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samedi, décembre 31, 2005

10- Paris rend hommage à William Faulkner


La Tribune Mardi 30 septembre 1997

A L’OCCASION DU CENTENAIRE DE L’AUTEUR DE TANDIS QUE J’AGONISE, DES DIZAINES DE SPECIALISTES SE SONT RENCONTRES DANS LA CAPITALE FRANCAISE POUR SALUER SON GENIE

Paris rend hommage à William Faulkner
Chez William Faulkner

Deux cents personnes dont des dizaines venues du Mississipi étaient présentes lors du dév
oilement d’une plaque commémorative à la rue Servandoni, lieu où il entama ses deux premiers romans Soldiers Pay et Elmer en 1925.

Par Ahmed Hanifi
LE MONDE des lettres célèbre en ce mois de septembre le centenaire de William Faulkner. Le soir du 25 septembre à Paris, une plaque commémorative, posée une semaine auparavant, est dévoilée à l'entrée du 26, rue Servandoni où l'écrivain vécut durant le second semestre de l'année 1925, année durant laquelle il entama ses deux premiers romans Soldiers Pay (Monnaie de singe) et Elmer Le premier fut édité dans l'indifférence en février 1926, le deuxième, posthume, en 1983.

Deux cents personnes ont assisté à l’événement dont des dizaines, parmi lesquelles des écrivains, venues du Mississipi. William Cuthbert Faulkner est né le 25 septembre 1897 à New Albany à quelques kilomètres au nord d'Oxford (Mississipi). Les Etats Unis entrent dans « l'âge doré », le progrès technique s'accélère. La tentative de sécession des onze Etats confédérés du Sud se veut lointaine (1865). L 'injustice l'inégalité et l'oppression des Noirs n'ont pas pour autant disparu.

Un Sud pris en tenailles entre ses nativistes et le Nord moderne. « Ce pays tout entier, le Sud tout entier, est maudit, et nous tous qui en sommes issus, (…), nous sommes sous le coup de la malédiction » (1). Cette malédiction, dira Faulkner en avril 1957 « c'est l'esclavage, qui est une condition intolérable ( ... ) le Sud doit extirper ce mal » (2).

C'est en 1840 que la famille Falkner arrive dans le Mississipi en provenance du Tennessee, menée par William Clark Falkner arrière-grand-père du romancier. Celui-ci mène une vie agitée. Il est « souvent persécuté et pourchassé comme une bête sauvage » peut-on lire dans son roman « The White rose of Memphis » paru en 1881. Il fut à l'origine d'une compagnie de chemins de fer. En 1889, il est abattu par son ancien associé et adversaire politique malchanceux. Nous retrouvons cet aïeul sous les traits de John Sartoris. Bien que ruinés après la guerre, les Falkner n'étaient pas pauvres « Mais nous ne gaspillions rien » affirme John Wesley Thomson III Falkner, frère de l'auteur; lui-même romancier. (Murry, autre frère de William Faulkner sera aussi l'auteur d'un livre de souvenirs familiaux). Le père était administrateur du Lyceum de l'université du Mississipi, la mère (Maud Butter) était peintre. A sa mort en octobre 1960 elle laisse près de six cents (600) toiles.

Un jour de 1921 lors d’une réunion d'écrivains à La Nouvelle Orléans (Louisiane) on débattait de William Shakespeare lorsque « on vit se lever un petit homme que personne ou presque dans l'assistance ne connaissait et qui déclara calmement: " je pourrais très bien écrire une pièce comme Hamlet si je voulais". Ayant ainsi parlé, il se rassit et n'ouvrit plus la bouche de toute la soirée » (3). C'était William Faulkner,


Ce « petit homme (1,65 mètre d'après mon estimation), (…) triste et crispé » Comme le décrit plus tard Malcom Cowley (Octobre 1948) entrepris à vingt-deux ans sa première œuvre littéraire connue, l'Après-midi d'un faune, (titre original). Le jeune Falkner - il décide désormais de se faire appeler « Faulkner » - ne se doutait pas que, quelques décennies plus tard, il produirait plus d'une vingtaine de romans, une centaine de nouvelles et plus encore de poèmes. Une oeuvre consacrée en 1950 par le prix Nobel de littérature qu'il refusa dans un premier temps.

A l'université où il s'inscrit comme « étudiant spécial » il ne s'attarde guère. (septembre 1919 à novembre 1920). Il réussit néanmoins à faire paraître quelques poèmes dans le journal des étudiants. Il « erre » durant plusieurs années. La chance ne lui sourit guère. Ses échecs affectifs et financiers sont nombreux. Il occupe tour à tour les emplois suivants : aide-comptable, employé de banque, de librairie, de poste avec une idée fixe, une seule, écrire. Ainsi, c’est dans la centrale électrique où il est employé de nuit qu'en six semaines (d'octobre à décembre 1929) il rédige Tandis que j'agonise. Toute l’œuvre de Faulkner s'enracine dans le Sud. A Jefferson. « Jefferson, superficie 2400 milles carrés », du comté mythique de Yoknapatawpha dont il est l’ «unique possesseur et propriétaire » précise-t-il dans Absaon ! Absalon ! « J'ai découvert que mon propre petit timbre-poste de terre natale valait la peine de l'écriture » dit-il simplement (4).

Les journaux américains commencent à s'intéresser à lui en novembre 1931. Il découvre qu'il est le « caïd » de la littérature américaine. Quelques mois plus tôt, en février, parut Sanctuaire. « Il fut conçu délibérément dans le but de faire de l'argent ». Ce roman dont le contenu est pourtant bien en deçà de la première version fit scandale. Sanctuaire, cette « chambre d'horreurs » fut son premier succès commercial. Quoique mitigé, l'accueil de ce roman fit sortir de l'ombre et de l’isolement Faulkner. En trois mois, il s'en est vendu plus de sept mille exemplaires. C'est son sixième livre depuis Soidiers Pay (monnaie de singe) en février 1925. Il a trente-trois ans, Sanctuaire est un « roman d'atmosphère policière sans policiers, de gang aux gangsters crasseux, parfois lâches, sans puissance (…). C’est l'intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier » préface élogieusement André Malraux en novembre 1933.

Pour William Faulkner l'écriture est le seul passage obligé, le lieu unique de toutes ses vérités. L'écriture s'impose à lui. « Il écrit non pas ce qu'il veut, mais ce qu'il doit écrire, qu'il le veuille ou non » (Malcom Cowley). Une écriture-compensation, où « l'épaisseur des mots » bouscule le monde du réel auquel il la substitue.
« Il me semblait qu'il (Anse) s'était joué de moi, que, caché derrière un mot comme derrière un écran de, papier, il m'avait, à travers, frappée dans le dos » se convainc Addie dans son monologue (5), rejoignant ainsi l'auteur. Pour Marc Saporta il semble bien que la littérature fut pour William Faulkner « le remède de son mal à l'âme, (…) une autre façon de triompher du monde» (6).
Son écriture est spectacle « angoissée et angoissante ». Un spectacle peuplé d'homuncules de lieux et d'objets « ces formes ombreuses mais ingénieuses au travail desquelles je devais de pouvoir réaffirmer les impulsions de mon propre ego dans le monde réel mais dénué de stabilité » (7),
Un spectacle dense tourbillonnant, enivrant auquel Faulkner convie les lecteurs à participer. Ainsi sommes-nous incités à lire et relire autrement; agencer les espaces, résoudre les énigmes, compléter les histoires en apparence désarticulées de ces « individus exceptionnels ». Parfois même nous nous laissons aller jusqu'à pénétrer dans la narration, à partager les souffrances/joies - nos souffrances/joies. Comme dans Tandis que j'agonise. Puis, il nous faut consulter et corriger notre agenda mental, mémoire des faits. Revenir plusieurs pages en arrière. Vérifier des lieux, des situations, des (pro) noms; tenter une généalogie; démonter les pièges et autres difficultés, prendre des voies inattendues et inconnues où souvent le passé se conjugue au présent. Alors seulement l'écheveau se démêle. Le monde obscur s'illumine. Cela est particulièrement remarquable dans Absalon! Absalon!. Ce chef-d’œuvre fut composé en dix mois entre mars 1935 et janvier 1936, dont une partie dans la douleur de la disparition tragique de son jeune frère. Absalon ! c'est « l'histoire d'un homme qui voulait un fils par orgueil, qui en eut trop - et ceux-ci le détruisirent ». (lettre à son éditeur Harrison Smith, août 1934). Alors seulement donc le monde s'illumine. Un monde sur lequel trône l'auteur « inaccessible et serein au-dessus de ce microcosme des passions, des espoirs et des malheurs de l'homme, ambitions, terreurs, appétits, courage, abnégations, pitié, honneur, orgueil et péchés, tout cela lié pêle-mêle en un faisceau précaire, retenu par la trame et par la chaîne du frêle réseau de fer de sa capacité, mais tout cela voué aussi à la réalisation de ses rêves » (9). Un monde qui, page après page, a-t-on écrit, défie le bon sens. Invariablement les thèmes de la guerre (la décadence), la haine, le Sud… jaillissent, récurrents. Le passé s'incruste dans le présent. Nous touchons ici la sève de la technique faulknérienne. Par intermittence, le passé s'impose au présent comme pour signifier une fin improbable ou plutôt un retour inéluctable. Le passé comme échappatoire unique face au temps qui se fige. « Je me suis dirigé vers la commode et j'ai pris la montre toujours à l'envers » dit Quentin « j'en ai frappé le verre sur l'angle de la commode et j'ai mis les fragments dans ma main et je les ai posés dans le cendrier et, tordant les aiguilles, je les ai arrachées et je les ai posées dans le cendrier également» (9). Sur la signification qu'il donne à l'emploi des temps Faulkner répond : « Le temps n'est pas un état fixe, (...). Le temps est en quelque sorte la somme des intelligences combinées de tous les hommes qui respirent en ce moment » (2).

Dans la préface à le Bruit et la fureur. M. E. Coindreau écrit qu'à l'origine William Faulkner, selon ses propres mots, avait « songé qu'il serait intéressant d'imaginer les pensées d'un groupe d'enfants, le jour de l'enterrement de leur grand-mère, dont on leur a caché la mort (…) ». Un roman difficile d'accès. Un roman où sans autre prétention, le romancier « se contente d'ouvrir les portes de l'enfer. Il ne force personne à l'accompagner » (8). Un torrent de haine. (Lire particulièrement le troisième chapitre).

Le Bruit et la fureur est une « expérience unique, inoubliable (…). Tandis que j'agonise et Lumière d'août furent écrits comme à distance, aisément, chaque mot tombant à sa place de main de maître en somme » (10). Quelques années et publications plus tard, en août 1970 près de deux mille pages de manuscrits sont découvertes dans la propriété de William Faulkner. Elles sont cédées en 1982 à l'université du Mississipi. Une dizaine de films ou téléfilms de qualité inégale furent adaptés des romans de Faulkner. Citons : The Story of Temple Dark, The Sound and the Fury, The Reivers… Le romancier fut également co-scénariste du célèbre Howard Hawks (The Road to Glory, Shave Ship, To Have and have not ....). Son nom ne figurait parfois pas dans les génériques. Les longs rapports entre William Faulkner et l'industrie du cinéma furent assez douloureux pour l'écrivain.. Ce fut parfois un cauchemar. « J'acceptais de travailler dans "les mines de sel" (...) parce que j'étais sans le sou ». Un travail ingrat et difficile pour un salaire humiliant. Cet ange de l'écrit eut en revanche sur la question raciale une attitude pour le moins équivoque bien qu'elle évolua favorablement dès le début des années quarante - comme ses interventions d'avril 1957 (lire ci-dessus) - ou celle du 20 février 1958 : Un mot aux Virginiens. De même, les repères (signaux) qu'il égrène ça et là dans ses romans (Dilsey!) sont insignifiants nous semble-t-il. Les remarques qu'introduit à cet égard Edouard Glissant dans Faulkner Mississipi sont édifiantes.

Aux premières heures du 6 juillet 1962, William Faulkner meurt à l'hôpital de Byhalia (Mississipi), à une cinquantaine de kilomètres au nord ouest d’ Oxford, emporté par le Jack Daniel (11). Il est enterré dans sa demeure Roan Oak au centre d'un Sud qu'il n'a jamais méprisé.

« Je ne le hais pas », dit-il. « Je ne le hais pas », pensa-t-il, haletant dans l'air glacé, dans l'implacable obscurité de la Nouvelle-Angleterre. « Non. Non ! Je ne le hais pas ! Je ne le hais pas ! » (12).

William Faulkner aurait aujourd'hui cent ans. Il a beaucoup apporté - et apporte encore - à l'écriture romanesque. Des milliers d'articles lui sont consacrés annuellement. De nombreux écrivains se revendiquent de William Faulkner. Relisons Kateb Yacine.

A.H


Notes:

1- Descends, Moïse. Gallimard. 1996, page 233,

2: W. Faulkner: Faulkner à l'université. Gallimard. 1964.

3 : Rapporté par Jean Roubérol : Faulkner, cet élisabéthain. Revue littéraire Europe, Janvier - Février 1992.

4- Faulkner. Oeuvres romanesques, volume l, Gallimard, la Pléiade. 1977 page 1079.

5- Tandis que j’agonise, Gallimard. 1996, page 166

6- Marc Saporta : La vie et l’œuvre, in L'Arc no 84/85: William Faulkner

7- Notice de M. Gresset in : Faulkner, oeuvres romanesques, Gallimard, la Pléiade. 1977, page 1087.

8- Le Bruit et la fureur. Gallimard. 1996.

9- The Town. Cité par Monique Nathan « William Faulkner par lui-même ». Ed: Seuil, 1963, page 6.

10- WF . As Lay I Daying, Light in August : A. Bleikasten, F. Pitavy, M. Gresset, ed Armand Collins 1970. Page 18.

11- Boisson alcoolique. Faulkner était connu comme un grand buveur d'alcool (comme son père et plusieurs autres membres de sa famille), parfois jusqu'à perdre connaissance. Il suivit plusieurs cures de désintoxication à l'hôpital de Byhalia. Officiellement le décès est imputé à un « oedème pulmonaire ».

12: Quentin dans Absalon ! Absalon ! edition Gallimard. 1997, page 411.

Autres sources:

- Joseph Blotner : Faulkner a Bibliography, volumes I et II. Random House, NewYork. 1974.

- Fondation William Faulkner, université de Rennes Il.
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mercredi, décembre 28, 2005

09- LeTAS: GAMLA STAN

(Suite)

« Obligé. C'est obligé d'avoir froid. Moins douze degrés ! Nous sortons du Moulin rouge. Il est bientôt seize heures. La nuit semble définitivement installée dans la tristesse et l'obscurité. J'ai aussi froid que lorsque nous y sommes entrés. Moins douze ! Housia tremble. Je ne lui demande pas si elle tremble de froid ou bien d'autre chose. D’autres salles déversent leurs spectateurs qui s'écoulent dans les rues illuminées. Un autre flot continu d'humanité se meut dans le sens opposé en direction des cinémas devant lesquels il se transforme en de grosses grappes prêtes à faire le pied de grue en attendant les séances suivantes. L'ensemble forme un drôle de gigantesque sablier instable. Les trottoirs sans cesse sablés sont tapissés d'une poudre blanche par endroits luminescente et dense, toujours renouvelée qui refroidit les bruits de la ville. Entre guirlandes et jouets enseignes et ornements, les boutiques de la Mäster Samuels gatan rivalisent de hardiesse. Nous traversons quelques ruelles et bifurquons sur la gauche. De nouveau, nous marchons sur la Drottnin gatan et pas un mot n'est prononcé. Les traces que dessinent nos pas sur les trottoirs, lents ou accélérés, sont immédiatement recouvertes de neige. J'ai froid et soif. Par fournées entières et compactes, dans un mouvement commun, modéré, freiné, les gens s’engouffrent dans le métro presque avec regret. Housia et moi marchons sans hâte. Au bout de plusieurs dizaines de mètres, essoufflée, Housia parle enfin. Moi aussi. Je m'arrêterai bien un moment, les douleurs me reprennent. Moi : Je prendrai bien une bbb boisson chaude.

- Entrons là si tu veux bien.Nous échangeons ces mots et des bouffées de vapeur chaude. Lorsque nos paroles fondent les bulles disparaissent avec. Lorsque d'autres mots surgissent d'autres bulles les marquent au pas. Nous pénétrons dans un bâtiment dont la prestance est fortement ternie et controversée par le poids des années. La foule est abondante dans le centre commercial dont l'entrée est large et absorbante. L'ascenseur nous conduit péniblement à l’étage. Nous sommes dans le Åhléns Café sur la Klarabergsgatan.
Les clients y sont nombreux par ce temps à ne pas mettre une idée à l’air libre. Que prends-tu me demande Housia. Un café.
Puis vers le garçon avant de s'asseoir : Två kaffe tack. Je frissonne encore ajoute-t-elle en s'agrippant à mon bras droit comme un naufragé à une bouée. Je repense à l'état dans lequel je me trouvais tout à l'heure. Les mots manquent pour l'exprimer.
Elle ne tremble donc pas de froid. Je lui dis : Tu le dis si bien ; les mots manquent. J'ai froid. Elle précise ; je pense au film Alec.

- Je pense aussi au film. Il y a une scène qui me poursuit dont je n'arrive pas à me débarrasser. Celle de la balançoire. Tu vois? Au moment de la projection elle m’a renvoyé à une autre scène, identique et de même époque. Le même spectacle.
- Ah?
Une scène de "Monnaie de singe" qui figure deux femmes installées dans la balancelle tandis que la lumière de l’après-midi pénétrait les interstices des glycines mauves prêtes à fleurir. La même scène.
- Monnaie de singe...monnaie de singe...
- Le Sud, la guerre 14-18, docteur Gray, les fff femmes…
- Quelle mémoire !
- Et les cliquetis des pendules. Inexorables et incessants cliquetis semant tout le long de leur lamentable superposition mensonge et désolation. J'en ai sué. Clic-clac, clic-clac, clic-clac.
Pour accompagner mon clappement et détendre l'atmosphère Housia agite le bras en l'air et mime un balancier peu crédible. Je souris discrètement. Un jeune couple triste est assis à nos côtés, indifférent. Mon Dieu. Je ne supporte pas les horloges. On leur prête des qualités que je trouve exagérées. Contrairement à ce que l'on dit, elles n'indiquent jamais la bonne heure, pas même le temps. Comment peut-on -par la grâce d'une formule alambiquée et tarabiscotée mêlant pendule et masse de pendule, pesanteur et période, gravité et que sais-je encore- comment peut-on oser annoncer le même temps pour l'humanité entière ; à la fois pour les Japonais les Inuits et les Massaïs, avec une assurance sans faille à peine nuancée? Voilà une gageure ! Un leurre plutôt. Je préfère le silence aux horloges artificielles. Plutôt le silence que le mensonge. C'est cela. Oui, c'est cela.
Exactement. Mensonges. Il s'agit bien de mensonges. Le poète dit que les cliquetis ou les mouvements d'une montre nous sont destinés. Soit. Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible, / Dont le doigt nous menace et nous dit : "souviens toi ! / Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d'effroi / Se planteront bientôt comme dans une cible,..". Soit. Les cliquetis nous parlent. Disent-ils pour autant les quatre vérités sur le temps? Sûrement pas. Par la répétition et le harcèlement, les aiguilles développent en nous des sentiments mêlés. Conflictuels. Elles ne nous laissent pas impassibles. Par habitude et par acharnement je le répète. Un tas de mensonges de fausses menaces et de perfidies répétés. Elles se veulent tyrannie, elles ne sont qu'imposture. Ainsi qu'une carte de Suède d'Algérie ou de France ne peut-être la Suède l'Algérie ou la France, la trotteuse ne peut être que leurre. C'est ma conviction. Pourtant combien de nos comportements de nos actions -mes comportements, mes actions- reposent sur ces mensonges, ces illusions. Lorsqu'un menteur veut être pris sur parole il procède de la même façon. Il répète toujours les mêmes mots ; dans un ordre toujours différent, mais toujours martelant les mêmes mots. On a raison de penser qu'il en reste hélas toujours quelque chose. Personnellement j'ai du respect pour quelqu'un qui pense et qui ; par crainte du choix des mots ou pour toute autre raison ne dit pas, mais je n'en ai pas pour celui qui parle parle parle pour sciemment tromper ou pour ne rien dire. Après tout, chacun possède ses propres histoires. Libre à lui de les enjoliver, les travestir, les dissimuler ou pas. Mensonge et diversion contre silence. C'est vrai que cela n'est pas donné de dire ce qu'on pense, ce qu'on estime devoir dire. On estime et on se tait. Mensonges donc. Tant pis pour les cabourgeais et le premier d'entre eux mais un vase plein d'iris toscans ou saturé d'arômes grassois c’est beaucoup plus qu'une quantité de ridicules coups sous verre, mesurés, assénés par d'absurdes et vulgaires aiguilles qui se prennent pour des baguettes de chef d'orchestre. Comment penser un instant que le temps peut… Non non, sous ces coups répétés le temps est pris à partie. Il est pris à partie par un autre temps, une illusion qui lui sont substitués. Parfois je me surprends à rêver d'un monde sans montres sans horloges sans aiguilles sans cadrans solaires -comme cela fut. Un monde où seule règnerait la lumière et j'en tremble… Je me surprends à penser cela et je frissonne à cette saine idée. Je suis pris dans un vertige indescriptible ou presque, comme lorsque l'on est ébranlé par le doute, lorsque tout se met à flotter autour de soi et cela m'arrive assez régulièrement. Je vois des êtres avancer dans un désordre généralisé apparent, fait de commentaires bruyants et d'échanges fraternels. Pas d'horloges. Pas de montres. On ne peut même pas y penser. Cela n'a jamais existé. L'idée même de lier ses actions à cette illusion que l'on nomme aujourd'hui temps, est inconcevable. Alors on avance chacun selon son rythme. Naturellement. -Dans une pièce, un chat fixe un poisson qui s'agite dans un aquarium. Tous deux semblent patients. Je les observe : quelle est leur expérience de la patience?- On ne peut arriver en avance ou en retard, ni même à l'heure ; nulle part. Quelle que soit l'action entreprise on est ni en avance ni en retard. On ne peut incriminer ni chef de gare ni voyageur ni passager ni quiconque. Personne n'est fautif. Il n'y a pas de faute. Ni remords à avoir. Il n’y a ni gare ni chef de gare. Je me surprends à rêver d'un temps que l'argent et l'empressement indiffèrent quel que soit le lieu. Au nord au sud à l'est à l'ouest nul besoin de montre. A propos pourquoi associe-t-on boussole et montre? C'est pourtant différent. Une boussole n'impose ni un rythme -artificiel- ni un lieu ni rien d’autre. Une boussole indique le nord ou les sept étoiles à qui veut, sans qu'il soit contraint de s'y rendre. Les aiguilles d'une montre, dont les prétentions sont pourtant bien amoindries par leurs capacités, trompent et asservissent les incrédules.

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« Docteur Gray… » : Dans « Monnaie de singe »,Faulkner évoque un docteur Gary.. Dans « Victoire », nouvelle de Faulkner il y a un Alec GRAY. « Gray » renvoie aussi à Dorian Gray de. Wilde .

« Tant pis pour les Cabourgeais… » : Idée à partir de ce qu’écrit Proust : « Une heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats ».

(A suivre...)

lundi, décembre 26, 2005

08 - Kateb Yacine



Le Jeune Indépendant (algérien) - 06 au 13 novembre 1990 – N° 11


ITINERAIRE DE KATEB YACINE

Edouard Glissant écrivait dans a préface au "cercle des représailles" de Kateb Yacine :
« Aujourd'hui plus qu'hier, nous ne pouvons envisager notre vie si notre art en dehors de l'effort terrible des hommes qui, de races et de cultures différentes, tentent de s'approcher et de se connaître".

En tout lieu Kateb Yacine aura voué sa vie au combat pour le rapprochement des êtres : pour la vie (l’âme condamne à mort/La défaite").

Ce combat s'impose à lui dès sa naissance même: « je vis le jour en chambre verte dans La Casbah face à la caserne, tout au fond de l'impasse… » . Mais le véritable déclic, le véritable point de départ de tout ce que créera Kateb Yacine s'opère en lui un jour de mai 1945 à Sétif. Il a alors quinze ans et demi. Pour avoir participé aux manifestations nationalistes il est emprisonné. ".C'est alors en prison qu'on assume la plénitude de ce qu'on est et qu'on découvre les êtres... J'ai découvert alors les deux choses qui me sont les plus chères : la poésie et la Révolution" (1 )

A seize ans, il publie à Bône (Annaba) son premier recueil de vers grâce à son "père spiritue" cheikh Mohamed Tahar Ben Lounissi.



Le Congrès du PPA/MTLD décide en février 1947 de la création de l’ Organisation Spéciale. D’autres fédérations et associations sous l’égide du mouvement révolutionnaire sont créées. C'est en Mai de la même année que Kateb Yacine part pour Paris. C'est son premier grand voyage. Il y donne une conférence sur « l’Emir Abdelkader et l’indépendance algérienne ». «… il est un fait flagrant, plein de bon sens, qu’aucune personne sincère et avertie ne peut songer à mettre en doute : c’est que l’Algérie, après avoir triomphé de toutes les formes de colonisation depuis la
phénicienne, en passant par la romaine, s'est intégrée d’elle-même à la communauté arabe et musulmane. Et elle tient tellement à cette communauté que malgré la chute de l’Empire et du prestige musulman, cent dix-huit ans de militarisme français, ne l’ont pas écarté de l’Islam.
Voilà la plus belle victoire spirituelle d’une civilisation qui n’est ni prête, ni résolue à périr !… Le combat de l’indépendance commencé par Abdelkader continue, a toujours contiriué… ». Kateb Yacine achève son intervention par un souhait : « Quant à moi, j’aurais accompli ma plus belle mission si je gagnais de nouvelles sympathies françaises à la cause de l'indépendance de mon pays" (2).
Plusieurs publications paraissent cette même année et suivantes, ainsi : un poème « Ouverte la voix », « Nedma ou le poème et le couteau », « les ascètes redoublent de férocité »…

A dix-neuf ans Kateb Yacine est journaliste à Alger Républicain, affecté à la rubrique culturelle.
En novembre 1954, Kateb Yacine habite sous les toits de Paris. « …Mon domicile est devenu le rendez-vous perpétuel des jeunes militants… » (3)
En juillet 1956-paraît « Nedjma ». C’est un roman de longue maturation. D’innombrables recherches ont de par le monde à ce jour tenté de cerner cette œuvre totale, mais le peuvent-elles ?
Réponse de Kateb Yacine : « Nedjma (comme l'Algérie) est une femme qui se cherche, que l’on cherche. Actuellement, la recherche n'est pas encore finie. Au fond un symbole ce qu’il a de propre c’est qu’il est insaisissable et que, en même temps, chaque fois qu’on l’examine d'un côté où de autre, il est de plus en plus riche en signification..." (4).

En 1987, Kateb Yacine dénonce la censure et l'auto-censure, ce "langage de la peur"; lui pour qui l’écrivain "quand il a quelque chose à dire, il faut qu’il le fasse, quitte à crever mais il faut qu'il le fasse".

Sa dernière parution publique à l’occasion du (dernier ?) festival international du court métrage d’Oran du 1er au 4 juillet 1989 fut très bénéfique aux nombreuses personnes venues questionner l’écrivain.
Un film sur Kateb Yacine du réalisateur Kamel Dahane y était programmé. « Kateb Yacine, l’amour et la révolution".

Quelques mois plus lard, au soir de ce 28 octobre 1989, consternés, le regard fixé sur notre chaîne unique nous eûmes droit – en direct – au dernier pied-de-nez de Kateb Yacine au produit de la censure…
Le poète a toujours raison.

HANIFI Ahmed


Les notes (1-2-3-4) ainsi que des paragraphes entiers ont « sauté ». Le journal ne les a pas retenus, par omission ou choix.

Kateb Yacine 1 Nedjma (INA)


Kateb Yacine 2 Retour à Akbou (merci Shadowboxin)


Kateb Yacine 3 (merci Hchicha)


Kateb Yacine 4 (merci ZeusZahouani)


7- La littérature de l’urgence

La tribune (algérien) lundi 15 décembre 2003

La violence a donné naissance à un concept controversé


«La littérature de l’urgence» entre réalité et exigences littéraires


Qu’est-ce que la «littérature de l’urgence ?». N’est-ce pas des écrits qui ont pour ambition -inconsciente ?- l’éphémère plutôt que la durée ? Lorsqu’à évoquer cette littérature, on écrit qu’elle relève de «l’urgence de témoigner», qu’elle est une «écriture de l’immédiat» et lorsqu’on écrit de sa syntaxe qu’elle est une «syntaxe du sang» et que l’on s’en tient à cela, ne cherche-t-on pas à justifier sa fragilité, ses carences, mais plus grave, à l’exonérer de la construction grammaticale ? Ou bien est-ce adopter une posture condescendante ? Au nom de qui, de quoi ? Les événements dramatiques que vivent les Algériens sont-ils un précédent pour qu’y naisse une nouvelle littérature à valeur spécifique à cette contrée ? Qui lit Trois Guinées constate que Virginia Woolf y restitue violemment (dans l’urgence ? Le monde se trouve à la veille de la Seconde Guerre mondiale) l’état de la société anglaise misogyne, et privilégie à la fois l’exigence littéraire qui s’impose naturellement dans une atmosphère de souffrance profonde, de haine, de guerre
Lundi 15 décembre 2003

Par Ahmed Hanifi *
Depuis quelques années, nombreuses sont les interventions (en France ou en Algérie, écrites ou orales) concernant la littérature algérienne des années 1990 et jusqu’à nos jours qui l’évoquent de façon redondante en termes d’«urgence». Cette notion de «l’écriture et l’urgence» ou de «parole littéraire et l’urgence» née à Paris est détournée. La polysémie est récusée, le concept transformé est repris sans être déconstruit par les critiques en Algérie. De nombreux débats et conférences ont lieu en France. Ceuxauxquels nous avons assisté (Marseille, Aix, Arles) et les écrits en Algérie consacrés à cette littérature retiennent et développent ce qualificatif de l’urgence.


La littérature chahutée
Mais les uns et les autres effleurent à peine les questions des niveaux de langue qui y sont développés, de ses signifiants, de ses architectures. Nombreuses sont les interventions de salle sur la littérature qui portent sur des questions subalternes ou périphériques. Parfois les débats transforment l’objet et l’amarrent à une curiosité lourde sur l’Etat de l’Algérie, ce qui exclut le lecteur d’émettre des avis sur le contenu littéraire ; quant aux écrits (hors recherches universitaires), ils sont peu nombreux. Les quelques recensions d’ouvrages sont pour nombre d’entre elles peu pertinentes et ne prêtent qu’aux riches (auteurs connus ou «alliés idéologiques»); par conséquent, elles tournent en rond. Alors la littérature algérienne risque de finir par se résumer ou correspondre à un club cloisonné dont les membres (critiques compris) s’autocongratulent en public ; une ligue dans laquelle ladite proximité idéologique supplante ou annihile toute autre considération.



Urgences et exigences
Qu’est-ce que la «littérature de l’urgence ?». Il y a certes la littérature qui se nourrit des expériences propres à chaque écrivant, celle de l’homme devant sa conscience. Il y a des univers multiples mais dans une même littérature. Il y a la littérature de l’homme questionnant en permanence l’homme, mais qu’est-ce qu’une «littérature de l’urgence» ? N’est-ce pas des écrits qui ont pour ambition -inconsciente ?- l’éphémère plutôt que la durée ? L’objet n’est pas, loin s’en faut, de stigmatiser tous les écrits parus depuis 1992. Tous les romans d’après-1992 ne sont pas de la littérature d’urgence. S’ils partagent tous un même espace d’intérêts, une même période, ce n’est pas le cas pour la consistance. La préoccupation littéraire est prégnante dans certains cas, dans d’autres elle est tellement engluée dans le réel qu’elle en oublie l’acte d’écrire et ses exigences.
 

Carences et complaisance
Ce sont ces écrits-ci que nous nommons à notre tour écrits de l’urgence, qui font l’objet de cette critique. Lorsqu’à évoquer cette littérature, on écrit qu’elle relève de «l’urgence de témoigner», qu’elle est une «écriture de l’immédiat» et lorsqu’on écrit de sa syntaxe qu’elle est une «syntaxe du sang» et que l’on s’en tient à cela, ne cherche-t-on pas à justifier sa fragilité, ses carences, mais plus grave, à l’exonérer de la construction grammaticale ? Ou bien est-ce adopter une posture condescendante ? Au nom de qui, de quoi ? Les événements dramatiques que vivent les Algériens sont-ils un précédent pour qu’y naisse une nouvelle littérature à valeur spécifique à cette contrée ? Qui lit Trois Guinées constate que Virginia Woolf y restitue violemment (dans l’urgence ? Le monde se trouve à la veille de la Seconde Guerre mondiale) l’état de la société anglaise misogyne, et privilégie à la fois l’exigence littéraire qui s’impose naturellement dans une atmosphère de souffrance profonde, de haine, de guerre : «Nous considérons la société comme un lieu de conspiration qui engloutit le frère […] et qui impose à sa place un mâle monstrueux […] qui inscrit dans le sol des signes à la craie, ces lignes de démarcation mystiques […] Il jouit des plaisirs suspects du pouvoir et de la domination.» On pourrait ajouter de nombreux autres exemples. La fiction est-elle un assemblage de mots dont l’horizon et la consistance n’excèdent pas les lettres qui les composent ; froids ou creux, fréquemment idéologiques ? Une écriture peu élaborée, à la syntaxe minimaliste, sans agencement, sans architecture ? La fiction est-elle une simple traduction asséchée d’une «réalité sociale» donnée ? Un assemblage désarticulé, un signifiant réduit à sa plus simple expression ? Mais alors lorsque l’Histoire s’approprie la fiction au détriment de cette dernière doit-on parler de littérature ou de témoignage ? d’écrits à thèse ? Mais les romans à thèse doivent-ils être exemptés de l’effort, requis par ailleurs ? Quelle part est réservée à l’esthétique ? La littérature de l’urgence a pour visée de réconforter le lecteur (et l’éditeur), de le rassurer sur son présent, de l’anesthésier. Ce sont en définitive des écrits de la stagnation. Elle est une écriture qui témoigne, un «document humain» selon les termes de Pierre Jourde, mais sans envergure. Seule la photographie polaroïdale d’une réalité de surface devient sa raison essentielle. Elle est un compte rendu, un rapport de mission alors que «la réalité n’est pas dans la reproduction fidèle mais dans le sens donné à l’œuvre» (M. Dib cité par W. Bouzar). Son objet est la réalité, mais une «réalité de surface que tout le monde perçoit sans effort, une réalité pipée et tronquée, une pauvre et plate apparence». (N. Sarraute)Faut-il au nom de telle réalité sociale de l’homme que l’écrivant réduise ses écrits à une juxtaposition de mots placides, bruts, qui n’ont d’autre intérêt que celui de refléter ce réel-là, ce réel artificiel ? Ces «réalités solides qui écrasent toute tentative audacieuse, toute velléité d’évasion». (N. Sarraute) Dans les écrits algériens, «le réel qui devient de plus en plus insistant prend le pas sur la subversion formelle qui avait occupé les écrivains de la génération terrible des années 1970 ». Cette littérature «semble privilégier une forme de prise en charge du réel à l’élaboration littéraire» (A. Griffon, Sorbonne IV) L’universitaire relativise cependant : «A notre sens, cet effacement des marques de littérarité peut être considéré comme un nouvel exercice de style.» Nous ne partageons pas cette appréciation. L’exercice de style renvoie à l’esthétique et nécessairement à la construction syntaxique (règles). La caractéristique de l’écrit romanesque n’est pas dans le dire du réel mais dans la manière de le dire.
 

Littérature ou témoignage
Lorsque le signifiant est abandonné au profit de l’Histoire, il n’y a pas de distanciation. L’appréciation du référent par l’auteur déteint fortement alors sur l’écriture et en réduit la portée. On peut parler de témoignage mais pas de littérature. Ce sont deux registres différents. N’est-il pas intellectuellement plus sain d’éviter la confusion entre littérature et témoignage ? Si la littérature peut être témoignage, celui-ci n’est pas la littérature.Plutôt que de justifier sa légèreté et accepter telle quelle cette écriture de l’urgence, n’est-il pas judicieux de la reconnaître hésitante, en formation, et lui signifier ses carences, donc l’encourager à progresser, car la défendre telle quelle c’est renoncer à la littérature.Il y a plus qu’une nuance entre essayer de tendre vers la littérature et donc choisir la création (même si l’aboutissement n’est pas donné) et se contenter de dire le réel comme on erre dans une forêt dense, sans repères ni boussole ? «Le roman de l’urgence est une pauvre littérature» tout en étant «vendable» ; «il n’est qu’une réponse à une demande suscitée par des éditeurs français» (S. Hadjadj), avides d’écrits «sur la situation». «L’éditeur collant à l’actualité [publie] à tout prix des témoignages dont la qualité ou la nouveauté n’est pas son souci premier». (Ch. Bon, F. Boualit cités par A. Griffon)Que deviennent le génie créatif et le plaisir face à la matière blanche, à son défi ? «Ecrire, c’est un plaisir […] Je ne cherche ni à témoigner ni à dénoncer. Je ne suis pas un écrivain professionnel.» (B. Sansal). «J’écris pour moi, pour mes amis et pour adoucir le cours du temps. Je n’écris pas pour une élite ni pour la masse. Deux abstractions chères au démagogue». (J.-L. Borges). «La littérature est surtout un formidable terrain de jeu, j’y prends du plaisir.» (S. Bachi)Si l’imagination ne pétrit pas les matières qu’elle recueille du monde pour les travailler comme l’artisan ou l’alchimiste, alors elle ne fera que reproduire les formes statiques et sans épaisseur de ce monde nous explique Bachelard (en substance) ; ou bien l’imagination crée ou bien elle reproduit. «Ecrire consiste à ouvrir. L’art ne ‘‘véhicule’’ rien du tout. Il dispose une case vide grâce à laquelle nos ordres établis et nos systèmes encombrés trouvent la possibilité d’un jeu, de dispositions nouvelles.» (P. Jourde)
 

Des exemples parlants
Des comparaisons déplacées –indécentes– sont effectuées entre cette écriture de l’urgence et celle de Kateb Yacine. Yacine (et d’autres) a certes témoigné de son temps, à chacune des pages de ses romans, l’Histoire est là, devant nous, omnipotente. Des références historiques sont éparpillées dans le texte, l’auteur introduit dans la fiction sa vision du monde, mais pas au détriment du signifiant. En aucun cas la fiction est prétexte, à aucun moment elle est au service de cette perception du monde. Il n’est que de donner à lire quelques extraits de littérature d’hier et d’aujourd’hui pour bien peser à son juste poids ce que littérature signifie : «Notre institutrice, les parents ont le droit de rire devant elle. Elle vient de loin […] Elle est enrhumée. Se sert pas de ses doigts. Jamais une tache d’encre. C’est son mouchoir ou une boule de neige ? Ça saigne avec un sourire. Peut-être qu’elle crache des coquelicots dans les mille et une nuits ! Non, des roses. Si elle me laissait sentir ses ongles. Si on changeait de sueur. Elle salit pas ses aiguilles. Le tricot est pour moi ? Elle regarde toujours les autres. Dubac Paule. On boit son prénom comme de l’air. On le fait revenir. On le lance loin. Paule. Malheur de s’appeler Mustapha. Française. France. Elle a une auto ? Mais elle mange du porc.» (Nedjma) Amoureux, rebelle et persifleur ; pétillant et enivrant !Dans la même lignée, Sansal écrit dans le Serment des barbares : «Au pied des deux autres murs, sur des hectares de terres rendues marécageuses, par le comblement de l’oued, ont proliféré des quartiers de misère. Sinueux, étranglés, bourbeux, surpeuplés, convulsifs, ils ne cessent de se remettre en question. Courroucée par ces manœuvres dilatoires, la mairie les raya d’une plume de ses souvenirs. Depuis, ils se sont organisés en bidonvilles libres et guettent le moment de proclamer leur indépendance.» La reconnaissance est instantanée : «Une langue, puissante, colorée, brutale, sensuelle. Quand rien de ce qu’on décrit ne va droit, il faut trouver les phrases qui épousent les déroutes, la grammaire qui colle aux accidents de la logique. Jeux de mots, proverbes tronqués, lieux communs détournés […]» (le Monde). Lisons aussi Salim Bachi : «Des types mal rasés, mal fagotés, allaient et venaient, en proie, semblait-il, à un mal incompréhensible. La mécanique qui les poussait à se mouvoir en tous sens demeurait pour moi inexplicable. Ils paraissaient singer les gestes d’une vie banale. Ils travaillaient. Ils parlementaient. Ils interrogeaient. Ils tapaient sur de vieilles machines à écrire. Ils étaient en enfer. Le savaient-ils ? Les abeilles, dans leurs ruches, accomplissaient sans cesse leurs tâches d’insectes, distinguaient-elles la vie de la mort ? Etablissaient-elles la mesure des actes qui les faisaient danser ?»
 

L'art d'écrire
Salim Bachi décrit «la violence dans une langue d’une beauté tranchante où souffle un lyrisme de magicien des mots» -mais ?- il «nourrit la trop folle ambition de faire ressembler Cyrtha à Dublin». (l’Express) Cyrtha : l’auteur nous guide vers «cèra–yacirou». Bien sûr cette odyssée n’est pas l’Odyssée, mais qui oserait lui reprocher de flâner et de nous y inviter, à travers les venelles envoûtantes du verbe ?Trois extraits (Nedjma, le Serment des barbares, le Chien d’Ulysse) aux envolées à faire vibrer les papilles, à disjoncter l’écorce cérébrale. Lire ces morceaux, c’est éprouver une vraie délectation à savourer quelques cuillérées d’un miel non frelaté, et j’en ai fait part aux deux derniers. Ils décrivent la réalité mais pas du tout dans l’urgence de dire, ou bien si, mais sans atrophier l’essentiel : l’écriture. Ils disent mais surtout ils écrivent. D’une écriture romanesque, alerte, inventive. L’imagination l’emporte sur les lieux communs et autres contenus stéréotypés. Le réel, le vrai, y frétille dans toute sa splendeur. Des questions essentielles ou graves y sont traitées : la conscience d’être, la liberté, l’identité, l’amour, la haine. Le plaisir. Ces auteurs ne sont pas des envoyés spéciaux. Ils écrivent des romans (ils tissent des mots) et, par conséquent, il y a lieu d’interroger leurs styles, leurs descriptions extraordinaires, leurs phrases à couper –littéralement– le souffle. De la littérature qui se suffit par elle-même et qu’il n’est nullement besoin de qualifier. Et tant pis si rare est le spécialiste, ou l’interviewer algérien qui interroge l’écrivain sur la technique narrative, sur la peinture des caractères (dans tous ses sens). Tant pis aussi pour ceux dont la curiosité porte plutôt sur ses opinions politiques et tentent ainsi de le confiner dans un discours idéologique : «Les gens disent qu’on brade l’économie […]»; une curiosité dramatiquement people et à la lisière de la niaiserie : «Ce n’est pas fatigant de voyager ?» Les questions portent sur le référent, les lieux de parole de l’auteur mais non sur elle. «On essaie toujours de voir quelle situation le romancier algérien décrit, en occultant le travail littéraire.» (S. Bachi) «La littérature, ce sont des mots qui ne se satisfont pas de n’être que des mots. Ou plus exactement un usage des mots tel qu’il manifeste l’insatisfaction du langage.» (P. Jourde) Les mots sont comme une pâte à modeler, comme objet de jouissance enfantine provisoirement retrouvée, que l’auteur façonne à en faire émerger une réalité nouvelle. Alors «oui» à la littérature qui «force le lecteur à se tenir constamment sur le qui-vive». (N. Sarraute) Dans la sérénité du verbe.
A. H.

* Le Temps d’un aller simple, Marsa 2001
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06- 9° Prix RSF-Fondation de France


La Tribune (Algérie)
Remise du 9° prix RSF-Fondation de France


Ce vendredi 27 octobre le prix RSF-Fondation de France 2000 a été remis sous haute surveillance policière par un jury international de 21 membres, à Paris espace Electra, à la journaliste basque Carmen Gurruchaga parmi 5 journalistes retenus, devant une centaine de personnes essentiellement de la profession mais aussi le président d'Amnesty International France.

Créé en 1992, le Prix RSF-Fondation de France est doté d'une somme de 50.000 francs. Il récompense un journaliste "qui, par son activité professionnelle, ses prises de position ou son attitude, a su témoigner de son attachement à la liberté de la presse". Il a donc récompensé depuis 1992 neuf journalistes.

Les lauréats des prix 1998 et 1999 sont toujours en prison. Il s'agit du rédacteur en chef de la voix de la démocratie le syrien Nizar Nayyouf (1998) membre des comités de défense des libertés démocratiques (CDF). Condamné en 1992 à 10 ans de travaux forcés, il est gravement malade. L'autre journaliste est la birmane San San Nweh qui fut elle aussi condamnée à 10 ans de prison, en 1994. Elle aussi est malade.
Il est a rappeler qu'à ce jour 86 journalistes sont emprisonnés dans le monde. En Algérie cinq sont portés disparus depuis plusieurs années.

"Pour la première fois ce prix est décerné à un journaliste d'un pays de l'Union européenne déclare monsieur Fernando Castello président de RSF International. Ce pays ajoute-t-il est l'Espagne où toutes les libertés sont reconnues et dans lequel il existe une province, le Pays basque où la liberté de la presse est menacée de mort. Carmen est une pure basque qui lutte pour la défense de la liberté de la presse au risque de sa vie. Elle a reçu des insultes des pressions des menaces puis elle fut victime d'une bombe".

Carmen Gurruchaga, 45 ans a été journaliste aux quotidiens Unidad de San Sebastian, Diaro 16 et El Mundo jusqu'à aujourd'hui. A plusieurs reprises Gurruchaga est ciblée par Euskadi ta Askatasuna (ETA). A la suite des menaces de mort proférées à son encontre par cette même organisation (son nom figure parmi la liste des journalistes que l'ETA qualifie de "chiens ennemis") et suite à l'attentat dont elle est l'objet en décembre 1997, elle décide de s'"exiler" dans la capitale espagnole. Véritable militante de la liberté de la presse, Carmen Gurruchaga s'intéresse également à la situation des femmes espagnoles aux jeunes ainsi qu'aux minorités d'Espagne.

Créée en 1959 sous la dictature Franquiste, l'ETA passe à l'action armée en 1968 et la poursuit bien après la disparition des années noires. En 30 ans elle est officiellement à l'origine de la mort de près de 800 personnes dont une vingtaine en l'an 2000. Durant cette année une série d'attentats a visé la presse espagnole particulièrement les agences et correspondants basés en Pays basque. Le 7 mai dernier José Luis De Lacalle du quotidien El Mundo (dont la maison avait été la cible de cocktails Molotov en février) est assassiné. Récemment plusieurs milliers d'habitants de Bilbao furent privés de petit écran suite au sabotage du relais de télévision.

Répondant à nos questions Carmen Gurruchaga qui a dédié son prix à la journaliste birmane San San Nweh soutient "la presse algérienne qui a été en mauvaise situation" mais précise-t-elle "je ne la connais pas très bien".

A.Hanifi
Paris 28 octobre 2000

dimanche, décembre 25, 2005

05- Indices pour Le TAS 03

Indices....3

M = M.O.U.V.E.M.E.N.T :
Chaque début de chapitre commence par une lettre telle que l'ensemble forme en acrostiche le mot "Mouvement".
Deleuze écrit: " Le mouvement ne se confond pas avec l'espace parcouru. L'espace parcouru est passé, le mouvement est présent, c'est l'acte de parcourir".

Bergson : " Nous avons toujours tendance à confondre le mouvement avec l'espace parcouru. On ne comprend plus rien au mouvement si on reconstitue le mouvement en fonction d'un espace parcouru. Le mouvement, lui-même, c'est l'acte de parcourir."

Bergson :"Je puis, tout le long du mouvement, me représenter des arrêts possibles : c'est ce que j'appelle les positions du mobile ou les points par lesquels le mobile passe. Mais avec les positions, fussent-elles en nombre infini, je ne ferai pas du mouvement. Elles ne sont pas des parties du mouvement ; elles sont autant de vues prises sur lui ; elles ne sont, pourrait-on dire, que des suppositions d'arrêts. Jamais le mobile n'est réellement en aucun des points ; tout au plus peut-on dire qu'il y passe. Mais le passage, qui est un mouvement, n'a rien de commun avec un arrêt, qui est immobilité (…) Les moments du temps et les positions du mobile ne sont que des instantanés pris par notre entendement sur la continuité du mouvement."

J’ai appris que les mots…:
C’est ce que dit Miss Burden morte (in: Tandis que j’agonise, William Faulkner)

Tant de temps passant…:
In Coran : « l’homme ou le passage du temps ».

La nuit cristalline…:
G. Deleuze : « .......Si je pense le passé par rapport au présent qu'il a été, je dois dire que tous les deux sont strictement contemporains. C'est en même temps que le présent se donne comme présent et se constitue comme passé. En d'autres termes, il y a contemporaneité entre le passé et le présent qu’il a été. (…) ma ligne est supposée droite; je peux parler d'un présent mobile sur cette-ligne, le présent qui passe. Je dirais que, à chaque moment de ce présent, donc je peux le subdiviser à l'infini, à chaque moment de ce présent être présent c'est se différencier, suivant deux directions : une tendue vers l'avenir, une autre qui tombe dans le passé. En d'autres termes, il n'existe de présent que dédoublé.(…) j'appellerais ce dédoublement un cristal de temps, c'est à dire lorsqu'un présent saisit en soi le passé qu'il a été. Cette espèce de redoublement du temps dans le dédoublement du présent va constituer un cristal de temps. Et il y aura plein de petits cristaux de temps, comme ça. Guattari a tout à fait raison de dire que les cristaux de temps ce sont ces ritournelles, c'est ces opérations perpétuelles par lesquelles un présent se dédouble. Et alors, qu'est-ce qu'il se passe lorsque j'appréhende, dans un cristal de temps, ce dédoublement du présent? Ce qui se passe c'est que je me vis, à la lettre, comme spectateur de moi-même : d'une part, je suis agi, et d'autre part je me regarde agir. (…) Lorsque je regarde dans le cristal, il y a exactement la même chose qu'au dehors, mais hors du cristal c'est le présent et dans le cristal c'est le passé lui-même. Et alors ce n'est plus une image-souvenir, c'est vraiment ce qu'il faudra appeler un souvenir pur. Un souvenir pur, un souvenir du présent comme tel, ou bien ça peut remonter à très loin du moment que ça obéit toujours à la règle suivante : ce sera un passé qui ne sera pas saisi par rapport au présent en fonction duquel il est passé, mais qui sera saisi par rapport au présent qu'il a été. C'est ça la formule cristalline..... »

La nuit d’où l’homme émergea:
Juste avant de mourir, Tarde écrit : « comme tout être nous sommes destinés à rentrer prochainement par la mort dans cet infinitésimal, d’où nous sommes sortis, dans cet infinitésimal qui pourrait bien être au fond, qui sait ? tout l’au-delà vrai, tout l’asile posthume vainement cherché dans les espaces infinis »

Il vit :
- Il est vivant
- Il a vu
- C’est aussi le cri du chœur d’Othello (Opéra de Rossini, tiré du drame de Shakespeare)

(A suivre)

04- Le TAS: MOUVEMENT ULTIME

Machinalement elle l'accompagne jusqu'à la dernière marche. Des larmes coulent lentement sur les joues. Elle fait un dernier geste auquel il ne répond pas. Sinon de l'abîme de son être. Dans un effort ultime, pantelant, il dresse gauchement son index et murmure résigné quelques signes qui siéent à sa condition présente mais qu'il ne choisit peut-être pas. Elle entend : J’ai appris que les mots ne servent à rien, que les mots ne correspondent jamais à ce qu’ils s'efforcent d'exprimer D 'autres mots s'échappent : Tant de temps passant est-il venu sur l'homme... Toutes les portes se referment. Des lumières s'éteignent, d’autres tournoient. Elle lui tend ses bras son cœur son corps. Tout son être. Elle court trébuche et tombe sur la chaussée enneigée. Instinctivement elle se tient le ventre épanoui. Le convoi s'ébranle enfin vers la nuit cristalline d'où l'homme émergea. Alors que sa mémoire déséquilibrée laboure convoque et ravive des expériences ; de toutes parts des myriades d'éclairs fugaces irradient la surface de son éphémère présent. Il vit :

03- LE TEMPS D'UN ALLER SIMPLE

" Personne ne sait quand tombera le crépuscule
et la vie n'est pas un problème qui puisse être résolue
en divisant la lumière par l'obscurité et les jours par les nuits,
c'est un voyage imprévisible entre des lieux qui n'existent pas.
Je peux, par exemple, marcher sur le rivage
et ressentir tout à coup le défi effroyable
que l'éternité lance à mon existence
dans le mouvement perpétuel de la mer
et dans la fuite perpétuelle du vent."

Stig Dagerman : Notre besoin de consolation est impossible à rassasier.

02- LE TEMPS D'UN ALLER SIMPLE (Le TAS)


Le temps d’un aller simple

(Editions MARSA- Paris 2001, Alger 2002)

Un homme (Alec/Razi) est en situation proche de l’expérience de mort imminente (EMI) très probablement à la suite d’un sérieux malaise qui le saisit à la sortie d’une soirée forte en émotions qu’il vient de passer avec sa fille (Eva-Housia) et la mère de celle-ci, Katarina ancienne amie retrouvée. Il n’y a pas d’intrigue. Tout est su dès la première page.
Alors qu’il est allongé dans une ambulance Razi est emporté par son passé durant neuf chapitres (9, comme le temps nécessaire pour que la vie soit), neuf chapitres dont l’« acrostiche » forme le substantif Mouvement, comme le mouvement de la mémoire, qui se mord la queue. (La dernière page nous ramène à la première). L’histoire prend donc la forme d’une sorte de spirale en folie. Par moments le passé – le passé – reflète ( miroir) le présent.

J’ai tenté aussi de rendre un hommage à des hommes et des femmes qui ont vécu pour l’art (peinture, cinéma, musique, écriture…)

Comme dans la fable du petit poucet, il y a dans le livre une somme d’indices plus ou moins lisibles semés ça et là pour ne pas perdre le chemin (la trace) de la quête de la transcendance de la question de l’angoisse légitime de l’être (l’étant - Ousia) face au temps qui passe.

Il y a un parallèle entre : la lutte que mène Alec avec le temps et celle avec les mots…Alec déteste les mots comme la vie l’insupporte. Sa difficulté de dire traduit sa nausée d’être.

(A suivre...)

* * * * *

1- Parmi les points cardinaux...

«J'ai appris que les mots ne servent à rien, que les mots ne correspondent jamais à ce qu'ils s'efforcent d'exprimer... j'ai compris que le mot maternité avait été inventé par quelqu'un qui avait besoin d'un mot pour ça... j'ai compris que le mot peur avait été inventé par quelqu'un qui n'avait jamais eu peur, le mot orgueil par quelqu'un qui n'avait jamais eu d'orgueil.... »
Addie in: William FAULKNER, "Tandis que j'agonise"
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« Pourquoi vouloir faire revivre cela, sans mots qui puissent parvenir à capter, à retenir ne serait-ce qu’encore quelques instants ce qui m’est arrivé… comme viennent aux petites bergères les visions célestes… mais ici aucune sainte apparition, pas de pieuse enfant…

J’étais assise, encore au Luxembourg, sur un banc du jardin anglais, entre mon père et la jeune femme qui m’avait fait danser dans la grande chambre claire de la rue Boissonade. Il y avait, posé sur le banc entre nous ou sur les genoux de l’un d’eux, un gros livre relié… il me semble que c’étaient les Contes d’Andersen.

J’en venais d’en écouter un passage… je regardais les espaliers en fleurs le long du petit mur de briques roses, les arbres fleuris, la pelouse d’un vert étincelant jonchée de pâquerettes, de pétales blancs et roses, le ciel, bien sûr, était bleu, et l’air semblait vibrer légèrement… et à ce moment-là, c’est venu… quelque chose d’unique… qui ne viendra plus jamais de cette façon, une sensation d’une telle violence qu’encore maintenant, après tant de temps écoulé, quand, amoindrie, en partie effacée elle me revient, j’éprouve… mais quoi ? quel mot peut s’en saisir ? pas le mot à tout dire : ‘‘ bonheur ’’, qui se présente le premier, non, pas lui… ‘‘ félicité ’’, ‘‘ exaltation ’’, sont trop laids, qu’ils n’y touchent pas… et ‘‘ extase ’’,… comme devant ce mot ce qui est là se rétracte… ‘‘ joie ’’, oui, peut-être… ce petit mot modeste, tout simple, peut effleurer sans grand danger… mais il n’est pas capable de recueillir ce qui m’emplit, me déborde, s’épand, va se perdre, se fondre dans les briques roses, les espaliers en fleurs, la pelouse, les pétales roses et blancs, l’air qui vibre parcouru de tremblements à peine perceptibles, d’ondes… des ondes de vie, de vie tout court, quel autre mot ?… de vie à l’état pur, aucune menace sur elle, aucun mélange, elle atteint tout à coup l’intensité la plus grande qu’elle puisse jamais atteindre… jamais plus cette sorte d’intensité-là, pour rien, parce que c’est là parce que je suis dans cela, dans le petit mur rose, les fleurs des espaliers, des arbres, la pelouse, l’air qui vibre… je suis en eux sans rien de plus, rien qui ne soit à eux, rien à moi. »

Nathalie SARRAUTE.
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LE MONOLOGUE INTÉRIEUR
Le monologue intérieur est une des constantes du nouveau roman (on a pu le nommer alors sous-conversation pour caractériser les textes de Samuel Beckett ou Nathalie Sarraute). Les œuvres de James Joyce, Faulkner ou Virginia Woolf en présentent des formes significatives, mais c'est le romancier français Édouard Dujardin (…) qui en usa le premier dans Les Lauriers sont coupés (1888). Il en propose la définition suivante : « Discours sans auditeur et non prononcé par lequel un personnage exprime sa pensée la plus intime, la plus proche de l’inconscient, antérieurement à toute organisation logique, c’est-à-dire en son état naissant, par le moyen de phrases directes réduites au minimum syntaxial de façon à donner l’impression tout-venant.» (Le Monologue intérieur, 1931).
Bien que l'on puisse en observer des formes dans le roman du XIX° siècle (notamment chez Flaubert et Maupassant), le monologue intérieur correspond aux diverses crises que traverse le roman au XX° siècle : crise du narrateur, dont on conteste la prétention à diriger en démiurge une fiction organisée et à s'immiscer dans la psychologie de ses personnages ("Dieu n'est pas un artiste, M. Mauriac non plus", affirmera Sartre); crise du sujet, désormais dénoncé par les béances ou les opacités mises en évidence par la psychanalyse dans le psychisme humain; crise de l'intrigue, détrônée au profit de la volonté d'écrire un roman « sur rien »; crise du style enfin, maintenant ramené par les linguistes à un "au-delà de l'écriture" (Barthes), au surgissement brut des métaphores obsédantes.(…)

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