveau manifeste qui s’insurge contre les épouvantails de l’arrogance franco-française et de son indifférence au monde, c’est qu’aujourd’hui un jeune auteur des Balkans ou d’Afrique a plus de chance de se faire connaître tant il est sollicité par les bourses, festivals, collections et autres, que son congénère inconnu du Maine-et-Loire. Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage. Aussi Michel Le Bris et Jean Rouaud, à l’origine du mouvement, s’emploient-ils à dépeindre la production littéraire française sous un jour crépusculaire, voire apocalyptique, afin de mieux justifier le salut qu’ils prétendent lui apporter. Il n’est que de les lire dans leur livre-manifeste Pour une littérature-monde (Gallimard) ou de les écouter dans leurs interventions. Ils prétendent combattre l’hydre néo-colonialiste de la francophonie, fantasme que l’on croyait de longue date rangé aux magasins des accessoires, de même que la vieille lune du structuralisme des années 60 et le cliché du nombrilisme germanopratin censés empêcher nos écrivains d’aller voir ailleurs, comme si ailleurs l’herbe de l’inspiration était nécessairement plus verte alors que de toute façon, ces choses là se passent entre quatre murs. Comme l’a très justement fait remarquer Jean-Marie Borzeix l’autre samedi à “Répliques” sur France-Culture, lui qui arpente inlassablement les territoires de la francophonie depuis des lustres : « Charles-Ferdinand Ramuz qui n’a jamais quitté son canton de Vaud sauf pour des vacances dans le Valais est autant un écrivain-monde que Nicolas Bouvier qui n’a pas cessé de courir la planète ! »

Une phrase, une seule, vaut tous les manifestes, ainsi que les thèses, articles et études qu’ils ne manqueront de susciter. Elle est du portugais Miguel Torga : « L’universel, c’est le local moins les murs ». Inutile de demander ses papiers au poète, on se fiche bien de la couleur de sa peau et de son bled natal, toutes les origines sont les bienvenues lorsqu’il s’agit d’irriguer la langue française d’un sang neuf, étant entendu que la langue est la vraie patrie d’un écrivain. Sans qu’il soit nécessaire d’en faire un tam-tam, le monde est déjà dans les romans en France aussi n’en déplaise aux myopes, avec plus ou moins de bonheur selon les millésimes. Relisez A la recherche du temps perdu, vous verrez, c’est déjà manifeste.

Pierre Assouline

samedi, mai 05, 2007

53- Francophonie? Tahar BEN JELLOUN


Extraits d'un bel article de TAHAR BEN JELLOUN paru dans LE MONDE DIPLOMATIQUE de ce mois de Mai 2007

Ces « métèques » qui illustrent la littérature française

On ne parle pas le francophone

Les mots se jouent des visas pour entrer dans la littérature. La littérature française est donc celle que construisent tous les auteurs qui s’expriment en français, où que ce soit dans le monde. A cet égard, le qualificatif de « francophones », pour désigner les écrivains ressortissant d’autres pays que la France, et les œuvres qu’ils produisent, est non seulement absurde, mais aussi blessant. Ne fait-il pas penser aux tentatives d’instaurer une hiérarchie entre les Français dits « de souche » et les autres, pourtant tous citoyens égaux en droits ?

Par Tahar Ben Jelloun

Pourquoi la cave de ma mémoire, où habitent deux langues, ne se plaint jamais ? Les mots y circulent en toute liberté, et il leur arrive de se faire remplacer ou supplanter par d’autres mots sans que cela fasse un drame. C’est que ma langue maternelle cultive l’hospitalité et entretient la cohabitation avec intelligence et humour.

Ainsi, que de fois il m’est arrivé, en écrivant, d’avoir un trou, un vide, une sorte de lacune linguistique. Je cherche l’expression ou le mot juste, mot parfois banal, et je ne le retrouve pas. La langue arabe, classique ou dialectale, vient à mon secours et me fait plusieurs propositions pour me dépanner. Ces mots arabes, je les écris dans le texte même, en attendant que ceux qui m’ont lâché reviennent. C’est une question d’humeur, de fatigue ou d’errance.

Oui, il m’arrive de céder à une errance dans l’écriture comme si j’avais besoin de consolider les bases de mon bilinguisme. Je fouille dans cette cave, et j’aime que les langues se mélangent, non pas pour écrire un texte en deux langues, mais juste pour provoquer une sorte de contamination de l’une par l’autre. C’est mieux qu’un simple mélange ; c’est du métissage, comme deux tissus, deux couleurs qui composent une étreinte d’un amour infini.

Cette situation est simplement fabuleuse. Personne ne peut affirmer que cette appartenance à deux mondes, à deux cultures, à deux langues n’est pas une chance, une merveilleuse aubaine pour la langue française. Car c’est en français que j’écris et, pour des raisons de choix et de défi, je ne me suis jamais senti prédisposé à créer en langue arabe classique. Malheureusement je ne maîtrise pas cette langue, belle, riche et complexe. Une question de hasard et d’histoire. Il aurait fallu tôt s’investir entièrement dans cette langue pour pouvoir l’utiliser et en faire l’expression privilégiée de mon imaginaire, avec l’ambition de raconter des histoires qui sont autant de desseins humains ; je savais cependant, comme le dit un personnage de Tandis que j’agonise, de William Faulkner, que « les mots ne correspondent jamais à ce qu'ils s'efforcent d'exprimer".

Dès l'école primaire, je me suis trouvé...

mercredi, avril 18, 2007

52- Les douze contes de minuit, Salim BACHI

Le dernier livre de Salim BACHI Les douze contes de minuit (Gallimard) se présente sous la forme d’un recueil de nouvelles (12 donc) de différentes longueurs allant de quatre à vingt-deux pages. Parfois une nouvelle répond comme en écho à une autre ainsi Le bourreau de Cyrtha répond-il à Enfers, Insectes à Le vent brûle

On retrouve une écriture fluide, spiralée qui fait une place non négligeable au monologue intérieur parfois démultiplié ou s’entrecroisant comme dans Histoire d’un mort. Salim BACHI nous dit à propos de ce récit « J'ai pensé écrire un roman sur le modèle de Tandis que j'agonise (W. Faulkner). Au final, je me suis retrouvé avec cette nouvelle. » Une symphonie à plusieurs voix comme dans la tragédie Compson dans « Le bruit et la fureur » du même Faulkner. Sami BACHI amalgame avec bonheur jeux de mots, interruptions syntaxiques, avec des phrases s’interrompant à mi-parcours, ou autrement des phrases sans fin ou un texte de plusieurs pages délesté de toute ponctuation comme une mer sans fin (Le naufrage). Une écriture qui « s’attaque aux formes périmées du dialogue, aux alinéas, aux tirets… » pour reprendre les mots de Gaëtan Brulotte.

Les nouvelles sont des récits allégoriques sur l’Algérie des années 1990, d’ailleurs ce passé ne cesse de cogner tout au long des douze coups ou contes. Un pays où des hommes qui luttent contre toute forme d’oppression, qu’elle émane de l’Homme, des islamistes qui ont « perdu la religion de (leur) mère » de Big Brother, du pouvoir militaire ou d’une Instance-béquille ; des hommes qui ne demandent qu’à survivre (Le naufrage, Le messager, Le cousin)

Extraits de Le naufrage :

« cette garce avec son mioche ses yeux bleus comme la mer affreuse qui délivra ces cadavres car ce sont des pieuvres et je les hais comme je hais ce foutu enfant de putain qui pour m’avoir tendu la main croit exercer son pouvoir sur moi je n’ai pas à prendre ce sceau ni à écoper puisque je ne suis pas son esclave l’esclave de personne d’ailleurs qu’il le fasse lui l’homme civilisé avec ses boniments sa morale moi je veux qu’il crève sous mes yeux »

de Nuée ardente :

« Quand le mal fut venu, le Colonel se trouva fort dépourvu ; il ne se sentait pas l’âme d’une fourmi, lui qui régnait sur ses sujets comme Belzébuth sur ses mouches. C’était une lèpre qui s’attaqua d’abord à sa chair avant de s’en prendre à son âme. A chaque once de peau qu’il perdait, il rendait grâce pour les forfaits commis durant sa brève mais terrible existence. »

De cette nouvelle Salim BACHI dit qu’elle est « une de mes premières nouvelles, écrite au début des années 90 sur le modèle de l’Automne du patriarche et des Funérailles de la grande mémé, (1962) de Garcia Marquez. » qui préfigure l’extraordinaire Cent ans de solitude.

Mais Les douze contes de minuit, où l’on retrouve des personnages de « l’immémoriale Cyrtha », d’Ulysse, de La Kahéna, de Tuez-les tous ; Hchicha Hamid Kaïm, la tribu des Béni Djer…, ces douze contes de minuit ont-ils sonné pour Cyrtha comme l’indique la quatrième de couverture ? Salim BACHI est resté silencieux sur cette question. Pour le moment.

lundi, avril 09, 2007

51- Eloge de la petite édition - Pierre JOURDE

LE MONDE DIPLOMATIQUE JANVIER 2007

Pour la survie de la diversité culturelle

Eloge de la petite édition

La France est sans doute le pays du monde où le système de soutien à la création littéraire est le plus puissant et le plus complet : prix innombrables, foires ou salons du livre répartis sur toute l’année et dans tous les départements, nombreux périodiques spécialisés, bourses de création et résidences d’écrivains. Il faut ajouter à cela un dense réseau de librairies. Beaucoup de leurs propriétaires organisent des rencontres avec des auteurs, sacrifient leur temps et leur argent pour défendre la littérature. Un tel système permet à de nombreux écrivains de vivre et de se faire connaître.

La diversité des maisons d’édition, aussi bien par la taille que par la spécialité, est un élément déterminant. Sans les petits éditeurs de littérature, beaucoup d’écrivains ne parviendraient pas à trouver leur place. Non que l’on publie dans les petites structures des ouvrages plus intéressants que chez Gallimard ou qu’au Seuil. Le choix n’y est, proportionnellement, ni pire ni meilleur. Mais elles exercent au moins quatre fonctions essentielles : permettre à de jeunes auteurs d’accéder à la publication ; assurer la survie de genres peu commerciaux ; faire passer en France toute une partie de la littérature étrangère ; rééditer certains écrivains oubliés (1).

Reste à savoir ce qu’on appelle « petite édition » en littérature. Bien souvent, un petit éditeur en cache un gros, dont il ne constitue en fait qu’une collection. Le véritable petit éditeur est indépendant. Il est diffusé en général par un distributeur spécialisé dans les maisons de taille restreinte, ou bien pratique l’autodiffusion. Il fonctionne avec une ou deux personnes, souvent sur la base du bénévolat. Pour certains, l’édition est un violon d’Ingres coûteux, et dévoreur de temps. Quant à vivre de cette activité, ce n’est jamais facile (2).

Les éditeurs riches disent souvent que publier des écrivains médiocres mais vendeurs leur permet d’éditer des auteurs plus difficiles. Certes. Mais, dans la plupart des cas, ces auteurs ne trouvent refuge, paradoxalement, que chez les éditeurs modestes. Lorsqu’un débutant a été refusé par toutes les grandes maisons, il se tourne vers une petite. S’il parvient au succès, il arrive fréquemment qu’il la quitte et qu’il soit récupéré par une grosse structure qui a les moyens de le faire accéder plus vite à la notoriété et aux prix.

Vie poétique intense

Ainsi, les éditions Parc, qui publient de beaux petits livres, originaux, dans une indifférence presque complète, ont pris le risque de faire paraître les premiers textes de Gilles Sebhan et de Pierre Mérot. Mais, en dehors de quelques découvreurs tels que Dominique Noguez, les journalistes n’ont commencé à les considérer comme intéressants que lorsqu’ils sont entrés dans des maisons plus connues. D’autres ont eu moins de chance. Un petit chef-d’œuvre comme Carnaccia, d’Olivier Gambier, est destiné à rester quasi ignoré. Dans un siècle, on le classera peut-être parmi les grands oubliés. Quant à John Gelder, qui a fondé Parc, on reconnaîtra un jour en lui une de ces figures méconnues de l’édition, comparables à un Auguste Poulet-Malassis, l’éditeur des Fleurs du mal, à un Léon Genonceaux, celui de Lautréamont, ou à un Delangle, qui s’est ruiné en publiant l’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, de Charles Nodier.

On pourrait multiplier les exemples. Olivier Bessard-Banquy résume parfaitement le cas édifiant de Michel Houellebecq, qui a fait paraître son premier roman chez Maurice Nadeau : « Publié d’abord par un éditeur courageux mais disposant de peu de moyens, Houellebecq a bénéficié de l’extraordinaire richesse de la petite édition qui, seule, s’est engagée à le soutenir et à le porter vers le public alors que les grandes maisons lui ont toutes fermé la porte au nez (3). » De même, Philippe Claudel a publié des livres chez Phileas Fogg ou chez La Dragonne avant de connaître le succès chez Stock avec Les Ames grises. Hédi Kaddour, l’auteur de Waltenberg (Gallimard), publiait auparavant au Temps qu’il fait. Tristram a donné sa chance à Mehdi Belhaj Kacem. José Corti publie presque toute l’œuvre de Claude Louis-Combet. POL, à l’époque où il était indépendant, a eu le courage de soutenir l’œuvre difficile, mais essentielle, de Valère Novarina, sans parler de Jean Daive, Christian Prigent, Eric Meunié. Richard Millet y a fait paraître de nombreux livres avant de passer chez Gallimard.

Sans la petite édition, la poésie, en France, n’aurait pas survécu. Ce ne sont pas Grasset ni Fayard qui perdraient un sou en publiant de jeunes poètes. Ces maisons ont pour vocation le chiffre d’affaires. On n’appartient pas impunément à l’empire Lagardère. Les éditeurs de poésie, innombrables et dévoués, à l’existence aussi éphémère parfois que les revues, se nomment, par exemple, L’Escampette, Le Dé bleu, Créaphis, Lettres vives, Farrago, Akenaton, Comp’Act, Al Dante, Tarabuste, Fata Morgana, Cadex, Deleatur, Le Temps qu’il fait, Rougerie, Encres vives, Obsidiane, Cheyne, æncrages, etc. Souvent, ils publient aussi de beaux livres où un écrivain s’associe à un artiste, comme Voix d’encre, à Montélimar. Sans eux, aurait-on pu lire Alain Borne, Valérie Rouzeau, James Sacré, Christophe Tarkos, et presque tous ceux qui animent une vie poétique peut-être plus intense aujourd’hui qu’elle ne l’a jamais été ?

Ce phénomène n’est pas nouveau, mais il a tendance à s’accentuer. Il y a cinquante ans, les grands éditeurs misaient sans doute plus sur le fonds, moins sur la grosse cavalerie et les ventes rapides. On y éditait plus facilement de la poésie, par exemple. Robert Vigneau, qui a publié en 1979 le magnifique Elégiaque en collection « blanche » chez Gallimard, ne trouve plus que des microéditeurs. En outre, dans les années 1960 et 1970, celles du boom économique et culturel, les éditeurs importants prenaient plus facilement le risque de textes difficiles et d’auteurs peu connus, de peur de rater le train de la modernité.

Ce ne sont pas seulement les auteurs marginaux, ou les futurs grands écrivains, qui trouvent refuge dans les petites maisons, ce sont aussi les genres et les tons mineurs, négligés ou provisoirement méprisés, comme autrefois le roman : érotisme, satire, canulars, insolite, faux dictionnaires, catalogues d’expositions loufoques, récits incongrus et univers imaginaires sont chez Parc ou au Daily Bul, à la Musardine, chez Desmaret, Berg ou Joca seria. Tout n’est pas réussi, mais les petits éditeurs demeurent le principal lieu d’expérimentation et d’invention, sans lesquelles une littérature ne vit pas.

Beaucoup d’auteurs étrangers vivants doivent passer par de petites maisons pour trouver un public. La Fosse aux ours effectue un travail essentiel pour la connaissance de la littérature italienne. L’Esprit des péninsules publie des écrivains mongols, croates, bulgares ou turcs. Anne-Marie Métailié donne à lire, entre autres, des textes brésiliens ou portugais, Liana Levi traduit de l’hébreu ou du yiddish.

Enfin, c’est bien souvent dans la petite édition que l’amateur trouvera des rééditions soignées d’auteurs oubliés, des textes rares de grands auteurs, des ouvrages qui ont eu leur importance dans l’histoire de la littérature ou des idées, des curiosa. Interférences publie une belle édition illustrée des Diableries moscovites, d’Alexandre Tchaïanov, Sillage le Tannhaüser crucifié, de Hanns Heinz Ewers, les Editions du Sandre ressortent Les Soirées de Saint-Pétersbourg, de Joseph de Maistre, essentielles pour l’histoire des idées au XIXe siècle.

C’est grâce à La Chasse au Snark et aux Editions du Fourneau que l’on peut retrouver maints textes de la fin du XIXe siècle, grâce à Max Milo que l’on redécouvre le tout premier Prix Goncourt, John-Antoine Nau, ou, sous une forme malheureusement très incomplète, l’Entartung, de Max Nordau, une des références du discours fasciste sur la création (4). Fornax exhume le savoureux Mes états d’âme ou les sept chrysalides de l’extase, du « vicomte Phoebus, retoqué de Saint-Réac », Le Castor astral des textes méconnus d’Emmanuel Bove, d’Erik Satie, d’Alfred Jarry. Longtemps, on n’a pu se procurer certains des romans de Joris-Karl Huysmans ou des recueils de nouvelles de Jean Lorrain que chez A rebours, Christian Pirot, Maren Sell. Et qui d’autre que Jérôme Millon publierait les introuvables de la mystique chrétienne ?

En dépit de leurs faibles moyens, ces éditeurs sont aussi, fréquemment, des artistes, réalisant de beaux livres, que ce soit dans la tradition – belles typographies, beaux papiers, belles maquettes – ou dans l’invention, jusqu’à faire du livre un véritable petit objet d’art moderne. Pour des sommes très modestes, on peut se procurer les superbes ouvrages de l’Archange Minotaure, d’Eolienne, de l’Epi de seigle ou de la Sétérée.

Les petits éditeurs ont à la fois un problème de visibilité et un problème d’argent. Les libraires croulent sous l’accumulation de romans. Comment trouver un espace pour un recueil de poésie tiré à trois cents exemplaires, mal distribué, et dont on vendra un ou deux en six mois ? Non seulement les journalistes accordent presque toute la place, à chaque rentrée littéraire, à deux ou trois livres publiés par Flammarion, Grasset ou Albin Michel, mais les prix les plus connus vont systématiquement aux grandes maisons.

Enfin, comme s’il fallait définitivement en finir avec la pluralité et avec l’édition indépendante, celles-ci envahissent les rayons avec des tirages massifs, entassent des piles dans les Fnac. On publie sept cents romans français en septembre. Cette abondance ne signifie pas que le lecteur a vraiment le choix. Les mémoires d’un chanteur ou le roman d’un présentateur de télévision chez XO ou Jean-Claude Lattès ne sont pas nécessairement plus lisibles et plus palpitants que, chez Allia, un récit d’Oliver Rohe ou une réédition de Pierre Louÿs. Mais, en l’absence de véritable information, le lecteur moyen ne choisit pas : il prend ce qu’il voit et ce dont tout le monde parle. Certains ont les moyens de lui faire croire qu’il choisit.

On s’étonne donc des offensives régulières des grandes maisons (l’une des plus récentes venant de Laure Adler, alors responsable du département littérature du Seuil) qui s’en prennent aux petits pour leur reprocher de n’avoir qu’un succès de snobisme, ou d’encombrer les tables des libraires. Il ne suffit pas aux grands éditeurs d’être riches, il faut aussi que les autres n’aient pas le droit d’exister.

Des journalistes au secours des vainqueurs

Un petit éditeur, à moins de bénéficier d’une fortune personnelle ou de trouver un mécène, finit par être dévoré par un plus gros. S’il veut survivre et demeurer indépendant, il doit souvent avoir recours aux aides à la publication apportées par le Centre national du livre (CNL). Mais celui-ci ne peut pas soutenir tout le monde. En outre, l’arrivée récente de Bernard Comment, du Seuil, peut faire douter de l’équité de certains de ses choix et a provoqué le départ d’une partie des membres.

Seule une minorité de petits éditeurs sont installés à Paris. L’implantation en province permet de solliciter l’aide des centres régionaux du livre (CRL). Mais l’appui des collectivités locales peut entraîner une nouvelle sorte de dépendance, et obliger l’éditeur à entrer dans le système des féodalités politiques. Certaines régions accorderont leur soutien de préférence à des livres illustrant le patrimoine régional : d’où une tendance à se tourner vers la littérature du terroir. La décentralisation se recroqueville en localisme culturel.

L’édition tend à se concentrer en vastes conglomérats rassemblant maisons d’édition et journaux. Ces conglomérats deviennent eux-mêmes la propriété de groupes industriels qui n’ont rien à voir avec la littérature. D’où une production orientée vers une rentabilité rapide, une puissance écrasante de distribution et de promotion, et de permanents conflits d’intérêts : les journalistes chargés d’orienter les choix littéraires des lecteurs sont salariés par des producteurs de livres.

L’indispensable survie des petites maisons indépendantes ne sera possible que si les pouvoirs publics considèrent sérieusement la culture comme une exception aux règles du libéralisme, non seulement en s’opposant à certains regroupements, mais en assurant la véritable autonomie, politique, économique et culturelle, des CRL et du CNl.

Il en va aussi de la responsabilité de tous ceux qui interviennent dans la diffusion du livre, afin que le public des petits éditeurs ne se limite pas aux curieux, aux amateurs éclairés. Les libraires qui tentent de soutenir ces maisons ont eux-mêmes besoin d’appuis.

Un journaliste devrait mettre un point d’honneur à ne pas se faire l’auxiliaire d’opérations publicitaires, ni, sous prétexte d’« événement », à se précipiter au secours des vainqueurs. Les membres des jurys des prix littéraires, au lieu d’accorder les plus rémunérateurs aux plus riches (qui ont, il est vrai, quelques moyens de manipuler ces jurys), devraient avoir à cœur de couronner des ouvrages publiés par de petites maisons. A quand un Goncourt pour Exils ? un Femina pour Sabine Wespieser ?

Alors que la saison des prix littéraires s’achève sans forte surprise – les grandes maisons d’édition se partageant les honneurs –, des éditeurs modestes poursuivent leur travail de défricheur de talents ou redécouvrent de grands auteurs tombés dans l’oubli. Sans le soutien de critiques littéraires qui, dans la plupart des cas, se contentent de valoriser des ouvrages déjà encensés partout.

Pierre Jourde

(1) Certaines des maisons mentionnées ici ont publié des textes de l’auteur de cet article. Que l’on ne s’en formalise pas : il n’y a guère d’intérêt économique ou stratégique à évoquer des éditeurs dépourvus de pouvoir et d’argent.

(2) Une bonne manière de découvrir ces maisons est de flâner au Marché de la poésie, qui se tient en juin à Paris, ou au salon de la petite édition, à Crest, dans la Drôme.

(3) Olivier Bessard-Banquy (sous la dir. de), L’Edition littéraire aujourd’hui, Les Cahiers du livre - Presses universitaires de Bordeaux, 2006, p. 18.

(4) Paradoxalement, Nordau était juif.