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samedi, décembre 16, 2006

37- Entretien avec SALIM BACHI


Salim BACHI est né en 1971 dans l’Est algérien. Il a suivi des études de lettres en Algérie puis en France. Il écrit depuis le lycée. Son premier roman « Le chien d’Ulysse » publié en 2001 aux éditions Gallimard fut salué par une critique unanime. Chez le même éditeur il a publié en 2003 « La Kahéna », en 2006 « Tuez-les tous » . En 2005 il a publié une autofiction aux éditions du Rocher : « Autoportrait avec Grenade ».

Salim BACHI jongle avec les mots, avec notre impatience, il est un architecte « lyrique », un chef d’orchestre qui peut agacer par la précision de son spectacle tourbillonnant, parfois enivrant. Il nous invite à plonger au-delà des mots dans un univers romanesque où, tels des balises d’orientation immanquables, personnages du passé ou contemporains, voix uniques ou multiples, lieux éloignés ou proches, temps passé ou présent, s’entrecroisent et s’entremêlent pour structurer des histoires en apparence éclatées, en apparence seulement.

Salim BACHI vit en France depuis 1997. Il a reçu plusieurs prix littéraires. Reconnu comme un écrivain talentueux, l’auteur est peu connu dans son propre pays où il est malheureusement peu diffusé. Son prochain recueil paraîtra en février prochain nous a dit Salim BACHI dans l’entretien qu’il a bien voulu nous accorder.


Ahmed HANIFI : Alain Mabanckou a écrit que vous êtes « un électron libre dans l’espace littéraire d’expression française » (et non de la francophonie tient il à préciser).

Salim BACHI : J’aime beaucoup Alain Mabanckou. Et c’est sans doute ainsi qu’il me perçoit. Pour ma part, je ne saurais me définir dans l’espace « quantique » dont on sait bien qu’il n’a pas de règles et qu’il change selon l’observateur.

A.H: Vous ne dites pas comme Kateb Yacine que la langue française est un butin de guerre, mais un piège de caverne platonicienne, même si la caverne est « bourrée de lumière » ?

Salim BACHI : Oui, toute langue est un piège, puisqu’au final elle ne dit qu’elle-même. Elle n’est que le lointain reflet de la réalité. Il se peut que la langue française vienne redoubler ce constat que fait tout écrivain conscient de son pouvoir hypothétique sur le langage. Mais c’est sans doute de cette impossibilité à dire le réel que naît la poésie. Alors qu’importe le flacon pour peu qu’on ait l’ivresse.

A.H: Confirmez-vous que vous êtes un spécialiste des envolées lyriques absconses ?

Salim BACHI : Cela dépend pour qui. Pas pour moi, c’est certain. Mais c’est un reproche que l’on peut me faire, j’en suis conscient. Pourtant pour qui se donne la peine de lire mes métaphores, il peut y découvrir des sens nouveaux qui portent à la réflexion.

A.H: Dans tous vos écrits il y a un enchevêtrement continue des multiples dimensions du temps : passé-présent, de style : direct-indirect, de la double réalité : la fausse réalité, celle du quotidien – la vraie, celle de l’écriture, des lieux, des personnages.

Salim BACHI : Oui, c’est vrai. J’essaye d’écrire sur une réalité complexe et fluctuante, sans manichéisme. Il me faut pour cela mettre en place des stratégies différentes, multiples, aussi bien narratives que stylistiques. Même si je prévilégie une apparente univocité, le narrateur du Chien d’Ulysse par exemple est Hocine, d’autres voix viennent se mêler au roman, d’autres récits s’insèrent dans le courant principal porté par Hocine. De même pour La Kahéna j’ai choisi le récit de Hamid Kaïm, le journaliste, mais rapporté par une Narratrice anonyme, j’utilise à dessein la majuscule, qui en rapportant les dires de Kaïm colore de sa sensibilité les propos de ce dernier. Cette stratégie narrative me permettait de maintenir une zone floue ou obscure d’où pouvait naître le légendaire, le mythe, voire même le mensonge. La Kahéna, plus même que Le chien d’Ulysse, a été un travail sur l’Odyssée (traversée des enfers dans la forêt amazonienne, métamorphoses successives dans la villa kahéna, voyages amazoniens et européens…etc.). La Kahéna a aussi été un travail sur Les Mille et Une Nuits et plus particulièrement sur les contes et la littérature algérienne : Le grain magique, Le fils du pauvre, Le premier homme, Le sommeil du juste, La Grande maison et même Nedjma à la fin du roman. Pour répondre à la deuxième partie de votre question, oui mes personnages voyagent de livre en livre, du moins pour trois d’entre eux en prenant en compte Autoportrait avec Grenade qui n’est pas tout à fait un roman, même s’il joue avec cette ambigüité là. Tuez-les tous ne se rattache pas tout à fait au cycle de Cyrtha et à son exploration de l’Histoire algérienne.

A.H: Dans vos romans, notamment Tuez-les tous des phrases reviennent en boucle comme pour marquer le martèlement du temps qui passe et qui revient : extraits du Coran, des spectres, des lieux, un oiseau …

Salim BACHI : J’ai beaucoup travaillé sur le rythme dans Tuez-les tous, la scansion et le ressassement. Cela me semblait aller de soi puisque le personnage est pris dans le tourbillon d’une folie meurtrière qui ne lui laisse aucune échappatoire. Il est littéralement hanté par ses « références » coraniques, shakespeariennes, filmographiques plus sans doute que par les épisodes d’une vie banale et sans intérêt. L’oiseau est la métaphore même de Tuez-les tous, c’est le Simorgh de ‘Attar, l’oiseau divin qui part à la rencontre de Dieu et qui ne rencontre que sa propre image. C’est dans la bible aussi Caïn qui tue Abel et qui dans la tombe s’aperçoit que l’Œil le regarde. Et cet oiseau est aussi la métaphore du Boeing qui s’encastrera dans une des tours du World Trade Center, l’œuvre de l’homme qui se voulait Dieu.

A.H: Vous ‘‘louchez’’ entre le référent et les jeux de mots, le signifiant. Votre écriture sophistiquée s’inscrit en marge de la littérature algérienne la plus visible, plutôt militante et sans distanciation.

Salim BACHI : J’ai pensé en écrivant mon premier roman, Le Chien d’Ulysse, qu’il y avait une nécessité à dire l’Algérie et sa tragédie, pour autant j’ai toujours refusé l’expression d’une écriture de l’urgence pour s’absoudre de tout travail littéraire, de toute élaboration artistique. Je ne suis pas un écrivain de l’urgence, j’écris sur des états d’urgence, c’est différent.

A.H: Dans tous vos écrits traînent des drogues (Ventoline, opium).

Salim BACHI : La Ventoline n’est pas une drogue contrairement à l’opium. L’une permet de respirer mieux, l’autre permet d’échapper à la fatale attraction comme l’écrivait si bien Kateb Yacine. Dans mes livres, les drogues permettent d’ouvrir d’autres horizons ; elles permettent le surgissement de la féerie. Ceci dit, je n’en suis pas un consommateur et je ne pousse personne à en consommer. Je vous avouerai pourtant, comme je l’ai évoqué dans Autoportrait avec Grenade : elles m’ont été d’un grand secours dans un contexte particulier.

A.H: Les titres de vos livres semblent dissimuler d’autres titres, d’autres réalités.

Salim BACHI : Mes livres renvoient, pour certains, à d’autres réalités, ou je dirai plutôt, à d’autres livres. Hocine est le chien d’Ulysse, Argos aussi, l’un n’exclut pas l’autre. Et Hocine est Ulysse, reconnu par son chien Argos, mais méconnu par ses frères. La Kahéna c’est l’Algérie, une maison, une reine berbère, une histoire, une métamorphose, des histoires, des Algéries, la porcherie de Circée, la maison de Circée, un bordel dans Ulysse, une reine juive, une guerrière et une amante. Autoportrait avec Grenade, une ville, un fruit représentant la passion du Christ dans les tableaux de la Renaissance italienne et bien sûr l’arme qui éparpille les corps. Et bien sûr Joyce, oui, mais de loin et avec amour. Cette grenade dans votre main est-elle un fruit ou arme. La grenade explosera dans Tuez-les tous, les deux livres ayant été écrits en même temps. Alors, pile ou face ? à vous de décider ou de lancer la pièce sans espoir de retour.

A.H: Toute civilisation qui ignore la littérature (culture) est vouée à la disparition, lit-on dans Tuez-les tous. Est-ce le point de vue du narrateur ou celui de l’auteur, ce même Salim Bachi qui est sauvé du suicide par Garcia Llorca dans Autoportrait avec Grenade ?

Salim BACHI : C’est le point de vue du personnage. Il est certain qu’une civilisation se distingue aussi par ses réalisations artistiques. On connaît encore l’Egypte antique par ses Pyramides et par son écriture. Et l’Alhambra est le plus beau témoin du passé musulman de l’Andalousie. Pourquoi ne sommes-nous plus capables de telles réalisations ? Pourquoi notre architecture ne reflète pas notre culture, notre passé et aussi le présent du monde ? Notre ignorance est telle que nous ne sommes pas voués à la disparition, pire encore, nous n’existons même pas. Je suis dur, je le sais, mais il faut commencer à se regarder en face pour pouvoir avancer un jour. Nous avons besoin d’une Renaissance, nous avons besoin de nous ouvrir au monde, de réévaluer notre passé, de s’inspirer de ses plus hautes réalisations et de délaisser ses impasses. Assez de bêtise et d’apitoiement ! Assez de vains ressassements !

A.H: Dans Autoportrait avec Grenade Salim Bachi dit avoir une vision pessimiste du monde, mais vous, êtes-vous un écrivain pessimiste ?

Salim BACHI : Puisque nous sommes là, et nous ne l’avons pas choisi, autant faire quelque chose de sa vie. Appelez cela comme vous le souhaitez. Je dirai que c’est le début de la sagesse, d’autres penseront que c’est de l’hérésie. Si dans une hypothétique fiction on m’avait demandé mon avis, j’aurais répondu par la négative, je ne préfère pas, I prefer not de Bartelby [Herman Melville]. Mais on ne m’a rien demandé, alors je fais avec et du mieux possible en n’ignorant pas que cela ne sert à rien.

A.H: Serge Doubrovsky comme Philippe Lejeune n’ont pas inventé l’autofiction, ils l’ont nommée. Le premier dit lui-même avoir inventé le mot pas la chose ; la pratique existait déjà, il n’y a qu’à lire Enfance par exemple, de Nathalie Sarraute. L’autofiction a nourri des polémiques, elle est une synthèse (entre fiction et autobiographie), ce que dénonce Génette. Quel est votre point de vue ?

Salim BACHI : On écrit toujours sur soi, n’en déplaise à Genette. On peut le faire avec une certaine naïveté et cela donne L’inceste [Christine Angot] ou le faire avec un art consommé et cela donne Ulysse de James Joyce. Pour ma part, je ne pense pas qu’Autoportrait avec Grenade fasse partie de la seconde catégorie, mais il ne fait pas non plus partie de la première : c’est un livre personnel qu’aiment ceux qui m’aiment et me connaissent. Je l’ai écrit parce que j’avais besoin de l’écrire, et sans naïveté quant à mes motivations.

A.H: Le chien d’Ulysse est-il un éloge du voyage comme l’indiquent les deux termes du livre, un éloge du voyage ou bien celui de la fuite dès lors que l’espoir est assassiné par tous les Seyf ?

Salim BACHI : Dans Le chien d’Ulysse les voyages conduisent à des impasses. Ils sont soit fantasmés (Hamid Kaïm, Ali Khan) soit marqués par la mort, Hocine. Seul Mourad s’échappe. Mourad c’est moi, n’en déplaise toujours à Genette.

A.H: Vos livres sont écrits à la première personne sauf Tuez-les tous, de mon point de vue la narration à la première personne se justifiait autant sinon plus.

Salim BACHI : Le chien d’Ulysse a été écrit à la première personne, ensuite pour La Kahéna comme vous avez pu le remarquer, cela a été un peu plus différent. Pour Tuez-les tous, j’ai délibérément choisi d’écrire ce livre à la troisième personne parce qu’il me semblait que le narrateur devait demeurer l’oscillographe de la folie du personnage, la machine enregistreuse en quelque sorte ou alors le livre épousait la seule thèse de personnage, ce qui était contraire à mon principe d’ambiguïté et à mon principe éthique. C’était pour moi un pari que de rendre le monologue intérieur d’un personnage en utilisant la troisième personne du singulier. D’ailleurs vous ne vous y êtes pas trompé si vous posez la question du statut du narrateur.

A.H: Justement, quelques questions à propos de votre dernier roman Tuez-les tous. Les turbulences de la réalité qui environne le kamikaze, ses perturbations, pétage de plomb, soubresauts de conscience, tout cela se retrouve dans une construction littéraire architecturale et d’une précision d’horloger.

Salim BACHI : Le roman est un roman court, il n’y a donc pas de place à l’imprécision. C’est une tragédie où tout doit conduire au dénouement final. Le processus enclenché plus rien ne doit l’arrêter même si le personnage fait tout pour l’arrêter de son côté, mais à chaque fois le fatum le rappelle à l’ordre. D’ailleurs le référent du 11 septembre est un surcroît de déterminisme. Le fait divers (historique ?) comme moteur du tragique c’est l’essence même de la tragédie antique. Agamemnon rentre chez lui, sa femme l’assassine avec l’aide de son amant parce qu’il a sacrifié leur fille, Iphigénie, avant de partir en guerre. Oreste, son fils, doit le venger. Tout est déjà écrit dans un contexte domestique et pourtant historique ( la guerre de Troie). C’est fascinant, non ? Mon personnage est rejeté par sa femme et veut se venger de l’humanité dans un contexte historique le 11 septembre. Et les dieux, là-dedans, se baladent.

A.H: Comme Hamlet, le narrateur semble crier ‘‘The time is out of joint. O cursed spites’’ puis va tenter de mettre de l’ordre dans ce monde à la dérive, ce monde chaotique qui était dans une autre sphère, ‘‘ce temps sorti de ses gonds ne mesure alors plus rien’’ disait Deleuze. Il faut le remettre à sa place.

Salim BACHI : Oui, mais il n’y parviendra pas. Hamlet n’y parvient pas non plus. Il meurt à la fin de la tragédie. C’est la seule manière d’y échapper. Il entraîne avec lui son monde comme un convive qui s’écroulerait à la table du festin en emportant la nappe et les couverts dans sa chute.

A.H: Il y a comme une contradiction insoluble dans la position du narrateur qui, d’un côté considère qu’il n’est qu’un instrument (moucheron) d’un vaste dessein et de l’autre désire échapper à Dieu en commettant des actes répressibles (tentative de suicide et attentat contre l’humanité).

Salim BACHI : La contradiction vous faites bien de le relever est insoluble. Pour ma part, et chaque lecture est différente, le personnage est profondément religieux, il atteint même à l’état mystique. C’est pourquoi il se sait damné, sans rémission tout en faisant partie d’un dessein plus vaste que sa personne. Il n’épousera pas Dieu comme Hallaj mais le néant. Et c’est cette conscience même qui fait son tragique. Il est du côté du Diable dans toute théologie valable et sincère.

A.H: Dans Tuez-les tous il y a comme un dérèglement de la conscience du narrateur en dernière page lorsqu’il sombre dans le néant définitif.

Salim BACHI : Il ne demeure plus que la litanie des versets coraniques. Le personnage est déjà mort, oui, ce n’est plus qu’une machine sans âme.

A.H: Dans Tuez-les tous la compagne du narrateur a assassiné l’avenir du narrateur en sa présence est-ce l’acte originel qui a transformé Seyf, lequel sera poursuivi par son enfant-fœtus jusqu’à la fin ?

Salim BACHI : Dans une conscience fortement empreinte de religiosité cet acte peut avoir des conséquences néfastes. Mais il n’explique pas tout non plus. C’est tout un contexte de rejet, et ce dernier acte est vécu comme le rejet ultime. Vous savez, sans amour nous sommes des enfants perdus.

A.H: On a vu dans Tuez-les tous la narration d’un attentat en devenir, j’y vois des mots en fête, une poésie en devenir.

Salim BACHI : Une poésie folle, destructrice. Comme j’aimerais retrouver cette énergie qui m’a fait écrire Tuez-les tous. Merci pour le compliment.

A.H: Est-ce que vous vous êtes relevé des prix qui vous sont tombés dessus dès 2001 ?

Salim BACHI : La Kahéna en 2003, Autoportrait avec Grenade en 2005, Tuez-les tous en 2006, Les douze contes de minuit en 2007 (à paraître en février), Le roman de Rome en 2007 ou 2008. Pas mal pour quelqu’un qui a trébuché, non ? Ces prix m’ont permis de continuer à écrire, c’est l’essentiel, je crois.

A.H: Parlez-nous de votre prochain roman

Salim BACHI : C’est un recueil de nouvelles sur air de Cyrtha, Les douze contes de minuit.

AH : Sortirez-vous un jour de Cyrtha/Algérie ?

Salim BACHI : On n’échappe jamais à son premier amour.

A.H: Que pensez-vous de l’écriture effervescente de Boualem Sansal ? celle d’autres…

Salim BACHI : J’ai beaucoup aimé Le serment des barbares, je le lui ai dit et je l’ai dit souvent quand j’en ai eu l’occasion. Verre cassé d’Alain Mabanckou pour une littérature « africaine » qui sait rire d’elle-même. Le livre de Benamar Medienne, Kateb Yacine, le cœur entre les dents. Et maintenant ils peuvent venir d’Arezki Mellal. Formidable roman sur la décennie noire. Le châtiment des hypocrites de Leila Marouane pour la violence de son écriture. Et aussi French Dream de Mohamed Hmoudène.
* * *

36- Poésie. MAHMOUD DARWICH


Mahmoud DARWICH a donné un récital à la Cité du livre, le vendredi 08 décembre 2006 à 2O h 15 à l’amphithéâtre de la Verrière. Salle comble : 300 personnes.

Mahmoud DARWICH était accompagné de Elias SANBAR pour la lecture en français.
La soirée était rehaussée par la présence de Leïla CHAHID, Déléguée générale de Palestine auprès de l'Union Européenne, de la Belgique et du Luxembourg.

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Intervention de monsieur Gilles EBOLI directeur de la Cité du livre d’AIX-en-PROVENCE :
« Bienvenue et merci de nous avoir rejoints si nombreux pour cette rencontre avec Mahmoud DARWICH et Elias SANBAR Annie CARRIER la directrice des Ecritures croisées (Cité du livre) va dans un instant vous en dire plus long que moi et vous décrire notamment le déroulement de cette soirée. Je voudrais pour ma part très rapidement vous dire combien nous sommes heureux et fiers d’accueillir à nouveau à la Cité du livre Mahmoud DARWICH. Nous avions eu le privilège de le rencontrer en mai 2003. Nous en avons tous gardé un souvenir ébloui. Monsieur DARWICH avait promis de revenir, il tient sa promesse, merci. Je voudrais aussi remercier pour sa présence à la Cité du livre madame Leïla CHAHID qui nous a fait l’amitié de nous rejoindre. Je passe la parole à Annie CARRIER. »

Annie CARRIER : « Je ne peux pas m’empêcher de dire mais quel bonheur Mahmoud, quel bonheur de vous retrouver ici ce soir. Certes nous vous avions accueilli bien d’autres fois, trois fois, nous avons compté avec tant de joie et tant d’émotion. Cette fois-ci encore c’est le même bonheur, la même chance inouïe. Je voudrais remercier infiniment Leïla CHAHID de sa présence et surtout de nous avoir fait cette surprise incroyable puisqu’il y a deux jours encore nous ne savions pas qu’elle allait venir et être à nos côtés. Merci, merci beaucoup vraiment. Une grande grande joie. Elle nous manquait beaucoup. Dire aussi à Elias SANBAR que nous lui devons cette rencontre de ce soir et que je l’en remercie de tout mon cœur. Je le remercie d’avoir permis de nous retrouver. Je voudrais dire s’il en était besoin, à Mahmoud DARWICH combien le fil de l’amitié est resté tendu entre nous ici et lui là-bas où il demeure. Ce fil de l’amitié que nous avions déjà largement évoqué il y a trois ans, et lui dire que c’est une chance inouïe qu’il soit là, je le redis, de retrouver aussi sa poésie, retrouver sa voie si belle si forte si généreuse si lucide à la fois et qui nous permet d’échapper un temps à la désolation et de ne pas nous laisser enfermer dans la tristesse. Lui dire aussi que nous veillons avec lui avec tant de fraternité et d’amitié, lui redire aussi combien j’aime votre terre Mahmoud de Palestine et combien je formule le vœu intense et ardent que nous retrouvions ensemble, c’est un rêve mais vous nous y incitez tellement, que nous retrouvions la vie. Merci, merci infiniment de l’amitié et de l’honneur que vous nous faites, d’être là, avec nous. Dire que nous allons maintenant vous écouter Mahmoud, vous allez lire pendant un temps que nous n’avons pas chronométré, le temps, le plus beau temps et ensuite nous allons écouter la Compagnie Philippe Lacarrière - la semaine dernière nous avons rendu hommage à Jacques Lacarrière qui a beaucoup compté pour nous. Donc Philippe Lacarrière qui a mis en musique un cycle de poèmes de Mahmoud. Il s’agit des onze astres sur un épilogue andalou. Avec au chant : Dominique Devaels, Batterie et chant : Hubert Colau, Percussions et chant : Fabrice Lesellier Thierry Bretonnet, composition, basse, contrebasse : Philippe Lacarrière.
Le concert s’enchaînera à la suite de la lecture de Mahmoud. Après cette belle, magnifique et inouïe soirée nous, boirons le verre de l’amitié ensemble. Merci beaucoup d’être là. »

Mahmoud DARWICH a lu 13 de ses poèmes repris en français, au fur et à mesure par Elias SANBAR (durant 50 minutes). A suivi un concert magnifique de deux heures de la Compagnie LACARRIERE.

Voici le début de chacun des poèmes déclamés par Mahmoud DARWICH dans l'ordre de lecture.

01- Sa yagi-ou yaoumoun akhar (Un autre jour viendra)
02- Fi mithli hada el yaoum (en un jour, à ce jour pareil)
03- Saqata el hissanou (Le cheval est tombé du poème)
04- Fi el Qodsi (A Jérusalem)
05- La yandourouna wara-ahoum (Ils ne se retournent pas)
06- Lem yas-alou hada wara-a el maoutou (Ils n’ont pas demandé qu’y a-t-il)
07- Essaouratou enkassaret (Le cypress s’est brisé)
08- Tounssa ka-annaka lem takoun (On t’oublieras comme si tu n’as jamais été)
09- Edillou (L’ombre)
10- La chaï-a yaagibouni (Rien ne me plaît)
11- Houwa hadioun yaagibouni (Il est paisible, moi aussi)
12- Wasfou el ghouyoum (La description des nuages)
13- fi el intidari (Dans l’attente).

En voici dans leur totalité :
La 04- Fi el Qodsi (A Jérusalem)
À Jérusalem, je veux dire à l’intérieur
des vieux remparts,
je marche d’un temps vers un autre
sans un souvenir
qui m’oriente. Les prophètes là-bas se partagent
l’histoire du sacré … Ils montent aux cieux
et reviennent moins abattus et moins tristes,
car l’amour
et la paix sont saints et ils viendront à la ville.
Je descends une pente, marmonnant :
Comment les conteurs en s’accordent-ils pas
sur les paroles de la lumière dans une pierre ?
Les guerres partent-elles d’une pierre enfouie ?
Je marche dans mon sommeil.
Yeux grands ouverts dans mon songe,
je ne vois personne derrière moi. Personne devant.
Toute cette lumière m’appartient. Je marche.
Je m’allège, vole
et me transfigure.
Les mots poussent comme l’herbe
dans la bouche prophétique
d’Isaïe : "Croyez pour être sauvés."
Je marche comme si j’étais un autre que moi.
Ma plaie est une rose
blanche, évangélique. Mes mains
sont pareilles à deux colombes
sur la croix qui tournoient dans le ciel
et portent la terre.
Je ne marche pas. Je vole et me transfigure.
Pas de lieu, pas de temps. Qui suis-je donc ?
Je ne suis pas moi en ce lieu de l’Ascension.
Mais je me dis :
Seul le prophète Muhammad
parlait l’arabe littéraire. "Et après ?"
Après ? Une soldate me crie soudain :
Encore toi ? Ne t’ai-je pas tué ?
Je dis : Tu m’as tué … mais, comme toi,
j'ai oublié de mourir.
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La 07- Essaouratou enkassaret (Le cyprès s’est brisé)
Le cyprès s’est brisé comme un minaret
et il s’est endormi
en chemin sur l’ascèse de son ombre,
vert, sombre,
pareil à lui-même. Tout le monde est sauf.
Les voitures
sont passées, rapides, sur ses branches.
La poussière a recouvert
les vitres … Le cyprès s’est brisé mais
la colombe n’a pas quitté son nid déclaré
dans la maison voisine.
Deux oiseaux migrateurs ont survolé
ses environs et échangé quelques symboles.
Une femme a dit à sa voisine :
Dis, as-tu vu passer une tempête ?
Elle répondit : Non, ni un bulldozer …
Le cyprès s’est brisé. Les passants sur ses débris ont dit :
Il en a eu assez d’être négligé,
il a sans doute vieilli
car il est grand
comme une girafe,
aussi vide de sens qu’un balai
et il n’ombrage pas les amoureux.
Un enfant a dit : Je le dessinais parfaitement,
sa silhouette est facile. Une fillette a dit :
Le ciel est incomplet
aujourd’hui que le cyprès s’est brisé.
Une jeune homme a dit :
Le ciel est complet
aujourd'hui que le cyprès s’est brisé.
Et moi, je me suis dit :
Nul mystère,
le cyprès s’est brisé, un point c’est tout.
Le cyprès s’est brisé !
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La 09 - Edillou (L’ombre)
L’ombre n’est ni masculine ni féminine
Grise, même si j’y mettais le feu
Elle me suit, grandit puis se réduit
Je marchais elle marchait
M’asseyais et elle s’asseyait
Courais et elle courait
J’ai dit je vais ôter mon manteau bleu et la piéger
Mais elle m’a imité et s’est débarrassé de son manteau gris
J’ai pris un chemin parallèle
Elle a emprunté un chemin parallèle
J’ai dit je vais sortir du couchant de ma ville et la piéger
Mais je l’ai vue me précédant dans le couchant d’une autre ville
J’ai dit je vais revenir appuyé sur des béquilles
Elle est revenue sur des béquilles
J’ai dit je vais la prendre sur mes épaules mais elle s’est rebellée.
J’ai dit je la suivrai pour la piéger
Je suivrai par ironie ce perroquet de la forme
J’imiterai son imitation
Ainsi mon double se fondra dans son double
Je ne verrai plus mon ombre et elle ne me verra plus.
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La 10- La chaï-a yaagibouni (Rien ne me plaît)

Rien ne me plaît
dit le passager de l’autobus, ni la radio
ni les journaux du matin,
ni les fortins sur les collines.
J’ai envie de pleurer.
Le conducteur dit : Attends le prochain arrêt
et pleure seul tout ton saoul.
Une dame dit : Moi non plus. Moi non plus,
rien ne me plaît. J’ai guidé mon fils
jusqu’à ma tombe.
Elle lui a plu et il s’y est endormi
sans me dire adieu.
L’universitaire dit : Moi non plus,
rien ne me plaît. J’ai fait des études d’archéologie mais
je n’ai pas trouvé mon identité dans les pierres.
Suis-je vraiment moi ?
Un soldat dit : Moi non plus. Moi non plus,
rien ne me plaît. J’assiège sans cesse un fantôme
qui m’assiège.
Le conducteur dit, énervé : Nous approchons
notre dernière station, préparez-vous
à descendre …
Mais ils crient :
Nous voulons l’après dernière station, roule !
Quant à moi, je dis : Dépose-moi là. Comme eux,
rien ne me plaît.,
mais je suis las de voyager.



Et puis ce poème unique, inestimable, bouleversant, que Mahmoud DARWICH n’a pas clamé hélas ce soir-là.

BITAQATOU HOUWIYYA

Inscris !
Je suis Arabe
Le numéro de ma carte : cinquante mille
Nombre d'enfants : huit
Et le neuvième... arrivera après l'été !
Et te voilà furieux !


Inscris !
Je suis Arabe
Je travaille à la carrière avec mes compagnons de peine
Et j'ai huit bambins
Leur galette de pain
Les vêtements, leur cahier d'écolier
Je les tire des rochers...
Oh ! je n'irai pas quémander l'aumône à ta porte
Je ne me fais pas tout petit au porche de ton palais
Et te voilà furieux !


Inscris !
Je suis Arabe
Sans nom de famille - je suis mon prénom
« Patient infiniment » dans un pays où tous
Vivent sur les braises de la Colère
Mes racines...
Avant la naissance du temps elles prirent pied
Avant l'effusion de la durée
Avant le cyprès et l'olivier
...avant l'éclosion de l'herbe
Mon père... est d'une famille de laboureurs
N'a rien avec messieurs les notables
Mon grand-père était paysan - être
Sans valeur - ni ascendance.
Ma maison, une hutte de gardien
En troncs et en roseaux
Voilà qui je suis - cela te plaît-il ?
Sans nom de famille, je ne suis que mon prénom.


Inscris !
Je suis Arabe
Mes cheveux... couleur du charbon
Mes yeux... couleur de café
Signes particuliers :
Sur la tête un kefiyyé avec son cordon bien serré
Et ma paume est dure comme une pierre
...elle écorche celui qui la serre
La nourriture que je préfère c'est
L'huile d'olive et le thym


Mon adresse :
Je suis d'un village isolé...
Où les rues n'ont plus de noms
Et tous les hommes... à la carrière comme au champ
Aiment bien le communisme
Inscris !
Je suis Arabe
Et te voilà furieux !


Inscris
Que je suis Arabe
Que tu as raflé les vignes de mes pères
Et la terre que je cultivais
Moi et mes enfants ensemble
Tu nous as tout pris hormis
Pour la survie de mes petits-fils
Les rochers que voici
Mais votre gouvernement va les saisir aussi
...à ce que l'on dit !


DONC


Inscris !
En tête du premier feuillet
Que je n'ai pas de haine pour les hommes
Que je n'assaille personne mais que
Si j'ai faim
Je mange la chair de mon Usurpateur
Gare ! Gare ! Gare
À ma fureur !


Merci pour ce poème à : http://mahmoud-darwich.chez-alice.fr


_____Youtube______

MAHMOUD DARWICH : émouvant poème en hommage à Mohammed AL DURA, l'enfant palestinien de 12 ans assassiné en direct devant les caméras par les soldats de l'Etat d'Israël en septembre 2000
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dimanche, décembre 10, 2006

35- CAMUS - ARTICLE RETIRE - MALENTENDU A LEVER


Albert CAMUS l'Algérien est d'un apport essentiel à la littérature et à la pensée algériennes.

Nous ne pouvons qu'en être fiers quels que soient les malentendus, incomprehensions et autres oppositions des uns et des autres.

Je regrette le malentendu provenant aussi d'une omission et de précisions regrettables de ma part.

Je le regrette profondément auprès de madame Catherine CAMUS.

Il y a lieu de préciser que les paroles que je prète à Mme C. Camus sont totalement authentiques

Cet article ne sera pas repris sans autorisation de madame CAMUS

Ahmed HANIFI, le mardi 29 mai 2007.
[Lire plus haut rubrique n° 55]


_______Youtube__Mouloud Féraoun parle de A. Camus______

Autre video interessante:

http://archives.radio-canada.ca/emissions/emission.asp?IDLan=0&IDEmission=1035&s=emission


vendredi, octobre 13, 2006

34- Entretien avec Maïssa BEY






Maïssa Bey nous a accordé l'entretien qui suit, en marge du 19° festival du livre de Mouans-Sartoux (Alpes Maritimes) qui s'est déroulé du 6 au 8 octobre. Cette année le Festival a rendu hommage à un homme d'exception, Ismaïl Kadaré. De nombreux autres auteurs, venus d'horizons divers ont participé à cette édition " sans barrières et sans tabous ". On a noté parmi les 350 auteurs la présence de G. Kelman, B. Stora, A. Kahn, D. Thu-Huong, A. El Aswany, G. Halimi, A. Touraine… et des algériens, S. Belhaddad, B. Sansal, M. Mokeddem, et M. Bey, qui ont animé des rencontres parmi la quarantaine proposée.Les textes de Maïssa Bey sont fortement centrés sur la problématique féminine, ils sont marqués par une écriture créative, sobre et aérée au rythme lent et à la syntaxe raffinée. Une écriture qui hante la réalité de surface - ce " matériau ordinaire " - qui la marque au plus près, qui la restitue sans jamais tenter de s'y substituer.Même si son entrée en écriture fut guidée par " l'urgence de porter la parole comme un flambeau contre la menace de sa confiscation ", Maïssa Bey ne témoigne pas mais crée, elle privilégie l'esthétique et l'exercice de style à la reproduction.Maïssa Bey est née en Algérie dans la région de Médéa (Algérie). Elle tient l'apprentissage du français de son père instituteur, avant l'école. Elle suit des études universitaires de lettres à Alger. Elle a longtemps enseigné le français. Maïssa Bey réside aujourd'hui à Sidi Bel Abbès (Ouest algérien) où elle anime une association culturelle.Elle a écrit plusieurs romans, nouvelles pièces de théâtre et récits dont certains furent récompensés par des prix : Au commencement était la mer (roman, ed. Marsa, 1996), Cette fille là (roman, ed. l'Aube, 2001), Entendez-vous dans les montagnes (roman ed. l'Aube, 2002), Sous le jasmin la nuit (nouvelles, ed. l'Aube et Barzakh, 2004), Surtout ne te retourne pas (roman, ed. l'Aube et Barzakh, 2005), Bleu, blanc, vert (ed. l'Aube, 2006)…
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Ahmed HANIFI : Il ne fait pas de doute, la femme tient dans vos écrits un espace essentiel. Vous regrettez et dénoncez la place qui lui est faite dans la société algérienne par les hommes, par les intégristes, c'est direct et c'est clair par contre vous êtes silencieuse sur ceux qui fomentent et légifèrent des " codes infâmes ", des " lois scélérates ", sur ceux qui sont tapis dans l'ombre et qui " tirent les fils ", ceux sans lesquels cette réalité faite aux femmes (et aux hommes) aurait probablement été dépassée.

Maïssa BEY : Je tente d'appréhender l'espace réservé aux femmes en Algérie tel qu'il m'apparaît. Ce qui m'intéresse c'est le vécu des gens, je ne m'inscris pas dans un discours politique, je suis écrivain. Ce qui est important c'est de saisir ce qui est socialement en mouvement et de le transférer dans l'écriture.
AH : Sur le plan esthétique nombreuses sont les phrases, dans vos romans ou nouvelles, qui demeurent inachevées, ouvertes. Par ces aposiopèses répétées vous faites du pied au lecteur pour l'intégrer dans vos fictions, pour qu'il achève la phrase, pour qu'il se positionne, pour qu'il partage, pour qu'il s'approprie le destin du récit de la même manière que le fait la narratrice perdue, non ?
Maïssa BEY : Oui, on peut faire cette lecture en effet. Le lecteur est associé au roman.
AH : De quels écrivains ou courants littéraires vous êtes le plus proche ?
Maïssa BEY : Je dois dire que je ne souhaite pas que l'on me confine à tel ou tel courant. Je suis à l'écoute de toutes les formes de la littérature.
AH : Un des rares personnages homme, empli de générosité, c'est le jeune Mourad (" surtout ne te retourne pas ") il renvoie à Mondo, un personnage de Le Clézio, d'identique humanité.
Maïssa BEY: Des Mondo on en trouve partout. Mourad n'est pas un enfant unique en son genre. Il est le fruit de la misère, ils n'a envie que d'une seule chose, se construire ce qui n'est envisageable que dans le départ. Partir. Partir est un thème récurrent aujourd'hui dans la littérature maghrébine. Ces jeunes harragas (" brûleurs de route ") sont prêts à affronter tous les dangers pour fuir. Mourad fait partie de cette génération. Sa propre vie ne représente pas un bien précieux. Il a tout à gagner à partir. Ces jeunes qui n'ont absolument rien, qui vivent dans le dénuement et qui peuvent être à l'abord très durs, qui peuvent même agresser, sont d'une grande tendresse, il nous suffit de leur tendre la main, de leur sourire. Ils sont dotés d'une carapace que les aléas de la vie leur ont destiné. Ils ne sont pas intrinsèquement violents. Ils ont été violentés par la vie.
AH : Par qui ou quoi avez-vous été inspirée pour écrire les nouvelles Sous le jasmin la nuit et En ce dernier matin ? Dans la première les regards et pensées de l'homme croisent ceux de sa compagne dans un continuum binaire…, la seconde nous fait penser à l'Addy de Tandis que j'agonise de Faulkner qui, crapahutée dans un cercueil entre monts en vallées, nous dit tout le bien et le mal qu'elle pense de sa famille qui la suit jusqu'à sa dernière demeure.
Maïssa BEY: Sous le jasmin la nuit est le fruit d'expériences vécues. Il m'a semblé intéressant de se mettre dans le regard de l'autre, de se mettre dans le regard d'un homme qui a de grosses difficultés à communiquer et de se demander ce qu'il pouvait bien abriter, y a-t-il amour, indifférence, haine… Il m'a semblé intéressant de mettre les deux regards dans un même plan où tout ne s'exprime que par des regards. La femme ne sait pas ce qui se dissimule derrière le regard de cet homme qui ne sait pas dire à sa femme l'amour qu'il éprouve pour elle et qui est en même temps terriblement jaloux des silences de sa compagne.La seconde nouvelle s'inscrit dans la même veine à savoir les facteurs qui entravent la communication. Au dernier matin de sa vie cette femme se souvient que quelque chose a frémi en elle et qu'elle a pu peut-être passer à côté. Il m'arrive en croisant de vieilles femmes de me demander si elles ont eu des désirs ou si elles ont seulement vécu ? Elles sont dans une telle relation au monde et à elles-mêmes qu'on les suppose heureuses à l'abord, car elles ont réussi leur vie sociale, elles ont eu des enfants, elles sont mères respectées… mais l'écriture c'est aussi de savoir gratter et lorsqu'on va au delà des apparences, au delà de cette réalité donnée on découvre une autre réalité . Le titre initial de la nouvelle était Et si demain, mais j'ai pensé qu'elle serait trop suggestive.
AH : quels sont vos projets ?
Maïssa BEY : Je suis prise par tout ce qui tourne autour du dernier roman, Bleu, blanc, vert qui paraît en ce moment, promotions, lectures… j'ai écrit une pièce de théâtre qui s'intitule Chaque pas que fait le soleil, qui est actuellement jouée à Saint-Etienne par la Comédie de la ville, j'écris des nouvelles, et m'attelle à un important projet de livre…
AH : Bleu, blanc, vert
Maïssa BEY : Ce dernier roman est issu d'une histoire véridique, l'histoire d'un élève auquel son maître demande de ne plus écrire avec du bleu, car corriger au rouge des exercices écrits à l'encre bleue sur du papier blanc revient à utiliser les trois couleurs de la France coloniale. Il faut utiliser le vert de l'islam exige l'enseignant. J'ai transposé cette histoire dans le roman et la situe aux débuts de l'indépendance.
AH : Vous animez une association à Sidi Bel-Abbès ?
Maïssa BEY : Je suis présidente d'une association de femmes qui s'appelle Parole et écriture qui est à vocation exclusivement culturelle. Partie d'un espace restreint orienté vers des ateliers d'écriture, les ambitions de l'association se sont étoffées. Nous avons reçu des fonds de la Communauté Européenne dans le cadre d'un programme d'aide aux associations qui nous ont permis de créer une bibliothèque à Sidi Bel-Abbès. Nous mettons à la disposition des intéressés, notamment les enfants des espaces de partages, de rencontres, des animations, des ordinateurs…
AH : Cet octobre est le mois du centenaire de la naissance de Léopold Sédar Senghor
Maïssa BEY : J'ai écrit un texte sur Senghor. La poésie m'émeut tellement que je ne suis pas en mesure d'en parler. Maintenant on ne peut évoquer Senghor sans parler de la francophonie. Je suis bien sûr personnellement concernée. Le français n'est pas une langue seconde pour ce qui me concerne, il est ma langue, ma langue paternelle. Le français m'a été transmis par mon père qui était instituteur. C'est un héritage paternel donc, que je tente de faire fructifier par mon écriture..
AH : Que pensez-vous de l'ostracisme dont font l'objet en Algérie les écrits de Sansal, notamment son dernier, Poste restante ?
Maïssa BEY : Boualem est un ami. C'est un homme extraordinaire de simplicité de modestie extrêmement talentueux et d'une grande humilité. Il est en même temps un homme de grand courage parce qu'il dit ce qu'il pense. Il dit tout haut ce que nombreux pensent tout bas. J'ai entendu partout en Algérie les mêmes réflexions que Sansal pose dans son dernier livre. Lorsque dans une Algérie plongée dans la pénombre, quelqu'un apporte une lumière il faut croire qu'il dérange. Boualem dérange, mais il faut savoir que la culture dérange, l'écriture dérange, l'opposition dérange.

Propos recueillis par Ahmed Hanifi.

jeudi, juillet 06, 2006

33- suite et fin- Le TAS : STOCKHOLM

(Suite et fin)

(-Tack och lov att vi hann ! Dieu soit loué, nous sommes arrivés à temps !
C'est ce que j'ai dit hier en rentrant. Eva-Housia et Katarina s'impatientaient.
- Tu le dis si bien et à propos ! On a failli dîner sans toi, où es-tu passé m'a demandé Eva.
- Je me suis oublié au musée.
- Oublié au musée?
- Oui je me suis rendu au National muséum. Il était temps que je le découvre depuis le temps que je suis là ! Magnifique. J'avoue qu'il est magnifique ! J'ai eu un faible pour le compartiment français. Vous connaissez? Magnifique ! Evidemment les sérénades de Watteau, dans la salle 317 font ombrage à tout autre peinture. On ne voit qu'elles d'ailleurs. Où que l'on soit dans la salle on ne voit qu'elles. Elles saisissent les regards et l'espace exigu, comment vous dire…. Elles nous apostrophent et nous attirent vers elles comme un être l'est par des séquences précises de son passé. Dans le casque une voix m'avertissait : "… Cette Leçon damour est quelque peu abîmée comme vous pouvez le constater. L'œuvre est portée par un support en noyer. Elle est toute de poésie. Le temps semble prendre du repos sous les branchages parmi les visages. La statuette charnue symbolise…"
(Il tuerait cette monstrueuse âme vivante et ainsi, délivré de ses horribles reproches, il serait en paix. Il saisit le couteau et le planta dans la toile.)
- Qu'as-tu sous le bras?
- Attends. J'ai croisé un type étrange. Je l'ai aperçu de profil. Au moment où j'allai lui adresser la parole il disparu emporté par l'ascenseur. Je n'eus que le temps de lever le bras et de tenter un "hé !" sans réponse. A son allure, à sa taille, à son béret, je jurerai l'avoir connu. -J'ai pensé à l'historien que je commençais à apprécier. Au galant homme du train. Que ferait-il ici?- J'ai dévalé le large escalier aussi vite que je pus. Il avait disparu. Rien. Ni dans les couloirs, ni dans la cafétéria. Ah, mais c'est si beau, si magnifique ! Tenez, c'est pour vous. J'ai trouvé ça en sortant de la cafétéria. Pas mal non? La leçon damour a reçu un coup.
Je leur ai montré les deux reproductions. Le temps avait passé. Le temps a donc passé. Jours et semaines. Les mois aussi. L'automne à peine arrivé semble lui aussi vouloir s'éclipser. Le voilà bientôt passé.
- Et si on allait au festival demanda Eva-Housia.
- Et le resto c’est le resto qui était prévu !
- Le festival et le resto, allez chiche, l'un et l'autre?
- Forcément ! Le moment est venu. Je le pressentais. Il était là à deux pas. Je l'entendais. Je le voyais. Il s'approchait insidieux.
- Je vous attendrai au Kebab vers dix-huit heures. Pas plus tard n'est ce pas, mais je vous appellerai. Je ne pourrai pas rester au- delà de vingt heures. Moi aussi mon temps est sévèrement compté!
- Très bien dit Eva-Housia. Mais enfin quand t'arrêteras-tu?
- N'oublie pas mes affaires ! Comme tu seras en voiture…
C'était hier soir.
I was talking to the preacher, said God was on my side. Cet air léger et grave me poursuit jusque dans cette rame de métro. Je me suis réveillé avec. Cet air me poursuit et me harcèle. Ce matin il neige. Cela est une banalité. Voilà pourquoi je l'énonce. Je trouve qu'on a souvent tendance à occulter les banalités, ces petits riens qui font la vie. Il neige. Il neige tous les jours, toutes les nuits. En cette saison blanche les nuits déteignent sur les jours. Il sont noirs. Il neige. C'est sa saison. Chaque nouveau pas sur la chaussée est immédiatement recouvert d'une poudre argentée. Le dernier mot ne peut que lui revenir. Nous arrivons de la maison par le tunnelbana comme souvent lorsque nous venons à Stockholm pour flâner ou faire quelques achats. Généralement, c'est Katarina qui utilise la voiture. Nous descendons à la station Slussen. Nyar habite depuis les premiers jours de cette année chez Kat, son amie, dit-il. A Alvsjö. Il l'a connue à la fête de la SACO. A Farsta il est resté moins d'un trimestre. Peut-être deux mois ou un peu plus. Peu après les fêtes il nous a quittés. Les enfants de Kat vivent l'une à Stockholm, l'autre au sud, à Malmö. Qu'est-il devenu? -on l'appelle Nyar depuis notre arrivée. Quelques jours seulement après notre arrivée à Stockholm il était baptisé. Sans sacrement. Excédé qu'elle l'appelle Roi-yen', un jour il lui livra l'étymologie :
- Mon nom signifie nouvel an.
Katarina éclata de rire.
- Ainsi, dit-elle sans se retenir, Rian signifie Ny-ar!
- Oui, en berbère cela veut dire nouvel an" répondit-il fièrement en tirant sur la barbe.
Il a laissé pousser la barbe dès notre arrivée. Il n'en eut jamais auparavant jure-t-il. Depuis, elle l'appelle "nouvel an" en suédois, Ny ar ! Nous aussi. Lui, n'a jamais protesté. Il n'a pas dit non plus qu'il acceptait- Je ne l'ai plus revu depuis plusieurs mois et je le regrette. Qu'est-il devenu? Katarina s'active plus, depuis qu'elle est à la retraite. Elle est devenue une forcenée du volontariat. Elle ne changera plus.
Nyar et moi sommes venus au Nord pour quelques semaines. Plusieurs mois passèrent et nous y sommes encore. La vie est ici entièrement portée par la froideur de l'indifférence. Dans mon esprit le terme "ici" renvoie aussi et infailliblement à tous les espaces. On ne peut réduire l'indifférence des hommes à une région, un pays. L'homme est de partout comme l'ici l'est aussi ; forcément. On se promène, on travaille, on vit des heures et des heures dans le silence de l'isolement. Les hommes ne se connaissent pas. Les hommes s'ignorent. Pour certains d'entre nous la nécessité éclos comme un bouquet de bourraches sur la honte d'être et devient la réponse, la solution : la nécessité, la vraie nécessité, celle qui n'est pas dévoyée, celle dans laquelle ne se tapit pas la contrainte. Celle qui ne renonce pas à la volonté. (Toute réflexion autour de l'opposition -ou de la conjonction- entre l'explication des phénomènes et des comportements par les causes et leur explication par les raisons est bien évidemment nulle et non avenue. Mon idée est ailleurs et les vaches des fermiers suédois du milieu du siècle dernier ne sont pas concernées. Boudon non plus) Il s'agit de cette nécessité qui est l'alternative face au monde d'illusions, qui de surcroît autour de soi s'écroule. Cette nécessité qui m'autorise à dire non. A partir. Celle qui est faite d'obligation. Celle qui enfante le conflit. Certes comme dans les plus beaux romans il y a dans cette vie ici des îlots de fraternité, de vie, des îlots d'incertitudes. Ils sont inscrits dans des lieux mais aussi dans des moments. Certes. Dans des espaces et des instants. Certes. Mais combien insignifiants sont- ils et combien éphémères. Illusoires. Cela ne rime à rien. Le temps non plus. Plusieurs mois coulèrent sous les ponts de l'insondable.)

Aujourd'hui j'ai un véritable besoin d'espace. Mon être a besoin d'espace. Marcher. Marcher. Peut être pas errer, mais marcher. Fuir. Droit au but. Je suis secoué par une prescience fugitive qui me réconforte et m'inquiète à la fois. Je me sens léger. A mes côtés Eva-Housia traîne. Elle doit certainement vouloir flâner. Pas moi. Elle fait beaucoup de lèche-vitrines. Je la comprends. Ya-Sin la préoccupe. Couches-culottes, chaussettes et compagnie. Elle a été suivie de très près par le médecin de famille et par d'autres spécialistes qui l'ont convaincue malgré son âge. Alors elle leur fait confiance. Cela n'est pas très raisonnable. Pas très sérieux.
- Allez !
A l'entrée de Gamla nous passons devant une vieille et sombre construction dont le rez-de-chaussée abrite une librairie sous les regards attentifs des occupants-lecteurs très sérieux du Den Gyldene Freden, à deux pas. Dans la devanture j'aperçois Ormen : Det låg en orm på bottnen av den och en pojke som studerade zoologi…
- Viens, dis-je en montrant le livre à Eva, tu connais? Elle hoche la tête mi-intriguée mi-ironique.
- Talar du svenska?
- Depuis que je suis ici j'ai fait des efforts, tu ne trouves pas? Je n'ai pas lu Ormen ou plutôt si, j'en ai parcouru quelques lignes. J'y ai vu quelques signes. C'était le premier jour. Le jour de notre arrivée. C'était dans le ttt, train. J'ai essayé, rappelle-toi mon voisin dans le ttt, train, je venais de Copenhague avec Nyar. Mais toi?
- Oui je connais. L'auteur en est Stig Dagerman. J'ai lu plusieurs de ses écrits. Noirs. La vie. Pour ce qui est de celui-ci, je l’ai lu, mais il y a longtemps. Je me souviens vaguement d’une histoire de serpent, un ormen oui, dans une caserne et des gars plus ou moins perdus. Je préfère son dernier cri, profond, son dernier hommage : tu ne peux refaire le monde. Modère l'ardeur de tes vœux et cætera… oui j'aime beaucoup. A propos, qu'est devenu ton Faulkner? cela fait une éternité que tu n'en dis rien.
- C'est un serpent de père ! pardon, un serpent de mer !
- Ja
- Je vais rompre les amarres. Le spécial Faulkner devait être diffusé en début d'année mais il me semble qu'on traîne les pieds. C'est le silence total depuis le printemps. On ne répond plus à mes e-mail. Ils doivent faire la gueule à Lectura ! Je comprends. L'absence est si longue !
- Tu les as pourtant mis au courant de la situation.
- Bien sûr.
- Tu as bien envoyé une pige une fois au minimum d'ici n'est ce pas?
- Plus que cela, j'ai expédié deux écrits vers mars justement et trois autres en été. Je ne sais pas ce qu'ils sont devenus. S'il fallait les attendre pour vivre…
- Appelle-les !
J'ai tenté de la remercier pour son hospitalité mais elle réfréna en deux mots mon intention. Une fois encore. Nous empruntons une ruelle qui nous mène jusqu'à l'église allemande à la tour verte. Nous prenons une rue piétonne qui a la forme d’un Z aux angles droits. Elle débouche timidement sur l'extravagante Stortorget. Gamla est un îlot d'anciennes demeures et de ruelles chétives flottant entre deux quartiers, Södermalm et Norrmalm. Devant nous, la célèbre vieille et imposante bâtisse veille. Bientôt, un nouveau magicien des lettres, un maître des mots qu'elle a couronné y recevra ses titres et les honneurs. L'un de ces grands esprits regretta autrefois ici-même que le cinéma ne s'occupât guère de lui. Le jour de son intronisation il raconta des histoires -parfois de vraies salades sinistres- à dormir debout. Comment peut-on dire et laisser dire des choses pareilles, des histoires calamiteuses, injustes qui ne tiennent pas debout. Enfin ; si je l'ai bien compris. Aujourd'hui cela est vraiment sans importance.
De grandes affiches inondent ce quartier et les autres. Plusieurs d'entre elles annoncent pour toute la fête du cinéma – justement – requiem pour une nonne au Stockholms Stadsteater.
(Vers la fin de sa vie, seul le théâtre comptait pour lui. Il y était heureux et merveilleux. Il arrivait qu'il pétrisse des scènes et des personnages empruntés jusqu'à ce qu'ils lui ressemblent!
Temple : je ne suis pas servante. Je ne veux pas servir ce maître qui t'oblige à mourir…
Nancy : j'sais pas. Mais, faut avoir confiance en Lui. C'est peut être ça le prix qu'il faut payer pour la souffrance.)
Les saisons passent et imprègnent notre présent de leur responsabilité. Le temps a passé et cela m'est égal, c'est merveilleux. Il neige sans discontinuer. Nos pas sont feutrés, hésitants.
- Quelle heure as-tu? Depuis que j’ai égaré ma fichue montre je suis perdu. Pourquoi souris-tu? J’y tenais beaucoup tu sais… Comment ai-je pu? Elle a appartenu à ton grand-père. Je te l'ai dit non?
Je suis égaré. Nous entamons la journée et déjà elle amorce sobrement son déclin ! Stortorget est donc une belle grande place au milieu de laquelle trône ces temps-ci un gigantesque et majestueux sapin illuminé de mille feux. Il y a aussi un ensemble de fontaines, dirigée chacune vers un angle de la place. L'hiver est déjà las. Une goutte suspendue ne tombera pas, ne coulera pas. Elle glissera difficilement comme une goutte de colle sur d'autres gouttes d'eau ou de colle, elles aussi suspendues et qui ne tomberont pas. L’eau ne coule pas. Ne coule plus. Blanche et glacée elle forme un bouchon et semble nous contempler. Figée. Le froid a raison de sa fluidité. Derrière nous trois ouvriers s'activent autour de canalisations agonisantes. Un quatrième tient une lourde torche électrique dont il promène les faisceaux dans le grand trou béant. Moins douze degrés. Deux gamins emmitouflés s’agrippent à l’une des fontaines. Je devine un à un les gestes qu'ils font. Je suis déjà venu dans cet endroit. Les mêmes scènes à venir et déjà vues. Cela me bouleverse. Ils refont les mêmes gestes. C'est extraordinaire. Ils caressent l’eau qui ne râle plus comme ils caressent l’espoir. Celui de se rendre à Santaworld où les attendent de pieds fermes tous les Pères Noël avec leurs coups fourrés.
- Tu m'as parlé? dis-je à Eva-Housia.
- Ah non, non. Elle me sourit. Je l'embrasse sur le front.
Les sourires sont larges et les yeux dans les yeux s'envolent pour le Paradis. "C'est la fête, la vie est belle !" semblent vouloir nous jeter à la figure les deux gamins insouciants et irrités par ces mines défaites marquées par l'expérience et qui les scrutent, envieuses. A l'un des balcons qui cernent la place, de l’intérieur, une dame voilée par le rideau de la fenêtre les regarde, amusée par leur manège. Il neige. Il neige abondamment depuis au moins une semaine. Je prends mon bloc-notes gelé pour y porter quelques sentiments croisés, enthousiastes et désespérés qui là, en cet instant me secouent. Quelques mots simples, les premiers venus. Ceux qui ne prennent pas le temps –auxquels Je ne donne pas le temps– de se travestir. Je les plaque, dépouillés, vrais. Des mots sur la place, les enfants, le rideau. Des mots sur cette neige abondante et sur cette eau qui n'est plus maîtresse d'elle-même. Qui ne coule plus. Qui est prise dans la nasse.
- Allons.
Nous devons continuer. Nous traversons Storkyrkan entre la haute cathédrale et le Palais Royal. Impérial. Nous franchissons Elsegatan ainsi que le pont pour arriver sur la prestigieuse Drottningatan. Chaleureuse et populeuse. Nous contournons kulturhuset par la Beridarbansgatan puis passons devant Sverige-huset sur l'énigmatique Qrollgatan. Devant le 5 Biblioteksgatan la foule est compacte. Dans le cadre du festival international du film qui est cette année presque entièrement consacré à Bergman, le Roda-Kvar comme plusieurs autres cinémas projette de nombreux films de cet autre génie. Des courts-métrages lui sont dédiés ainsi que des écrits et conférences. Nous faisons la queue devant la caisse pour Viskningar och rop. A côté, une autre longue file patiente pour assister à la projection de A travers le miroir. J'ai choisi Cris et chuchotements pour son affiche, mais pas seulement : trois sœurs bien seules artificiellement protégées par des ombrelles ; inondées par le crépuscule immuable du soir -cela pourrait bien être l'aube- et par l'immensité naturelle. Elles iront se bercer paisiblement sur la balancelle de leur enviable candeur retrouvée. Ma fille ne dit rien. Elle m'adresse un simple regard interrogateur accompagné d'un furtif haussement d'épaules. Elle finit par lâcher :
- Tu ne vas rien comprendre".
Mais comprendre quoi? Nous y sommes. Les lumières s'éteignent. Les bruissements se tassent un peu plus. Les images défilent, de plus en plus lourdes et inquiétantes. Ce monde est horrible. Un désir puissant s'impose à moi comme une fatalité. Brusquement j'aimerai que tout se fige. Que rien ne bouge. Que les murmures cessent. Que les spectateurs et les acteurs arrêtent de s'agiter. Quelle froide belle journée blanche et noire aussi. Magnifique journée pour se faire enfin enfermer ou oublier. Les saisons se succèdent. Heureusement ou malheureusement mais je n'y peux rien. Elles forgent la vie puis s'éclipsent et reviennent. Devant moi d'autres lumières et couleurs s'entrelacent, par moment violemment. Victorieusement. Le blanc majestueux s'épanouit, nous éclabousse. Blanc de neige, blanc de blanc, blanc de linceul, blanc du journal d'Agnès. Agnès… Agnès? je crois, oui. Elle se lève, elle vomit, elle disparaît sous la couette. Tout a une fin. Les choses, les plantes. Chaque chose, chaque plante, chaque être porte en soi la vie qui porte elle-même sa propre abolition. Le sage qui récite et répète l'arbre est dans le fruit, l'arbre est dans le fruit, ne voit pas le ver. Il ne voit pas le paradoxe, précisément parce qu'il est sage. Le fruit porte le ver et l'arbre. Comme la disparition et la régénération de l'homme sont en son sein. La volonté, notre fragile et ténue volonté se trouve ici prise dans l'arantèle. Trop occupées les deux sœurs d'Agnès ne la voient pas. Et cette douleur dans la poitrine qui me reprend. Bon sang ! Un profond dégoût irrésistible de mon être et de tous les autres m'envahit insidieusement. Dégoût de tout et de tous. Qu'a-t-elle à se coller contre moi? Je ne la supporte pas. Non je ne la supporte pas. Dans le silence et la solitude. Forcément. Absurdité que tout cela. La douleur qui me tenaille est à la hauteur de cette profonde aversion et de cette profonde humiliation qui lui donnèrent vie. Qu'ai-je donc fait? J'ai froid. J'ai froid. Déréliction. Je pense : "J'ai froid". Je pense seulement : "J'ai froid". Je n'ai manqué de rien. Je n'ai manqué de rien. Mais pourquoi tout cela? J'ai d'ailleurs toujours été entouré, aimé ; mais seul dans ma folle quête de quelque rescrit à mes questionnements. Là, las, pénétré par le mystère je suis bien bas et j'ai froid. Obligé.

Paix à mon âme Housia Eva Kata entre ils sont mon âme les débris de ma conscience la lumière tout autour évanescente s'infiltre délivrée mon âme la lumière irradiante j'arrive entre les débris de ma conscience évanescente s'infiltre la lumière irradiante ils sont mon âme la lumière tout autour délivrée mon âme j'arrive j'arrive royaume autour lumière-amour part alejsk kara ob océan obligé élée ilestun Ya-Sin ob »


***

Sur son visage les larmes inondent la commissure des lèvres. On s'agite autour d'elle. Elle est terrorisée. Elle se laisse emporter par ses propres paroles : "snälla, snälla, kala på en ambulans !" Les passants pressés passent. Une voiture et le temps s'immobilisent. Les ambulanciers se bousculent mais leurs gestes sous les gyrophares affolés sont coordonnés. " Snälla, snälla,…!" Toutes les nuances de l'arc en ciel se donnent présentement rendez-vous. Elle accompagne son père jusqu'à la dernière marche. Machinalement elle lève le bras droit, fait un dernier geste qu'elle assiste d'un murmure promis. Elle entend : Tant de temps passant est-il venu sur l'homme... Elle gémit et court : Là ils auront des fruits, et ils auront ce qu'ils réclameront. Les portières claquent. Eva-Housia trébuche et tombe. Autour d'elle tout est blancheur immaculée. Eva-Housia se tient le ventre, s'y agrippe. Ils vivent…

FIN du livre "Le temps d'un aller simple" Ed: Marsa - Paris 2001.
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Notes

Watteau Jean-Antoine: « Ses œuvres qui reflètent le caractère et le goût de ses contemporains ont, en même temps, des racines profondes dans le passé ».[Encyclopaedia Universalis]:

Voir aussi Les 2 sérénades de Watteau : Le 1° tableau s’appelle La sérénade italienne », le 2° = La Leçon damour.

A propos de La Leçon damour on peut lire dans : « Tout l’œuvre peint de Watteau » ed Flammarion 1968 : « La Leçon d’amour, Stockholm, Nationalmuséum : gravé par C. Dupuis (1734). Nirimonde [GBA..(?) 1961 ] pense qu’il s’agit d’une sérénade… » et In : « Watteau -Ministère de la Culture. Ed De la réunion des Musées nationaux-1984 : « En tout cas, l’œuvre telle qu’elle se présente à nous a gardé toute sa poésie. Son titre qui remonte au Recueil Julienne, Leçon d’amour (ou du moins « damour »), lui convient parfaitement. Mirimonde (1961 et 1962) lui a donné une interprétation convaincante… »
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Les Sérénades nous apostrophent … son passé : a) « Le roman entretient avec le temps un rapport primordial comme la peinture avec l’espace ». [In : « Le roman » de M. Raimond]
b) à propos de nous « apostrophent » : au début Watteau ne mettait pas d’apostrophe au titre « Leçon damour ».
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Je commençais à l’apprécer : Car il est le 3° temps. Le temps historique. Le temps qui réconcilie les temps objectif et subjectif.
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La nécessité éclos comme un bouquet de bourraches sur la honte d'être :
Sur la nécessité : (voir aussi plus bas « cette nécessité qui est l'alternative »)
- « L’être » n’est pas un choix (On naît sans rien avoir demandé)
- Lorsque je prends conscience de mon » MOI » : - J’ai honte d’être= C’est l’angoisse. Alors je choisis d’AGIR = C’est LA NECESSITE
Cette Nécessité est née sur cette prise de conscience et sur cette Honte (angoisse)
L’angoisse tue comme le venin. Donc, angoisse = venin = serpent.
La conscience = serpent : Alec : « Je suis trop conscient pour être heureux. »
Ainsi Alec, volontairement ‘choisit’ de partir (suicide?) ; quoi qu’il en soit. Au Kebab il avale des barbituriques, mais lorsqu’il a l’accident, on ne sait si celui-ci est « naturel » ou s’il est l’effet des barbituriques, ou…

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« …qui éclos sur la honte d’être » : In Encyclopaedia Universalis: « …Au début des années 90, les 2 premiers [ Deleuze et Gattari ] avaient livré leur testament intellectuel (« qu’est-ce que la philosophie » – Ed: minuit- 1991) en confiant que : « …la honte d’être un homme nous ne l’éprouvons pas seulement dans les situations extrêmes décrites par Primo Lévi, mais dans des conditions insignifiantes, devant la bassesse et la vulgarité d’existence qui hantent les démocraties devant la propagation de ces modes d’existence et de pensée-pour-le-marché, devant les valeurs les idéaux et les opinions de notre époque… »
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« Cette nécessité qui est l'alternative…celle qui ne renonce pas à la volonté : Alec parle de la nécessité qui est née de la prise de conscience du MOI et de cette honte d'être
Cela dit Alec n'a rien à voir avec Boudon et sa théorie sur les causes et les raisons des comportements qu'il explique par le biais de plusieurs exemples dont celui de ces paysans suédois qui dans les années 30, refusent de clôturer leur champ comme le leur demande l'administration (clôturer un champ = les vaches n'abîment plus les sous-bois, et en plus leur rendement serait meilleur). Selon Boudon il n'y a que des raisons (de bonnes raisons) et pas de causes. Alec dit qu'il n'y a pas de lien à faire entre cette théorie… et la question de la nécessité qui est née de la conscience de soi.

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Temple : « je ne suis pas servante … », Nancy : « j'sais pas… » : In « Albert Camus, théâtre, récits, nouvelles », Ed Gallimar/La Pléiade, Roger Quillot note : « Comme Camus a profondément modifié la dernière scène et que de nombreux critiques s’étaient fondé sur cette dernière scène pour conclure à une évolution de la pensée religieuse de Camus, il m’a paru nécessaire de reproduire ici, le texte de W. Faulkner (doct écrit de R. Quillot) (…)
a- Ce que dit Temple (dans mon texte) : est un extrait de la pièce de Camus (c’est donc une scène modifiée) [p 918 in : La Pléiade/Camus]
b- Ce que dit Nancy (dans mon texte) : est un extrait du roman (Requiem…) de Faulkner, in Gallimard/NRF. Cet extrait est repris tel quel in Camus/La Pléiade.
D’où ma phrase : « Il arrivait qu'il pétrisse des scènes et des personnages empruntés jusqu'à ce qu'ils lui ressemblent ! »

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- Quelle heure as-tu?…: Lorsque in chapitre 2 Alec dit : « Encore une fois je demande l’heure », le « encore » fait suite à la question de Alec ci-dessus : « Qu’elle heure as-tu? »
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L'hiver est déjà las : extrait du proverbe de la Saint Nicolas (décembre) : « L’hiver est déjà las A la saint Nicolas.
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Je devine un à un les gestes qu'ils font. : La question du déjà vu ; je devine les gestes qu’ils font.
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Santaworld…fourrés : « …Le père Noël accueille grands et petits dans sa maison à Santaworld…royaume du Père Noël… »
Coups fourrés : En suédois, les cadeaux de Noël se disent Julklappar, ce qui signifie : « coups de Noël »
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L'énigmatique Qrollgatan : Allusion à Qroll. Qroll est le pseudonyme de Stig Dagerman selon Roger Boyer in « Le texte et l’idée », centre de recherches germaniques de l’université de Nancy 2 [Un fascicule qui commence à la page 137 pour finir à 151, lu in Bibliothèque Nordique à Paris : « Stig Dagerman a écrit sous le pseudo de Qroll,
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Chaque chose, chaque plante, chaque être porte en soi la vie qui porte elle-même sa propre abolition. : J’ai eu cette idée en lisant M. Grawitz [Méthodes des sciences]. Elle cite Hegel : « Il n’est rien sur la terre et dans le ciel qui ne contienne en soi l’être et le néant….L’être d’une chose finie est d’avoir en son être interne comme tel le germe de sa disparition ; l’heure de sa naissance est aussi l’heure de sa mort » [In : « grande logique II – ; cité par Henry Lefebvre dans « Le matérialisme dialectique », PUF- Nouvelle encyclopédie Philosophique. 1971.]
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Un profond dégoût irrésistible de mon être et de tous les autres m'envahit insidieusement. Dégoût de tout et de tous.: lectures de Cioran (Le livre des leurres / De l’inconvénient d’être né). Pour : « Spontanément… » : Voir Cioran « Le livre des leurres » p 38 et plus.
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"J'ai froid". Je n'ai manqué de rien. Je n'ai manqué de rien. : Sénèque écrit [In : Lettres à Lucilius Ed Les belles Lettres- 1964 – Livre 1à 4] : « Je veux faire intervenir Chrysippe et te citer une de ses analyses. « ’Le sage dit-il ne manque de rien, et cependant il a besoin de bien de choses. L’insensé au contraire, n’éprouve le besoin de rien, vu qu’il n’est rien dont il sache faire emploi ; en réalité, il manque de tout’ ». Le sage a besoin de mains et d’yeux, de beaucoup de choses indispensables pour l’usage journalier; il ne manque de rien. Manquer comporte nécessité. La nécessité n’existe pas pour le sage… » - Chrysippe = philosophe et logicien grec – 281 – 205 av JC.
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Là, las, pénétré par le mystère je suis bien bas et j'ai froid. Obligé. : Idée à partir de A. Malraux cité par La croix du 27novembre 1996, dans une chronique de Patricia Marie : Malraux a dit : « Tout homme devient mystère quand il est interrogé par la douleur ».
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« La lumière irradiante j'arrive entre les débris de ma conscience évanescente s'infiltre la lumière irradiante ils sont mon âme la lumière tout autour délivrée mon âme j'arrive j'arrive royaume autour lumière-amour part alejsk kara ob océan obligé élée ilestun Ya-Sin ob » : Pour « Ilestun » = de "Il est Un", citation de Xénophane qui fait référence à Dieu. Parménide (6° à 5° av JC) l'a dit aussi, mais pour lui, au contraire "Il" n'était pas Dieu, mais une "provocation" [lire E.U vol: 17].
Mais Alec à que pense-t-il ?
a- Pour "Lumière-amour": C'est une des principales composantes de l'EMI – Expérience de Mort Imminente (ainsi que: la sortie du corps, le passage dans un long tunnel, panorama de sa vie…)
b- Part = partout
c- Alejsk = C'est une ville de Russie proche de la source de l'AltaIe où est né l'Ob.
d- Pour « Ob » : Ob est un fleuve de Russie né dans l’Altaï [ massif montagneux] qui draine la Sibérie occidentale. Il reçoit l’Irtych et se jette dans l’océan arctique. Pas loin de sa source se trouve la ville de Alejsk
e- Kara = Mer de Kara, juste avant l'Océan atlantique
f- Pour la lumière irradiante : Lire « l’au delà ». Ed Nôesis- Septembre 99 – sous la d° de Bertrand Vergaly.

ENCHASSEMENT:
Par ailleurs : Il y a enchâssement d'un texte [ci-après en gras] dans un autre : entre ils sont mon âme les débris de ma conscience la lumière tout autour évanescente s'infiltre délivrée mon âme la lumière irradiante j'arrive….
Raymond Roussel est l'inventeur de l'enchâssement, in: "l'atelier d'écriture": Anne Roche et alii Bordas 1989.
"L'enchâssement (que l'on appelle encore "récit encadré"), "inclusion d'une histoire à l'intérieur d'une autre". Ce type de composition est fréquemment employé par Maupassant dans ses nouvelles, par ex. dans "Le Bonheur"…". In: L'univers du roman. Roland Bourneuf et Réal Ouellet. Puf, 1981.
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Sur son visage les larmes inondent la commissure des lèvres. On s'agite autour d'elle. Elle est terrorisée…. : Cette partie n’est pas le 10° chapitre. Elle fait partie du 9° (et dernier) chap. Il ne doit y avoir que 9 chapitres, cela renvoie aux 09 mois pour l’accouchement = la vie qui continue.
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Là ils auront des fruits, et ils auront ce qu'ils réclameront. : Sourat 36 verset 57 [Coran – Traduction : Hamidoullah.]
A propos de ce « murmure promis » lire en page 32 cette note:
« N’oublie pas Ya-Sin …. ».
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lundi, juin 26, 2006

32- Assia Djebar dans la presse algérienne au lendemain de son discours à l’Académie française.

- Le Quotidien d’Oran samedi 24 juin 2006

CEREMONIE DE SON ELECTION A L’ACADEMIE FRANÇAISE
Assia Djebar, désormais «Immortelle»

Figure emblématique de la littérature maghrébine, la romancière algérienne Assia Djebar a assisté jeudi à la cérémonie solennelle célébrée à l’Académie française, à l’occasion de son élection, le 16 juin 2005, au fauteuil du juriste Georges Vedel.
Par son entrée dans cette prestigieuse institution, la romancière compte désormais parmi les 40 Immortels en occupant le fauteuil N° 5 de l’Académie française. Cette consécration honore les écrivains maghrébins et européens et est synonyme de renforcement des liens entre l’Orient et l’Occident. Très émue et honorée par cette distinction à l’âge de 69 ans, Assia Djebar, de son vrai nom Fatima Zohra Imalayane, a déployé ses oeuvres littéraires pour la défense des droits des femmes et l’émancipation des musulmanes.
Un combat qu’elle mène depuis plus de 50 ans en s’exprimant dans ses ouvrages littéraires, ses oeuvres cinématographiques et théâtrales en langue française. Une langue qu’elle considère, a-t-elle déclaré, lors de son discours de réception parmi les Immortels, comme «lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie, tempo de ma respiration au jour le jour». Cependant, le choix du français ne change en rien sa grande admiration aux langues de son pays, l’arabe et le berbère.
Fille d’un instituteur, née à Cherchell, dans la wilaya de Tipaza, Assia Djebar a publié son premier roman, «La soif» en 1955, à l’âge de 19 ans. Elle fut la première femme admise au cours de cette même année à l’école normale supérieure de Paris. En 1958, elle publia son 2ème roman, «Les impatients», en 1962 «Les enfants du nouveau monde» avant de faire une interruption de toute production littéraire et ne revenir à l’écriture qu’en 1980 par la publication de «L’amour, la fantasia» en 1985 ou «Ombre sultane» en 1987. Le sort des femmes et des intellectuels, confrontés à l’intolérance et la violence de la décennie 1990 en Algérie, a été aussi évoqué par la romancière qui parle du colonialisme comme «une immense plaie laissée sur sa terre natale». Ce colonialisme, dit-elle dans son discours, «fut vécu sur ma terre natale, en lourd passif, de vies humaines écrasées, de sacrifices privés et publics innombrables et douloureux». «L’Afrique du Nord, du temps de l’Empire français, comme le reste de l’Afrique, a subi, un siècle et demi durant, dépossession de ses richesses naturelles, destruction de ses assises sociales et pour l’Algérie, exclusion dans l’enseignement de ses deux langues identitaires, le berbère séculaire et l’arabe», a-t-elle souligné.
Intervenant lors de cette cérémonie, l’écrivain Pierre-Jean Rémy a d’abord ironisé sur ceux qui se sont étonnés de l’entrée à l’Académie d’une Algérienne, méconnue du grand public, en déclarant «Assia, c’est la consolation et Djebar, l’intransigeance. Quel beau choix». Quant au président de l’union des écrivains tunisiens, Sallah Eddine Boujah, il considère qu’»honorer un écrivain algérien sert la littérature française, mais aussi la littérature maghrébine en raison du nombre d’écrivains maghrébins qui produisent en français, ce qui représente un phénomène international».
B. Mokhtaria
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- La Tribune du samedi 24 juin 2006, page cultuelle :
L’écrivaine algérienne a fait son entrée à l’Académie française. Assia Djebar «Immortelle»
Par Hassan Gherab
Des monts du Chenoua, précisément à Cherchell où elle est née, à la Coupole où, à 69 ans, elle a fait son entrée jeudi dernier parmi les 40 «immortels» de la prestigieuse Académie française, le chemin d’Assia Djebar, Fatima Zohra Imalayane de son vrai nom, est tapissé de lauriers. Et ces lauriers, l’Algérienne les doit autant à son talent d’écrivaine qu’à sa probité intellectuelle et à son attachement à ce substrat culturel et identitaire dont elle ne s’est jamais coupée et dont elle a nourri sa muse même quand des océans l’en séparaient physiquement.Femme, Algérienne, musulmane, amazighe, libre et combattante, pour qu’elle le reste et que toute les femmes le soient, Assia Djebar l’a toujours été, l’est toujours et le restera, plus que jamais assurément. Elle a publié son premier roman, la Soif, en 1955, à l’âge de 19 ans. Depuis, elle n’a cessé de défendre, par le geste et par le verbe, la femme et le droit à l’émancipation des musulmanes. Ecrivaine engagée, Assia Djebar a milité et combattu pour la liberté, la justice et la vérité. Elle a pris le parti de son Algérie contre le colonisateur. Mais quand son pays s’en est pris aux femmes qui l’ont toujours porté, l’écrivaine a mis à nu ses dérives et pris le parti de la femme contre le machisme et son avatar, l’intolérance. Ces positions et cette combativité qui composent la trame de son œuvre littéraire ont aussi constitué l’essentiel de l’introduction du discours de réception d’Assia Djebar à l’Académie. Citant le grand poète Aimé Césaire qui avait écrit que les guerres en Afrique et en Asie ont «décivilisé» et «ensauvagé l’Europe», la nouvelle «Immortelle» expliquera que les colonisés y ont perdu bien plus : «L’Afrique du Nord, du temps de l’Empire français, comme le reste de l’Afrique a subi, un siècle et demi durant, dépossession de ses richesses naturelles, destruction de ses assises sociales et pour l’Algérie, exclusion dans l’enseignement de ses deux langues identitaires, le berbère séculaire et l’arabe.» «La France, sur plus d’un demi-siècle, a affronté le mouvement irréversible et mondial de la décolonisation des peuples. Il fut vécu, sur ma terre natale, en lourd passif de vies humaines écrasées, de sacrifices privés et publics, innombrables et douloureux, sur les deux versants de ce déchirement […]. Le colonialisme vécu au jour le jour par nos ancêtres, sur quatre générations au moins, a été une immense plaie !», ajoutera la nouvelle académicienne qui enfonce le clou en mettant dos à dos les politiciens de tous bords qui ont retourné le couteau dans cette plaie dont ils ont «rouvert récemment la mémoire, trop légèrement et par dérisoire calcul électoraliste». Fatima Zohra Imalayane a ainsi porté le combat de toute une vie jusqu’à sous la Coupole, là où les mots prennent tout leur poids et le verbe son plein sens, là où elle a désormais sa place, bien méritée, n’en déplaise aux détracteurs et détractrices. L’écrivain Pierre-Jean Rémy l’a d’ailleurs bien signifié dans son discours de réponse en disant que «Assia, c’est "la consolation", et Djebar, "l’intransigeance". Quel beau choix !».
H. G.
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El Moudjahid samedi 24 juin 2006
Ne dit mot sur Assia Djebar. Voici le contenu des pages culturelles de ce jour 24/06:
- Décès du poète et parolier Zerrouk Dakfali : L'auteur d'Echam'a s'est éteint- Le 30 juin à 14h 30 au TNA : Alif et les handicapés- Mardi 27 juin à 16h à la BN - André Mandouze, 1916-2006 : Hommage et témoignages- Festival culturel national de la musique actuelle : Conférence de presse, ce matin, à El Mouggar- 6e centenaire de la mort du savant Ibn Khaldoun : 5e conférence mensuelle à la BN d'El Hamma- Musique andalouse : Beihdja Rahal enregistre la 2e série des 12 noubas- Traditions : S'hab El baroud du Touat sont de toutes les fêtes dans la région d'Adrar- 20e anniversaire de la disparition du grand poète, écrivain, politicien, théoricien Jorge Luis Borges
-----------------------Liberté samedi 24 juin 2006
Actualité
Discours d'Assia Djebbar à l'Académie française "L'immense plaie de la colonisation"
Par : SAMIR BENMALEK/ AFp
L'écrivaine algérienne Assia Djebbar, élue à l'Académie française en juin 2005, a été reçue, jeudi passé, à la coupole de cette institution où elle a prononcé un discours dans lequel elle a rappelé le passé colonialiste de la France et ses prolongements électoralistes actuels.Profitant de son entrée dans cette institution créée en 1635, l'une des plus prestigieuses de France, Assia Djebbar, 69 ans, a notamment évoqué "l'immense plaie" laissée par 130 années de colonisation en Algérie, son pays natal, ainsi que son attachement à la langue française, "lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie (…) Tempo de ma respiration au jour le jour", a déclaré la désormais "Immortelle".L'émotion qui se laissait deviner, lors de son intervention, due à cette nouvelle prestigieuse élection ne lui est manifestement pas montée à la tête : "La France, sur plus d'un demi-siècle, a affronté le mouvement irréversible et mondial de la décolonisation des peuples. Il fut vécu, sur ma terre natale, un lourd passif de vies humaines écrasées, de sacrifices privés et publics innombrables, et douloureux, sur les deux versants de ce déchirement. Le colonialisme vécu au jour le jour par nos ancêtres, sur quatre générations au moins, a été une immense plaie !" Et c'est avec cette blessure qu'Assia Djebbar a fait le lien avec la politique française marquée par la fameuse loi du 23 février 2005 qui prévoyait, notamment, que les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer. S'exprimant sur ce sujet, l'écrivaine algérienne, qui enseigne la littérature française aux USA, a évoqué la "plaie dont certains ont rouvert récemment la mémoire, trop légèrement et par dérisoire calcul électoraliste", a déclaré la nouvelle académicienne dont la tâche au sein de cette institution sera de veiller au respect de la langue française, d'en composer le dictionnaire. Dans son discours, l'écrivain Pierre-Jean Rémy a ironisé sur ceux qui se sont étonnés de l'entrée à l'Académie d'une Algérienne méconnue du grand public, avant d'évoquer le nom de plume de l'académicienne : "Assia, c'est la consolation, et Djebbar, l'intransigeance. Quel beau choix !" De son vrai nom Fatima-Zohra Imalayène, Assia Djebbar est la première personnalité nord-africaine à faire son entrée à l'Académie française. Son premier roman, la Soif, écrit à l'âge de 19 ans, est paru en 1955.Depuis, son œuvre romanesque se veut un moyen de défendre le droit des femmes à l'émancipation. Elle a également écrit les Impatients (1958), les Enfants du nouveau monde (1962). Son roman le plus connu reste, cependant, l'Amour, la Fantasia, paru en 1985. Assia Djebbar est également lauréate de plusieurs distinctions internationales.

SAMIR BENMALEK/ AFp
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- El Watan samedi 24 juin 2006
Seuls articles en page Culture : « Watcua Clan ». Les « Nomades » intègrent le « bastion » à Oran » et : Djamel Allam : Concert à la radio nationale, Le barde de la chanson moderne. Dans son édition du lendemain dimanche 25 juin 2006 : « Bibliothèque N.A : Hommage à Tahar Djaout »

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31- Assia Djebar - Son discours à l'Académie française


ASSIA DJEBAR, (de son vrai nom Fatima-Zohra IMALAYENE).








Née à Cherchell le 4 août 1936. Père instituteur ancien élève de l'Ecole Normale de Bouzaréa avec Mouloud Feraoun. Etudes en Algérie jusqu'à Propédeutique, fac d'Alger 1953-54. 1954 Khâgne à Paris, lycée Fénelon. Admise à l'ENS de Sèvres en 1955. Arrêt des études en 1956 après participation à la grève des étudiants algériens. Mariage en 1958. Journalisme à El Moudjahid à Tunis. D.E.S. en Histoire. 1959 assistante à l'Université de Rabat. 1962 Université d'Alger. Puis Centre Culturel Algérien à Paris et FAS. Actuellement enseignante dans une université américaine. Prix de la critique internationale à Venise en 1979 pour "La Nouba des femmes du mont Chenoua" (Film). Prix Maurice Maeterlinck (Bruxelles), 1995. International Literary Neustadt Prize (USA), 1996. Prix international de Palmi (Italie), 1998. Elue à l'Académie française le 16 juin 2005. (http://www.limag.refer.org)

Œuvres
· La Soif, 1957, roman
· Les impatients, 1958, roman
· Les Enfants du Nouveau Monde, 1962, roman
· Les Alouettes naïves, 1967, roman
· Poème pour une algérie heureuse, 1969, poésie
· Rouge l'aube, théâtre
· Femmes d'Alger dans leur appartement, 1980, nouvelles
· L'Amour, la fantasia, 1985, roman · Ombre sultane 1987, roman
· Loin de Médine, 1991 · Vaste est la prison, 1995
· Le blanc de l'Algérie, 1996 Suite où elle met en scène trois de ses amis après leur assassinat
· La femme sans sépulture, 2002 .
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Assia Djebar a été élue à l'Académie française, le 16 juin 2005, à la place du professeur Georges Vedel décédé.

Le jeudi 22 juin 2006 elle a été accueillie par Pierre-Jean Rémy et a prononcé son discours d'intronisation. Assia Djebar est le premier écrivain du Maghreb à siéger à l’Académie française. Elle sera la quatrième femme à siéger parmi les 38 académiciens.


Discours de réception (http://www.academie-francaise.fr)

Réception de Mme Assia Djebar

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE le jeudi 22 juin 2006
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

Mme Assia Djebar, ayant été élue par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Georges Vedel, y est venue prendre séance le jeudi 22 juin 2006, et a prononcé le discours suivant :

Mesdames, Messieurs de l’Académie,
Je voudrais citer d’abord le poète Jean Cocteau, reçu ici en octobre 1955, à cette même date où j’entrais à l’École normale supérieure à Paris, ce dont se souviennent deux ou trois de mes condisciples et amies, présentes aujourd’hui parmi nous. Jean Cocteau donc, avec la grâce et le charme désinvolte que conservent ses écrits et ses images, disait, dans l’introduction de son discours : « Il faudra que j’évite de m’endimancher en paroles, ce vers quoi nous pousse inconsciemment un lieu historique ».
M’endimancher à mon tour ? Le risque pour moi est plus grand : je n’ai ni le charme ni le brio de Jean Cocteau, fêté tout au long de sa vie dans les sociétés les plus distinguées et les publics les plus divers. Du moins, ces premiers mots du poète de Plain-Chant, prononcés en cette même salle, me viennent à l’esprit pour vous exprimer mes remerciements de m’avoir acceptée dans votre Compagnie. Cette voix de Cocteau, intervenant comme celle d’un souffleur de théâtre, me permet de dominer quelque peu la raideur de ma timidité devant vous.
Car ces lieux sont hantés par la présence impalpable de ceux qui, durant presque quatre siècles, se sont succédé dans un labeur continu sur la langue française, portés là par leur œuvre de nature scientifique, imaginative, poétique ou juridique. Dans ce peuple de présents/absents, qu’on appelle donc « immortels », je choisis, en second ange gardien, Denis Diderot, qui ne fut pas, comme Voltaire, académicien, mais dont le fantôme me sera, je le sens, ombre gardienne.
« Il m’a semblé, écrit le philosophe en 1751, qu’il fallait être à la fois au-dehors et au-dedans ». Diderot définit ainsi sa démarche, tandis qu’il termine saLettre sur les sourds et muets.
Je lui emprunte cette perspective d’approche, me plaçant donc « à la fois au-dehors et au-dedans » pour faire l’éloge, selon l’usage, de mon prédécesseur au fauteuil numéro 5, le doyen Georges Vedel.

Revenons sur la carrière du professeur Georges Vedel.
Cet homme du Sud-Ouest, né en 1910 à Auch, mais originaire de Mazamet, est petit-fils, du côté paternel, d’un gendarme qui n’eut pas tellement d’avancement, parce que, selon le Doyen, il était trop bon pour sévir ; par contre, du côté maternel, le grand-père circulait, lui, entre les deux départements de l’Aude et du Tarn, en contrebandier faisant passer les outres de vin, sans payer les droits de péage, cela, sous le règne de Louis-Philippe !
Voici cet enfant placé, presque symboliquement, dès l’origine, de part et d’autre du droit. Diderot dirait « à la fois au-dehors et au-dedans ! »
Avec des racines si authentiquement populaires, qui impliquent aussi le double parler, la langue du grand poète Frédéric Mistral, « langue d’oc » (l’on disait « le patois »), encore palpitante sous le français, appris à l’école de la III e République, l’ascension sociale se continua sur trois générations : le père de Georges Vedel entra à l’école des sous-officiers, gravit les échelons ; il fera la guerre de 14-18 et finira comme colonel.
Le fils sera élevé, après la Grande Guerre, au gré des garnisons paternelles. Il fera de sérieuses études secondaires, mais supportant mal la vie d’internat, après le baccalauréat, bien qu’il penchât un moment pour la philosophie : pour éviter de retrouver justement la pension, il choisit de s’inscrire en droit à Toulouse, sans renoncer, au début du moins, à la philosophie.
Finalement, le droit l’emporta en lui, comme vocation, peut-être aussi grâce à la qualité de la tradition juridique, à Toulouse, celle-ci dominée par la « figure tutélaire du doyen Hauriou », dont Georges Vedel suivit les derniers cours.
Le professeur Didier Maus, président de l’Association française des constitutionalistes, pour souligner les origines familiales de Monsieur le Doyen, caractérisées, disait-il, par « le goût d’indépendance des hommes et des femmes de ces régions, ajoutait : « ce passé occitan ancre Georges Vedel dans la continuité. »
Il termina l’éloge funèbre du Maître en ces termes : « Les plus jeunes de ceux qui nous écoutent pourront dire : oui, en 2002, il y avait quelqu’un — entendez « Monsieur Vedel » qui avait connu le doyen Hauriou ! C’est ainsi, concluait-il, que nos mémoires se construisent et se transmettent. »
Quant au professeur Pierre Delvolvé, sans doute le plus proche disciple, après avoir insisté sur toutes les parties du droit où Georges Vedel a excellé, — droit public français, droit civil, droit international public e,t pour finir, le droit communautaire pour la rédaction des traités de Rome, de l’Europe d’aujourd’hui — Pierre Delvolvé donc résuma la richesse de cette biographie par cette formule : « Georges Vedel a ainsi fait monter à Paris l’école de Toulouse ».
Je ne saurais, hélas, à cause de mon incompétence juridique, retracer, moi, l’apport décisif de Georges Vedel, dans toutes les matières du droit. Certes, les manuels du doyen Vedel ont nourri, nourrissent encore la mémoire de générations d’étudiants, futurs juristes. Il me serait difficile d’entrer dans les arcanes de ce savoir, moi qui, en fait de connaissances dans ce domaine, ne garde trace que de mes lectures De l’esprit des lois de Montesquieu et Ducontrat Social de Jean-Jacques Rousseau, textes qui relèvent plutôt de la philosophie du droit, ou tout simplement de la littérature. Mais, parcourant les entretiens auxquels Georges Vedel avait accepté de participer, peu à peu, j’ai commencé à entendre sa voix, à sentir sa présence.
Puisque, auteur de narrations, j’ai le seul petit pouvoir — j’allais dire « le métier » au sens artisanal de tenter de rendre proche — je n’ose dire de « ressusciter », l’être qui n’est plus ; je choisis, à travers quelques scènes de sa vie, de me placer derrière son ombre, de me glisser tout près, de tenter de le ramener vers vous, excusez-moi, comme « personnage » comme character, dirait-on en anglais.
L’époux, le père, le grand père, évoqués par ses très proches, Madame Vedel en premier, ainsi que l’une de ses filles : je les ai écoutées longuement et silencieuse car, insensiblement, la vibration même de cette parole des très proches, nouée pourtant par le vif de la perte, tournant et se retournant dans le souvenir, vous ramène peu à peu l’absent autant, peut-être plus intimement, que les hommages publics et les témoignages d’éloquence admirative.
Car il s’agit ici, sinon de rendre présent un être cher à ses proches, à ses disciples, du moins de m’approcher au plus près de l’absent, faire affleurer son image qui pourrait, par éclairs furtifs, nous émouvoir, me sont revenus quelques mots un seul vers du poème sans nul doute le plus grand du Moyen Âge européen, je veux dire, La Divine Comédie, et ces mots tirés du chant 21 du Paradis, nous conseillent comment nous aider à créer, même pour une seconde, l’illusion de la présence aimée, oui, quelques mots de Dante :
Mets ton esprit là où sont tes yeux !
Ficca di retro a li occhi tuoi la mente !
Suspendons notre souffle : c’est la voix même de Béatrice, dont n’a jamais pu se consoler le poète exilé de Florence, Béatrice donc qui lui parle, à chaque étape du voyage astral de ce vaisseau imaginaire, puisque nous sommes au Paradis. Rappelons-nous l’élan poétique de cet extraordinaire aventure : Dante, tel un astronaute de notre temps, par trois fois, aborde un ciel de lune, puis successivement dix-sept cieux d’astres différents, ainsi jusqu’à ce chant XXI, où il bénéficie de l’ultime apparition de Béatrice.
Je répète le vers, prononcé par elle, l’aimée qui va disparaître à jamais, juste après avoir annoncé :
Nous sommes arrivés à la septième splendeur .
D’où ce conseil adressé au poète. Ces mots, entre splendeur et absence sereine, elle les murmure en image d’intercession bienfaisante et de tendresse : « Mets ton esprit là où sont tes yeux ».
Dans la vision de Dante, le miracle de pouvoir rendre présent, dans un éclair d’une seconde, tout disparu survient lorsque ce dernier — et revenons, malgré ce détour, à mon regretté prédécesseur — parait plus précieux aux siens que le soleil lui même. Dans cette irréversibilité de la perte, c’est le seul pouvoir de poésie, sa magie de l’émotion communicative : Ficca di retro a li occhi tuoi la mente (vers 16-chant XXI).
Ainsi, cette tension de la mémoire affective, pour nous faire revenir Georges Vedel au cœur de cette absence, à retourner, à inverser en présence de l’esprit, sinon des yeux, présence dense mettant en mouvement l’« imago ».
Parole bouleversante parce que bouleversée, qui tente de combler le passé qui ne passe pas.
En cet effort de liturgie, le disparu, en une lueur, vous revient : loué soit l’effort de ceux qu’il a aimés, qui l’ont aimé, qui le tirent jusqu’à vous, jusqu’à nous, précautionneusement, sans ménager leur propre chagrin qui, en effet, se ravive.
Oui, Monsieur le Doyen nous revient donc, grâce à l’affection des siens qui cherchent consolation, de ses disciples qui, dans l’absence, gardent mémoire de sa rigueur, de la subtilité de ses commentaires, de son influence restée prégnante en eux ! Et pour moi qui les écoutais, la vivacité de leurs souvenirs le rapproche de nous : cette filialité et cette fidélité, l’une et l’autre agissantes, nous le restituent !
Jusqu’à sa voix que je pourrais entendre, moi qui ne l’ai jamais approché, moi qui me suis demandé si cette voix avait un accent, je veux dire, un accent de son Sud-Ouest natal ! Le concret, en somme, de la tradition : son oralité.
Aussi, me demandais-je, selon quel rite archaïque de mon pays pourrais-je jeter à mon tour quelques grains de sable ou de blé, quelques feuilles de laurier, ou des pétales de jasmin dans l’eau reviviscente de la mémoire des élèves et des amis de combat ?
Quant à ce mot de « combat », évoquer plutôt le labeur de patient échafaudage que représenta pour Georges Vedel, par exemple, pendant de longues années, l’élaboration de la Charte de l’Europe, dont il fut l’un des artisans.
De même, j’écoutais le récit fait par l’un de ses compagnons, d’un voyage en Amérique centrale : le professeur Guy Carcassonne me narrant, m’expliquant, puis soudain souriant en se remémorant une escale de nuit... à Cuba. Pourquoi Cuba, vous avez deviné, pour visiter, même tard, une des haciendas, la plus fameuse, où Monsieur le Doyen put faire provision des meilleurs cigares du monde, ce péché du maître étant connu de ses proches...
Descendant du Concorde qu’ils avaient pris, tous deux, en mars 1998, pour se rendre d’abord au Costa Rica, où Georges Vedel recevait un doctorat honoris causa, au retour, grâce à une escale de nuit improvisée, il leur fut possible, par chance, de visiter une ou deux des plantations de tabac de Cuba ? « Nous voici à La Havane, se souvient Guy Carcassonne, en pleine nuit, pas très loin de l’aéroport, pénétrant dans la plantation la plus importante où le maître des lieux nous reçoit, un vieux monsieur fort sympathique. Notre guide, lui-même impressionné, me murmure qu’il s’agit d’une gloire chez tous les fumeurs de cigares, Don Gendro ; de Robaina, en personne, lui dont les cigares sont les plus renommés dans le monde.
... Notre hôte est courtois. Il me demande l’identité de mon compagnon. Tandis que commence la dégustation.
« Eh bien, mon ami et confrère que voici, lui affirmai-je, sûr de dire la vérité, est le « Robaina » du droit ! »
Ils conversèrent longuement, curieux l’un de l’autre, et Monsieur le Doyen reprit l’avion, revigoré par la rencontre, et par sa provision de cigares, bien sûr ! »
Cette scène nocturne évoquée, me voici à imaginer ces deux maîtres du même âge, le Français et le Cubain, au sommet, chacun, de son art respectif, dégustant de concert les cigares les plus fameux du monde. En cette occasion, Georges Vedel dialoguait en espagnol avec Don Gendro de Robeina, le maître des lieux...
En espagnol, puisque Georges Vedel, prisonnier de guerre à partir de 1939 durant ses cinq ans de captivité, avait, entre autres activités, appris la langue espagnole.
Reculons dans le passé de Monsieur le Doyen. Je tente de fixer au vol les images que le Doyen lui-même a fait lever en moi par ses réponses au journaliste Marc Riglet.
- « À dix ans, j’occupe l’Allemagne ! » dit-il, tout de go et avec humour.
Comprenez qu’en 1920, le père de notre héros, fait partie du corps d’armée française qui occupe en effet l’Allemagne vaincue. Son garçon de dix ans poursuit sa scolarité au lycée français de Mayence.
« Bien des années plus tard, se remémore Monsieur le Doyen, je me suis rappelé une scène qui, au moment de l’occupation de la Ruhr m’avait frappé sans que je la comprenne ».
En effet, en janvier 1923, les troupes françaises et belges, avec l’accord des autres Alliés, occupent, sur la rive droite du Rhin, les usines métallurgiques de Krupp, et de Thyssen qui tardaient à payer la dette de guerre trop lourde. Décision catastrophique qui va retourner la classe ouvrière allemande — pourtant l’une des plus politisées alors — vers une réaction de solidarité nationaliste avec ses patrons.
Imposante manifestation donc, à Mayence, chef lieu de l’occupation des Alliés de 1918, que fixe, par un détail inoubliable, la mémoire du garçonnet Vedel : « Imaginez, se souvient-il, l’ahurissement d’un enfant de douze ou treize ans qui, de son balcon, entend des Allemands chanter... La Marseillaise comme chant révolutionnaire. Et cela, comme défi aux Français ! »
Le garçon à Mayence, du haut de son balcon, en témoin oculaire, ajoute même qu’alors des spahis marocains reçurent l’ordre de disperser la manifestation des ouvriers allemands qui venaient au secours de leurs patrons !
Georges Vedel donc, longtemps après, fera ce commentaire quelque peu amer : Pur chef d’œuvre politique qu’Ubu n’aurait pas renié !
J’entends la voix du Doyen s’attrister ; comme nous, il se souvient qu’à cette occasion, on entendit parler d’un certain Hitler, avec son mouvement d’extrême droite naissant, même si, peu après, le sinistre agitateur est arrêté, pour un court moment. Je note cet instant où le garçonnet de douze-treize ans est témoin à partir de son balcon,— l’image ici n’est nullement métaphorique — oui, vraiment, au balcon précisément de l’histoire, car cette journée devient prémisse de la tragédie européenne qui va suivre.
Mais si, soudain, je jonglais avec les dates de cette vie exemplaire ? Sautons pour l’instant le cursus scolaire du garçon devenu lycéen à Toulouse, puis étudiant en droit, puis professeur agrégé. Enjambons même le deuxième séjour de notre héros en Allemagne-: les cinq ans de captivité à l’oflag 18, sur lequel, bien sûr, je reviendrai.
Avançons plus loin encore dans le temps à venir du garçonnet de 1923.... Arrivons, n’hésitons pas... en l957, c’est-à-dire trente-quatre ans plus tard ! À Bruxelles, nous trouvons nous, lorsque, dans la délégation française présidée par le ministre Maurice Faure, Georges Vedel est, à quarante-sept ans, le juriste chargé de rédiger les articles du traité de l’Euratom, traité qui, dans une Europe qu’on désire nouvelle, et solidaire, permettrait de lui garantir une indépendance de l’Énergie par rapport aux USA.
Six articles sont écrits d’une façon tellement technique qu’ils pourraient, au dernier moment, entraîner un refus du vieux Chancelier Adenauer. Or il est important, même urgent, du moins pour le gouvernement français d’alors, que ce traité soit ratifié.
Se déroule en coulisse, une scène qui aura son importance pour le traité de Rome qui doit suivre. Le suspense commence lorsque Guy Mollet lui-même, alors chef de gouvernement, « traîne » (c’est l’expression de celui qui évoque ce passé), oui, traîne. Georges Vedel, le juriste rédacteur des articles devant le chancelier Adenauer qui hésite à signer.
Guy Mollet présente au vieux Adenauer le juriste Vedel qui a rédigé les six articles auxquels personne ne comprend rien sauf les juristes. Georges Vedel en allemand, résume son texte d’une façon si convaincante que le vieux Chancelier retrouve confiance...
Dans ces allées et venues de la mémoire, Georges Vedel commentera, cette fois, à la veille d’être élu à l’Académie en 1997 : « Je pensais qu’il était plus sérieux de faire la Communauté économique européenne et cet Euratom auquel je m’étais attaché parce qu’il était riche en problèmes juridiques ! »
Monsieur le Doyen, qui est une mine de souvenirs de même importance où il est à la fois acteur, négociateur et témoin pour l’histoire — ajoute d’ailleurs cette remarque si précieuse pour nous : « Maurice Faure a souvent dit que si cette négociation (de l’Euratom) a pu se faire, c’était en partie parce que la guerre d’Algérie occupait beaucoup les esprits »
Mais faisons revivre Georges Vedel, à peine quadragénaire, en ces années 1950 alors que, pour sa capacité à trouver forme à cette nouvelle donne internationale, il jouit de la confiance des chefs d’état de premier plan. Son rôle fut donc décisif dans le rapprochement franco-allemand qui se noue dans cette décennie. Se rappelant peut-être le petit garçon de 1923, il soupirera : « L’interminable match France-Allemagne ne pouvait se perpétuer à jamais de guerre en guerre ! ».
Et toujours en 1997, presqu’au soir de sa vie, il conclura : « L’idée de répéter les âneries qui avaient provoqué le déchirement de l’Europe nous était étrangère. Nous pensions même le contraire. »

Excusez moi, Mesdames et Messieurs, cette embardée dans la vie de Monsieur le Doyen : mon voyage « védélien » parti de 1923 a sauté, trente-quatre ans d’un coup, jusqu’à 1957, je n’ai pu ensuite m’empêcher de citer ses jugements plus tard, à la veille de son élection à l’Académie...
Ces allées et venues que j’opère, dans un apparent désordre, me font sentir combien durant son parcours de vie (l’enfance, les études, l’expérience de la guerre et des camps), le professeur est resté sensible à l’équilibre si fragile entre le passé collectif qui résiste et les formes nouvelles, quelquefois informes, mais préfigurant l’avenir de l’Europe.
Quand, par exemple, il anima, avec des amis, en 1967, le club Jean Moulin, son instinct de juriste hors pair était soutenu par une intelligence aigüe des poussées du changement qui, même avec retard, advient...
Pour ma part, il est vrai, m’a frappée son œuvre de juriste, je dirais de Grand Sage dans la naissance d’une Europe nouvelle.
Sa pensée du Droit, expérimentée sur des décennies, lui a fait saisir, au plus près, les mouvements d’un secret balancier qui tente d’équilibrer stabilité et progrès d’une Europe cicatrisée. Dont il me parait être l’un des horlogers invisibles.
M’a touchée son expérience de ce problème si tenace, lame de fonds et de longue durée, disons « de longue patience », ou même de « longue souffrance », de ce que Monsieur Vedel appelle « l’interminable match France-Allemagne ».
Aussi reviendrai-je sur son arrestation de 1939, puis sur son expérience de la captivité qu’il vécut, cinq années durant.
« La guerre ? se souvient-il, toujours face à Marc Riglet, il est difficile de se rendre compte de l’état de stupeur dans lequel la défaite nous a plongés ! » Il souligne, « ce que l’on a presque tout à fait oublié » dit-il, les 100.000 morts français de la campagne de 39. Il rappelle « ces jours de détresse et de dégoût », son expression est toute secouée par une colère stupéfaite encore de jeune homme, car, en 1939, il s’est indigné: « Cela, vingt et un ans seulement après la victoire, si chèrement acquise des Alliés de 1918 ! »
En 1939 donc, lieutenant dans l’est de la France, il se retrouve encerclé avec l’état major de la V e armée.
L’ordre est transmis aux officiers de tenter de gagner, en ordre dispersé, la frontière suisse. Trois d’entre eux avancent au hasard, dans la forêt vosgienne, en pleine nuit. Le premier, Vedel, butte contre un obstacle et tombe, c’est sur un soldat allemand : « Je suis capturé, se souvient-il, par l’unité allemande dont je suis le premier prisonnier en tant qu’officier ! Je suis envoyé dans un Oflag, où, je dois dire, est respectée la convention de Genève... Dans le troisième de ces camps, nous souffrirons certes du froid, de la mauvaise nourriture, mais nous pourrons recevoir des colis une fois par mois, et même des livres, ensuite ».
En Août 1940, il est transféré en Autriche, à l’Oflag 18 où sont regroupés plusieurs autres professeurs de droit, d’histoire, de lettres etc. Tous ensemble organisent une Université. Il redevient donc professeur de droit, durant les cinq ans qui suivront, mais aussi étudiant, car il apprend l’espagnol, ainsi que la théologie de Saint Paul. Georges Vedel juge ces années de prisonnier, « extrêmement fécondes », malgré les conditions plus qu’ascétiques du quotidien. Il y noue des amitiés nouvelles et durables.
En 45, lorsque les Russes libèrent ce camp non loin de Vienne, les officiers français sont remis aux Américains, à l’aérodrome de Linz. Là, a lieu un choc en lui ; une horreur indicible saisit ces Français libérés lorsqu’ils rencontrent d’autres déportés, mais dans quel état : des êtres squelettiques sortent, ou plutôt titubent hors du camp de Mauthausen qui ne se trouvait qu’à seulement soixante kilomètres du leur : « Hélas, s’exclame Monsieur Vedel, un troupeau de torturés, de quasi morts nous apparaît ».
Ce fut un bouleversement de son être tout entier. Ni lui, ni ses camarades de captivité, tandis qu’ils font face à cette vision de cauchemar, n’auraient pu imaginer, et si près d’eux, « un tel enfer de torture, de famine, de mort : un monde sans droit, dit-il, où l’homme est traité plus mal qu’une bête ».
Sa réaction, dans le train qui le ramène à Paris, est d’une force qu’il n’oubliera jamais : « il me semble, se souvient-il, que j’ai commencé à croire vraiment au droit à ce moment là »
L’horreur qu’il ressent, les jours suivants, se prolongera. Car, dans ce train du retour, les déportés de Mathausen continuent de mourir.
Par cette vision, de ce qu’avait pu être aussi la guerre, il restera marqué, hanté par la proximité d’un « monde sans droit », une Barbarie au cœur même de l’Europe. « J’ai compris, conclut-il, que le droit, même rudimentaire, même rugueux, est l’une des frontières entre l’Homme et la bête ! »
Auparavant, il était un brillant agrégé de droit, en train de « réussir » sa vie de professeur d’université. Après 1945, le droit n’est plus seulement une « carrière », un métier, mais une vocation qui l’habite, dont les questionnements ne laisseront plus jamais son esprit en repos.
George Vedel, donc, grand maître du Droit !
Comme professeur depuis 1936, presque tout le long du siècle passé, à la Faculté de Droit, à Sciences-Pô et dans de multiples Universités étrangères, y compris celles des trois pays du Maghreb. Ses cours, nous dit-on, étaient un modèle de clarté et de rigueur, avec toujours des notes d’humour.
Comme auteur, c’est surtout en Droit Constitutionnel et en droit administratif qu’il innova, ainsi par exemple, son manuel datant de 1949, réimprimé en 1994, reste indispensable pour comprendre les transitions constitutionnelles de la III e à la IV e République.
Au Conseil Constitutionnel enfin, son entrée en 1980 fut sa consécration. II se trouva que, les neuf années suivantes, la France eut deux Présidents de la République et trois élections législatives. « L’alternance engendra une activité intense » nous dit Robert Badinter qui rejoignit le Doyen à cette haute instance. Et Monsieur Badinter de conclure : « Une vision d’ensemble guidait la démarche du Doyen. Elle donnait à ses écrits et à ses propos une unité et une densité incomparables »
Pour ma part, ayant trop vite survolé cette vie si riche et ce trajet exemplaire, je me permets de revenir au choc que l’homme Georges Vedel reçut à l’aérodrome de Linz, et qui ébranla définitivement son intelligence, sa sensibilité, qui a donné plus de profondeur à sa conscience de citoyen.
Certes, par le hasard de la vie, il a été lié d’amitié avec Maurice Faure, très jeune parlementaire. Celui-ci, ministre en 1956, chargé de la négociation européenne, fait appel à Monsieur le Doyen comme conseiller juridique pour les accords à élaborer, qu’il faudra soumettre aux différents partenaires d’une Europe réconciliée.
Peut-être, toutes proportions gardées, pourrait on revenir à l’origine de la première Europe des célèbres Serments de Strasbourg, en 842, lorsque parmi les petits-fils de Charlemagne, deux frères cadets font la paix (chacun, dans la langue de l’autre) : ils partagent l’héritage paternel, certes, pour se renforcer aussi contre le frère aîné, le troisième héritier...
Ce schéma, on pourrait dire qu’il fonctionne à nouveau, au milieu des années 1950. Vaincus et vainqueurs de l’Europe surgissant, une nouvelle fois, de ses ruines, élaborent des fondations autres pour une Europe à régénérer. Ils se réconcilient certes, mais, pour contrebalancer le bloc des « pays de l’Est » et cela, jusqu’ à la chute du mur de Berlin, en 1989.
Dans ce cadre, un peu comme un expert de la mécanique européenne, Georges Vedel joua donc un rôle décisif à Bruxelles.
La force qui l’habitera, je J’appellerai son éthique du Droit, contre le domaine du non-droit . Elle lui vint aussi de sa confrontation vécue avec les craquements tragiques d’une toute récente histoire européenne.

Il y a une autre Histoire, Mesdames et Messieurs, et consécutive à celle-ci... Permettez-moi de l’évoquer à présent : la France, sur plus d’un demi-siècle, a affronté le mouvement irréversible et mondial de décolonisation des peuples. Il fut vécu, sur ma terre natale, en lourd passif de vies humaines écrasées, de sacrifices privés et publics innombrables, et douloureux, cela, sur les deux versants de ce déchirement.
Il s’agissait, aussi d’une confrontation plus large de l’Europe avec tout le Tiers Monde. Aux philosophes de l’Histoire de mesurer pourquoi les deux dernières guerres mondiales ont pris racine sans doute dans le fait que l’Allemagne, puissance réunifiée en 1870, fut écartée du dépeçage colonial de l’Afrique, au xix e siècle.
L’Afrique du Nord, du temps de l’Empire français, — comme le reste de l’Afrique de la part de ses coloniaux anglais, portugais ou belges — a subi, un siècle et demi durant, dépossession de ses richesses naturelles, déstructuration de ses assises sociales, et, pour l’Algérie, exclusion dans l’enseignement de ses deux langues identitaires, le berbère séculaire, et la langue arabe dont la qualité poétique ne pouvait alors, pour moi, être perçue que dans les versets coraniques qui me restent chers.
Mesdames et Messieurs, le colonialisme vécu au jour le jour par nos ancêtres, sur quatre générations au moins, a été une immense plaie ! Une plaie dont certains ont rouvert récemment la mémoire, trop légèrement et par dérisoire calcul électoraliste. En 1950 déjà, dans son « Discours sur le Colonialisme » le grand poète Aimé Césaire avait montré, avec le souffle puissant de sa parole, comment les guerres coloniales en Afrique et en Asie ont, en fait, « décivilisé » et « ensauvagé », dit-il, l’Europe ».

En pleine guerre d’Algérie, pour ma part, par contre, j’ai bénéficié de chaleureux dialogues avec de grands maîtres des années cinquante : Louis Massignon, islamologue de rare qualité, pour mes recherches alors en mystique féminine, du Moyen Âge, l’historien Charles André Julien qui fut mon Doyen à l’Université de Rabat autour de 1960, enfin le sociologue et arabisant, Jacques Berque qui me réconfortait, hélas, juste avant sa mort, en pleine violence islamiste de la décennie passée contre les intellectuels., en Algérie.
J’ajouterai à cette liste, le discret ami d’autrefois, Gaston Bounoure qui, d’Égypte, venant finir sa carrière de professeur au Maroc, était l’un des rares à m’encourager dans mes débuts de romancière ; de même, un peu plus tard, le poète Pierre Emmanuel qui siégea parmi vous.
Je terminerai surtout avec deux femmes qui m’avaient communiqué auparavant la force d’être ce que je suis c’est-à-dire un auteur d’écriture française : l’une, Madame Blasi, au collège de Blida, par sa simple lecture des poèmes de Baudelaire — j’avais onze ans-—, l’autre à Paris, le professeur Dina Dreyfus dont l’enseignement de Descartes et de Kant me transmit un peu de rigueur, j’en avais dix-neuf...
Je voudrais ajouter, en songeant aux si nombreuses Algériennes qui se battent aujourd’hui pour leurs droits de citoyennes, ma reconnaissance pour Germaine Tillon, devancière de nous toutes, par ses travaux dans les Aurès, déjà dans les années trente, par son action de dialogue en pleine bataille d’Alger en 1957, également pour son livre Le harem et les Cousins qui, dès les années soixante, nous devint « livre-phare », œuvre de lucidité plus que de polémique.

Comme Georges Vedel, je me destinais à la philosophie. Passionnée, étais-je à vingt ans, par la stature d’Averroes, cet Ibn Rochd andalou de génie dont l’audace de la pensée a revivifié l’héritage occidental, mais alors que j’avais appris au collège l’anglais, le latin et le grec, comme je demandais en vain à perfectionner mon arabe classique, j’ai dû restreindre mon ambition en me résignant à devenir historienne. En ce sens, le monolinguisme français, institué en Algérie coloniale, tendant à dévaluer nos langues maternelles, nous poussa encore davantage à la quête des origines.
Ainsi, dirais-je, s’aviva mon « désir ardent de langue », une langue en mouvement, une langue rythmée par moi pour me dire ou pour dire que je ne savais pas me dire, sinon hélas dans parfois la blessure... sinon dans l’entrebâillement entre deux, non, entre trois langues et dans ce triangle irrégulier, sur des niveaux d’intensité ou de précision différents, trouver mon centre d’équilibre ou de tangage pour poser mon écriture, la stabiliser oui risquer au contraire son envol.
La langue française, la vôtre, Mesdames et Messieurs, devenue la mienne, tout au moins en écriture, le français donc est lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie, cible de mon utopie peut-être, je dirai même ; tempo de ma respiration, au jour le jour : ce que je voudrais esquisser, en cet instant où je demeure silhouette dressée sur votre seuil.
Je me souviens, l’an dernier, en Juin 2005, le jour où vous m’avez élue à votre Académie, aux journalistes qui quêtaient ma réaction, j’avais répondu que « J’étais contente pour la francophonie du Maghreb ». La sobriété s’imposait, car m’avait saisie la sensation presque physique que vos portes ne s’ouvraient pas pour moi seule, ni pour mes seuls livres, mais pour les ombres encore vives de mes confrères — écrivains, journalistes, intellectuels, femmes et hommes d’Algérie qui, dans la décennie quatre-vingt-dix ont payé de leur vie le fait d’écrire, d’exposer leurs idées ou tout simplement d’enseigner... en langue française.
Depuis, grâce à Dieu, mon pays cautérise peu à peu ses blessures.

Il serait utile peut être de rappeler que, dans mon enfance en Algérie coloniale (on me disait alors « française musulmane ») alors que l’on nous enseignait « nos ancêtres les Gaulois », à cette époque justement des Gaulois, l’Afrique du Nord, (on l’appelait aussi la Numidie), ma terre ancestrale avait déjà une littérature écrite de haute qualité, de langue latine...
J’évoquerai trois grands noms : Apulée, né en 125 ap. J.C. à Madaure, dans l’est algérien, étudiant à Carthage puis à Athènes, écrivant en latin, conférencier brillant en grec, auteur d’une œuvre littéraire abondante, dont le chef d’œuvre L’Âne d’or ou les Métamorphoses, est un roman picaresque dont la verve, la liberté et le rire iconoclaste conserve une modernité étonnante.... Quelle révolution, ce serait, de le traduire en arabe populaire ou littéraire, qu’importe, certainement comme vaccin salutaire à inoculer contre les intégrismes de tous bords d’ aujourd’hui.
Quant à Tertullien, né païen à Carthage en 155 ap. J.C, qui se convertit ensuite au christianisme, il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, dont son Apologétique, toute de rigueur puritaine Il suffit de citer deux ou trois de ses phrases qui, surgies de ce Il e siècle chrétien et latin, sembleraient soudain parole de quelque tribun misogyne et intolérant d’Afrique. Par exemple, extraite de son opus Du voile des vierges , cette affirmation : « Toute vierge qui se montre, écrit Tertullien, subit une sorte de prostitution ! », et plus loin, « Depuis que vous avez découvert la tête de cette fille, elle n’est plus vierge tout entière à ses propres yeux ».
Oui, traduisons le vite en langue arabe, pour nous prouver à nous-même, au moins, que l’obsession misogyne qui choisit toujours le corps féminin comme enjeu n’est pas spécialité seulement « islamiste ! »
En plein iv e siècle, de nouveau dans l’Est algérien, naît le plus grand Africain de cette Antiquité, sans doute, de toute notre littérature : Augustin, né de parents berbères latinisés... Inutile de détailler le trajet si connu de ce Père de l’Église : l’influence de sa mère Monique qui le suit de Carthage jusqu’à Milan, ses succès intellectuels et mondains, puis la scène du jardin qui entraîne sa conversion, son retour à la maison paternelle de Thagaste, ses débuts d’évêque à Hippone, enfin son long combat d’au moins deux décennies, contre les Donatistes, ces Berbères christianisés, mais âprement raidis dans leur dissidence.
Après vingt ans de luttes contre ces derniers, eux qui seraient les « intégristes chrétiens » de son temps, étant plus en contact certes avec leurs ouailles parlant berbère, Augustin croit les vaincre : Justement, il s’imagine triompher d’eux en 418, à Césarée de Maurétanie (la ville de ma famille et d’une partie de mon enfance). Il se trompe. Treize ans plus tard, il meurt, en 431 dans Hippone, assiégée par les Vandales arrivés d’Espagne et qui, sur ces rivages, viennent, en une seule année, de presque tout détruire.
Ainsi, ces grands auteurs font partie de notre patrimoine. Ils devraient être étudiés dans les lycées du Maghreb : en langue originale, ou en traduction française et arabe.

Rappelons que, pendant des siècles, la langue arabe a accompagné la circulation du latin et du grec, en Occident ; jusqu’à la fin du Moyen Âge.
Après 711 et jusqu’à la chute de Grenade en 1492, l’arabe des Andalous produisit des chefs d’œuvre dont les auteurs, Ibn Battouta le voyageur, né à Tanger ; Ibn Rochd le philosophe commentant Aristote pour réfuter El Ghazzali, enfin le plus grand mystique de l’occident musulman, Ibn Arabi, voyageant de Bougie à Tunis et de là, retournant à Cordoue puis à Fez-La langue arabe était alors véhicule également du savoir scientifique (médecine, astronomie, mathématiques etc.) Ainsi, c’est de nouveau, dans la langue de l’Autre (les Bédouins d’Arabie islamisant les Berbères pour conquérir avec eux l’Espagne) que mes ancêtres africains vont écrire, inventer. Le dernier d’entre eux, figure de modernité marquant la rupture, Ibn Khaldoun, né à Tunis, écrit son Histoire des Berbères en Algérie ; au milieu du xiv e siècle. Il finira sa vie en 1406 en Orient ; comme presque deux siècles auparavant, Ibn Arabi.
Pour ces deux génies, le mystique andalou, et le sceptique inventeur de la sociologie, la langue d’écriture semble les mouvoir, eux, en citoyens du monde qui. préférèrent s’exiler de leur terre, plutôt que de leur écriture.
À quoi me sert aujourd’hui ma langue française ? Je me pose presque ingénument la question. Dès l’âge de vingt ans, j’avais choisi d’enseigner en université l’histoire du Maghreb.
Comme le Doyen Vedel, j’aime de cette profession l’indépendance intellectuelle qu’elle assure, ainsi que les contacts avec de jeunes esprits ; leur communiquer ce qu’on aime, rester en alerte avec eux qui vous aiguillonnent tandis que vous avancez en âge. Je n’ai fait, après tout, que prolonger l’activité de mon père qui, instituteur dans les années trente, en pleine montagne algérienne, seul dans une école où ne parvenait même pas la route, scolarisait en français des garçonnets, il y ajoutait des cours d’adultes, pour des montagnards de son âge auxquels il assurait une formation accélérée en français, les préparant ainsi à de petits métiers d’administration pour que leurs familles aient des ressources régulières.

Dès l’âge de mes quinze ans, j’ai adhéré à une conception fervente de la littérature. « J’écris pour me parcourir » disait le poète Henri Michaux . J’ai adopté, en silence, cette devise.
L’écriture m’est devenue activité souvent nocturne, en tout cas permanente, une quête presque à perdre souffle... J’écris par passion d’« ijtihad », c’est-à-dire de recherche tendue vers quoi, vers soi d’abord. Je m’interroge, comme qui, peut-être, après tout, comme le héros métamorphosé d’Apulée qui voyage en Thessalie : sauf que je ne veux retenir, de ce prétentieux rapprochement que la mobilité des vagabondages de ce Lucius, double de l’auteur, mon compatriote de dix-neuf siècles auparavant...
Est-ce que, me diriez vous, vous écrivez, vous aussi, métamorphosée, masquée et ce masque que pourtant vous ne cherchez pas à arracher, serait la langue française ?
Depuis des décennies, cette langue ne m’est plus langue de l’Autre- presqu’une seconde peau, ou une langue infiltrée en vous-même, son battement contre votre pouls, ou tout près de votre artère aorte, peut-être aussi cernant votre cheville en nœud coulant, rythmant votre marche (car j’écris et je marche, presque chaque jour dans Soho ou sur le pont de Brooklyn)... Je ne me sens alors que regard dans l’immensité d’une naissance au monde. Mon français devient l’énergie qui me reste pourboire l’espace bleu gris, tout le ciel.
J’aurais pu être, à la fin des années 1970, à la fois cinéaste de langue arabe, en même temps que romancière francophone. Malgré mes deux longs métrages, salués à Venise et à Berlin, si j’avais persisté, à me battre contre la misogynie des tenants du cinéma d’état de mon pays, avec sa caricature saint-sulpicienne du passé, ou ses images d’un populisme attristant, j’aurais été asphyxiée comme l’ont été plusieurs cinéastes qui avaient été sérieusement formés auparavant. Cette stérilité des structures annonçait, en fait, en Algérie, la lame de fond de l’intolérance et de la violence de la décennie quatre-vingt-dix. J’aurais donc risqué de vivre sourde et aveugle en quelque sorte, parce qu’interdite de création audio-visuelle.
Mais, de mes repérages pour quêter la mémoire des paysannes dans les montagnes du Dahra, en langue arabe ou parfois le berbère fusant au souvenir des douleurs écorchées— j’ai reçu une commotion définitive. Un ressourcement ; je dirais même une leçon éthique et esthétique, de la part des femmes de tous âges de ma tribu maternelle : elles se ressouvenant de leur vécu de la guerre d’Algérie, mais aussi évoquant leur quotidien. Leur parole se libérait avec des images surprenantes, des mini-récits amers ou drôles, laissant toujours affluer une foi âpre ou sereine, comme une source qui lave et efface les rancunes.

Réapprenant à voir, désirant transmettre dans une forme presque virgilienne, ce réel, j’ai retrouvé une unité intérieure, grâce à cette parole préservée de mes sœurs, à leur pudeur qui ne se sait pas, si bien que le son d’origine s’est mis à fermenter au cœur même du français de mon écriture. Ainsi armée ou réconciliée, j’ai pris tout à fait le large.
Or là bas, sur cette rive sud que j’ai quittée, qui regarde désormais sinon chaque femme qui n’avait pas autrefois droit de regard, à peine de marcher en baissant les yeux, en s’enveloppant face, front et corps tout entier de linge divers, de laines, de soies, de caftans ? Corps mobile qui, alors que la scolarisation des filles de tous âges s’impose dans les moindres hameaux, semble encore plus sous contrôle ?
La jeune femme architecte dans La Nouba des femmes du mont Chenoua, revient dans sa région d’enfance. Son regard posé sur les paysannes quête l’échange de paroles ; leurs conversations s’entrelacent.
Est-ce par hasard que la plupart des œuvres de femmes, au cinéma, apportent au son, à la musique, au timbre des voix prises et surprises, un relief aussi prégnant que l’image elle-même ? Comme s’il fallait s’approcher lentement de l’écran, le peupler, mais porté par une voix pleine, dure comme une pierre, fragile et riche comme un cœur humain.

Ainsi suis-je allée au travail d’images-sons, parce que je m’approchais d’une langue maternelle que je ne voulais plus percevoir qu’en espace, tenter de lui faire prendre l’air définitivement ! Une langue d’insolation qui rythmerait au dehors des corps de femmes circulant, dansant, toujours au dehors, défi essentiel.
Quant à la langue française, au terme de quelle transhumance, tresser cette langue illusoirement claire dans la trame des voix de mes sœurs ? Les mots de toute langue se palpent, s’épellent, s’envolent comme l’hirondelle qui trisse, oui, les mots peuvent s’exhaler, mais leurs arabesques n’excluent plus nos corps porteurs de mémoire.
Dire, sans grandiloquence, que mon écriture en français est ensemencée par les sons et les rythmes de l’origine, comme les musiques que Bela Bartok est venu écouter en 1913, jusque dans les Aurès. Oui, ma langue d écriture s’ouvre au différent, s’allège des interdits paroxystiques, s’étire pour ne paraître qu’une simple natte au dehors, parfilée de silence et de plénitude.

Mon français s’est ainsi illuminé depuis vingt ans déjà, de la nuit des femmes du Mont Chenoua. Il me semble que celles-ci dansent encore pour moi dans des grottes secrètes, tandis que la Méditerranée étincelle à leurs pieds. Elles me saluent, me protègent. J’emporte outre Atlantique leurs sourires, images de « shefa’ », c’est-à-dire de guérison. Car mon français, doublé par le velours, mais aussi les épines des langues autrefois occultées, cicatrisera peut-être mes blessures mémorielles.
Mesdames et Messieurs, c’est mon vœu final de « shefa’ » pour nous tous, ouvrons grand ce « Kitab el Shefa’ » ou Livre de la guérison (de l’âme) d’Avicenne/Ibn Sina, ce musulman d’Ispahan dont la précocité et la variété prodigieuse du savoir, quatre siècles avant Pic de la Mirandole, étonna lettrés et savants qui suivirent...
Je ne peux m’empêcher pour conclure, de me tourner vers François Rabelais, « le grand traverseur des voies périlleuses », comme l’appelle François Bon-Rabelais donc qui, à Montpellier, pour ses études de médecine, dut se plonger dans ce Livre de la guérison. Dans sa lettre de Gargantua à Pantagruel, en 1532, c’est-à-dire un siècle avant la création de l’Académie par le cardinal de Richelieu, était déjà donné le conseil d’apprendre « premièrement le grec, deuxièmement le latin, puis l’hébreu pour les lettres saintes, et l’arabe pareillement. » Gargantua ajoutait aussitôt au programme : « du droit civil, je veux que tu saches par cœur tous les beaux textes ».
C’est pourquoi, Mesdames et Messieurs, j’imagine qu’en ce moment, au dessus de nos têtes, François Rabelais dialogue dans l’Empyrée avec Avicenne, tandis que je souris, ici au Doyen Vedel auquel grâce à vous, aujourd’hui, je succède.
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